jeudi 25 octobre 2012

Du New Age tibétain ?



Notre ami Dan Martin de l’université de Jérusalem, auteur du blog Tibeto-logic, avait publié en 1996 dans la revue Kailash un article intitulé « Mouvements religieux laïcs au Tibet du 11-12ème siècle » (Lay religious movements in 11th- and 12th-century tibet: a survey of sources[1]). Dans cet article il s’est limité aux écoles principales de l’époque en excluant les traditions ancienne (T. rnying ma) et Bön. Comme pour tout mouvement considéré comme « hérétique » (T. mu stegs pa) par des courants institutionnels ou devenus institutionnel par la suite, les sources écrites se limitent à des textes polémiques ou diffamatoires des écoles qui les ont combattus, comme en Europe d'ailleurs. L’article suivra principalement trois sources anciennes : un appendice aux annales de Nyangrel (nyang ral nyi ma 'od zer (1124-1192)[2], Chag Lotsāva (1197-1264)[3], le plus hostile et polémique et un texte du titre Dgongs gcig yig cha (13ème siècle)[4], plutôt hostile également.

Les maîtres laïcs contre lesquels sont dirigés les écrits polémiques sont Karoudzin (T. ka ru 'dzin), un maître népalais newar, Sangyé kargyel (T. sangs rgyas skar rgyal), « un berger possédé par un esprit aquatique souterrain nāga » d’où son surnom Klu skar rgyal, et … Padampa sangyé (T. pha dam pa sangs rgyas), « le petit saint noir de l’Inde » (T. dam pa rgya gar nag chung), de son vrai nom Kamalaśrī. Dans la liste on trouve également des textes (S. sadhāna) et une transmission « hérétique » de la main de Rechungpa, Lateu marpo (T. la stod dmar po), le fameux acarya rouge de Jean Naudou, qui malgré son comportement hétérodoxe serait à l’origine d’une lignée du grand compatissant (T. thugs rje chen po)[5] au Tibet, et dont, selon les Annales bleus, Karmapaśi croyait être la réincarnation. La liste continue avec Rdza phor ra, un mahāsiddha alchimiste, les quatre enfants de Pehar (T. pe har bu bzhi), appelés ailleurs (par Nyangrel) « les six yogis noirs », avec des pouvoirs dignes d’un conte de Grimm. Leurs enseignements avaient apparemment beaucoup de succès et se sont diffusés au Tibet, au point où Büteun (T. bu ston 1290-1364) devait avertir les tibétains d’éviter leurs enseignements. Ces groupes ont laissé un grand impact au Tibet, mais il est difficile de dire quelle était exactement leur influence. Un genre de New Age médiéval tibétain s'est peut-être développé sur le terreau fertile de la Renaissance tibétaine. Que s'est-il passé ensuite avec les cultes et pratiques (sous-cultures) plus libres ainsi apparues ? Ont-elles peut-être intégrées par la suite dans les traditions institutionnelles ? Si oui, comment ? Comment ont-elles été "officialisées" ? Peut-être, entre autres, en devenant des "transmissions aurales" (T. snyan brgyud) ?       

Je veux revenir sur la transmission de Rechungpa, puisque j’ai parlé de lui dans mes derniers billets. Dan Martin observe que le plus grand souci de Chag Lotsāva (Chag lo) était l’AOC indien, davantage que le contenu propre des instructions. Chag lo s’attaqua à certaines instructions attribuées à Rechungpa et à la Transmission aurale de Cakrasavara (T. bde mchog snyan brgyud). Il écrit (probablement autour de 1260) :
« Ensuite Lama Rechungpa, motivé par un désir de diffamation et afin d’obtenir de nombreux disciples et serviteurs, écrit le Tantra roi qui revèle clairement le mystère de Bhagavan Vajrapāṇi, composé de 21 chapitres. Le sādhana de cette divinité révélatrice du mantra secret contient des compositions de l’indien Karmavajra. [Rechungpa] l’a perverti en y incluant des instructions d’Acala (T. mi g.yo ba) et de nombreuses instructions inventées par lui-même, qu’il a appelé « 20 cycles différents de la pratique de la Caṇḍālī (T. gtum mo, [l'équivalent de la kuṇḍalinī] ». Il a aussi perverti la Transmission aurale de Cakrasavara, qu’il attribuait à Tipupa, et il rédigea un grand nombre de textes de la phase d’achèvement, qui présentent le défaut de contenir de nombreuses méthodes (sādhana) non-bouddhistes, et qu’il attribua au mahāsiddha Virūpa. Certains instructeurs tibétains ont fabriqué des pratiques (sādhana) d’une déesse à tête de truie tenant un couperet, dont ils disaient qu’elle était la ḍākinī d’un tantra d’antan [Selon Dan, Vajravārāhī-abhidāna tantra]. »[6]
Dan Martin ajoute dans une note que Soumpa khenpo (sum pa mkhan po (1704-1788)[7], peut-être en suivant Chag lotsāva, observe que Lama Rechungpa avait composé un cycle de Vajrapāṇi et de Caṇḍālī (T. phyag rdor gtum skor) et avait inventé de nombreux textes de la phase d’achèvement (T. rdzogs rim), il faudra comprendre la première partie de la phase d'achèvement consacrée à des pratiques yoguiques utilisant la libido.

Dan Martin fait remarquer que le ton polémique est évident dans ce passage et qu’il préfère ne pas faire de commentaire sur l’éventuelle base factuelle des arguments de Chag lo.
« Ce que le Bde