dimanche 24 septembre 2017

L'ami de bien éclipsé (I)


(Kucchivikara-vatthu, Mv 8.26.1-8)
Les première personnes qui rejoignirent le Bouddha reçurent l’ordination par un simple « Viens mendiant » (Ehi bhikkhu), ou dans le cas de la nonne Baddha, « Viens Baddha » (Ehi bhaddeti)[1]. Les bhikkhus vivaient ensemble comme des compagnons et en s’appelant « Ami » (āvuso).[2] Ce n’est qu’aux tous derniers instants de sa vie que le Bouddha aurait instauré une règle modifiant l’appellation.
« Et, Ananda, alors que maintenant les bhikkhus s'adressent les uns aux autres ainsi 'ami,' que ce ne soit plus le cas quand je serai parti. Les bhikkhus anciens, Ananda, pourront s'adresser aux plus jeunes par leur nom, leur nom de famille, ou ainsi 'ami'; mais les bhikkhus plus jeunes devront s'adresser aux plus anciens ainsi 'vénérable vénérable' ou 'révérend. »
L’amitié dans laquelle vivaient les bhikkus jusqu’à la mort du Bouddha s’appela amitié vertueuse (kalyāṇa-mittatā), et consista à se soutenir mutuellement dans la pratique du bien. Evidemment, si un bhikkhu était plus expérimenté et avait davantage de connaissance, il pouvait en faire profiter un plus jeune et moins expérimenté, comme tout professeur avec un élève. Initialement, le terme « amitié vertueuse » s’appliquait aussi bien à des relations entre égaux qu’à la relation instructeur-élève. C’est le dernier type de relation qui est devenu le sens généralement accepté du terme « ami vertueux » (kalyāṇa-mitta). Dans le bouddhisme mahāyāna ce rôle évoluera. Dans Le précieux ornement de la libération de Gampopa (1079–1153), ce dernier définie ce que recouvrait ce terme encore à son époque.
« S’il possede huit qualites particulieres, le bodhisattva est un ami de bien accompli. Quelles sont ces huit qualites ? Il observe la discipline des bodhisattvas, il a beaucoup etudie les textes de la voie des bodhisattvas, il en a realise le sens, il est plein d’amour, il ignore la peur, il est patient, ne se lasse jamais et peut, a l’aide des mots, transmettre le sens. »[3]
Gampopa fut un Kadampa, c’est-à-dire qu’il appartenait à l’école, qui descendait d’Atīśa Dīpaṃkara Śrījñāna (982 - 1054), un maître indien spécialement invité par le roi Yéshé Eu (Ye shes ‘od 947-1024) de Guge avait dû publier un édit contre ce qu’il percevait comme des pratiques tantriques dégénérées de son époque :
« Vous êtes plus affamés de viande qu'un loup,
Vous êtes plus assujettis au désir qu'un âne ou un buffle en rut,
Vous êtes plus friand de restes en décomposition que les fourmis dans une ruine
Vous avez moins de notion de pureté qu'un chien ou un porc.
Aux divinités pures, vous offrez des fèces et de l'urine, du sperme et du sang
Hélas, avec une conduite pareille, avec une semblable conduite, vous renaîtrez dans un bourbier de cadavres en putréfaction
»[4]
Atiśa fut invité pour remettre de l’ordre et (ré)introduire le bouddhisme indien orthodoxe, entre autres en créant une nouvelle lignée de moines. Le vajrayāna présenté par Atiśa était celui qui fut pratiqué en Inde au XIème siècle. Les « amis de bien » de son école étaient appelés « amis vertueux » ou « amis de bien », en sankrit « kalyāṇa-mitra » en tibétain « dge ba’i bshes gnyen », abrégé en « dge-bshes », guéshé. Malgré les tentatives du roi Yéshé Eu, d’Atiśa et les « guéshé », le fond ancien de religions de village (tib. grong gi chos), contre lequel le roi se fut insurgé, ne disparaissait pas, au contraire… L’influence des maîtres de mantras « païens » (tib. grong na gnas pa’i mkhan po sngags pa rnams)[5] continuait de se répandre. Il faut dire qu’ils étaient à la fois les astrologues, les guérisseurs, les exorciseurs et les magiciens dont les villageois avaient bien besoin.

Le vajrayāna indien avait également incorporé et intégré des « pratiques de village » en Inde ou au Népal, directement ou indirectement par le shivaïsme qui n’avait pas procédé différemment. Mais dans ce que proposait Atiśa, ces pratiques avaient été mieux intégrées et rendues bouddhismo-compatibles. Son vajrayāna était indissociable des préceptes de libération personnelle et de la voi du bodhisattva. Adavayavajra, un ami de bien d’Atiśa avait écrit dans La Destruction des mauvaises vues (Kudṛṣṭinirghātana) que la perfection de la sagesse, et donc l’éveil, ne pouvait pas être dissociée de la pratique des autres pāramitā. En d’autres mots, un Bouddha ou un « ami de bien » suivait les mêmes préceptes qu’un débutant. L’ami de bien pouvait en même temps être un maître vajra (vajrācārya) d’un vajrayāna encadré par les trois préceptes.

Les sources de la Science transmise par le vajrācārya ne se limitaient pas seulement à l’Inde et au Népal. De toute façon, c’est plutôt la nature de la Science qui est importante dans cet historique en vol d’oiseau du rôle du maître bouddhiste. Elle descendait d’un être divin ou semi-divin, appartenant au cercle (maṇḍala) d’un Bouddha se manifestant comme une divinité tantrique, et fut transmise à un être humain. Cette Science dite secrète se transmettait dans un cadre calqué sur le sacre (abhiṣeka) d’un suzerain indien[6]. Le lien féodal (samaya) confirmait la supériorité du guru par rapport au disciple. Ceci est différent du rôle du guru comme décrit dans Le plus beau fleuron de la discrimination (Viveka-cūḍā-maṇi) de Śaṅkara, où le guru donne à voir au disciple sa vraie nature, façon Confrontation (ngo sprod), puis chacun poursuit son propre chemin[7]. Dans le cadre de la consécration, le lien féodal (samaya) reste en vigueur, et le disciple créera ses propres cercles[8]. La structure féodale est là pour rester et fournira l'idéologie idéale d'une théocratie.

Du fond des « religions de village », d’autres voies de tendance mantrika sont apparues qui clamaient ouvertement leur supériorité par rapport aux autres véhicules. Dans ces voies initiatiques qui se réclamaient toujours officiellement du Bouddha, « l’ami de bien » était clairement le détenteur d’une Science (vidyādhara) qui le rapprochait d’un être divin, souvent de type « païen » (yakṣa, nāga, ḍākinī, …), et dont la Science intégrait des fonds anciens (magie) et aussi des Sciences plus récentes (astrologie, médecine, alchimie,…). Cette Science étant entièrement tournée vers le monde, leurs détenteurs n’étaient pas forcément des renonçants, autrement dit des moines. Ces maîtres-ès-formules étaient de plus en plus ouvertement en concurrence avec les « guéshés ».

La lignée kagyupa est la convergence d’une lignée kadampa de « guéshés » et de la mahāmudrā de Mila, telle que l’avait reçue Gampopa. Gampopa appela son maître Mila (bla ma Mi la), pas Mila le « répa »… A cette époque, les lignées existaient à peine, étaient en train de naître et n’étaient pas figées comme elles le sont maintenant. On pouvait recevoir à la fois des instructions de « guéshé » et de maîtres-ès-formules, à l’instar d’un Gampopa. Avec le succès du Dharma des maîtres-ès-formules plus libres, certains kagyupas ont voulu se libérer du carcan des « guéshé » et se proclamaient yogis, ou répas (ras pa). D’autant plus que l’on disait que leur mahāmudrā n’était pas suffisamment tantrique. Ils ont créé le mouvement de « fous divins » (smyon pa) qui s’en prenait ouvertement aux « guéshé ». Ils ont tenté de sauver, et ils on réussi, à sauver la mahāmudrā kagyupa en créant des transmissions remontant à des maîtres dont la tantricité ne pouvait être mise en doute. Cette tentative passa par des créations littéraires, notamment des hagiographies, qui étaient des révisions de la vie de maîtres anciens. C’est dans ce cadre que Réchungpa, en tant que disciple de Milarépa, allait jouer un rôle central. C’est lui qui allait récupérer des transmissions tantriques dont manquait la lignée de Gampopa, et qui allait même les donner à Milarépa, pour le sauver, avant que Milarépa ne les lui retransmette à son tour pour que sa bénédiction y soit. Pour rappel, la mahāmudrā de Gampopa se donnait en dehors du cadre tantrique d’une consécration, qui intègre l’adepte dans le système féodal, qui s’accorde d’ailleurs bien avec une théocratie. La transmission de Gampopa passa par une Confrontation (ngo sprod) directe sur la nature de l’esprit. Après vérification du disciple pendant une période de pratique et un debriefing, le disciple repartit libre.

Ce que nous savons de Milarépa, Marpa, Nāropa, Tailopa, Réchungpa, Droukpa Kunleg, et même Gampopa, nous vient des œuvres des « fous divins ». Il nous montrent des gourous à la fois inféodés par des consécrations et « libres » dans leur comportement « non-conventionnel » (ou plutôt encadré par d’autres conventions). Non-conventionnel par rapport à l’usage d’alcool, de substances interdites (viandes et nectars), du yoga sexuel, etc. interdits aux moines, mais qui ne procédaient cependant pas d’une simple volonté de transgresser. Ils s’inscrivaient dans le fond des « pratiques de village » ancien, et visaient à l’état d’un heruka (ou équivalent), la libération, un corps immatériel immortel etc. C’est en cela que cette voie était jugée supérieure par rapport à la voie de connaissance (de la nature de l’esprit) d’une sorte de jñāni à la Ramana Maharshi. Les lignées kagupa portent de nombreuses traces des tensions entre « guéshé » et yogis/répas. Dans les Chants de Milarépa, on trouve souvent des remarques désagréables à l’adresse des « guéshés ». Elles sont anachroniques, car les tensions datent d’après l’époque de Gampopa, et portent la marque d’une plume « smyon pa ».

Dans les cursus actuels, on trouve aussi bien les Confrontations que les consécrations. Ces dernières feront en sorte que l’adepte est inféodé jusqu’à l’éveil. Les maîtres sont à la fois des « amis de bien » et des « gourous ». Dans la même personne, les rôles se confondent. Depuis l’introduction du bouddhisme tibétain en occident, le rôle du « gourou » semble avoir éclipsé l’ami de bien. En occident, le rôle du gourou allait prendre un nouveau tournant. Ce sera pour le prochain billet.


***

[1] Thig 5.9 PTS: Thig 107-111 [Traduction libre d’après Hellmuth Hecker & Sister Khema]

[2] Mahāparinibbāna-sutta of the Dighā-nikāya, Sutta n°. 16) Traduction française

[3] Le précieux ornement de la libération, trad Padmakara. Citation du Bodhisattvabhūmi (Terre des Bodhisattvas), p. 66.

[4] Les bouddhistes kasmiriens au Moyen Age, Jean Naudou (1970), pp. 142-144

[5] Freedom from Extremes: Gorampa's "Distinguishing the Views" and the Polemics ...de Go-rams-pa Bsod-nams-seṅ-ge, traduit par José Ignacio Cabezón et Geshe Lobsang Dargyay, p. 22

[6] Indian Esoteric Buddhism: A Social History of the Tantric Movement (2003), Ronald M. Davidson.

[7] "576. Le disciple a écouté en silence les suprêmes instructions de son guru et, mû par un sentiment de vénération, Il se prosterne à Ses pieds ; puis, avec sa permission, il poursuit sa route, émancipé de toute sujétion.
577. Et le guru dont le mental a plongé dans l'océan de l'existence et de la Félicité absolues, part, Lui aussi, à l'aventure, en une direction opposée. Il va par le monde comme une torche purificatrice, car toute notion de différence est bannie de Son cœur." Le plus beau fleuron de la discrimination, traduit de l'anglais par Marcel Sauton, Maisonneuve, p. 147

[8] Indian Esoteric Buddhism

Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire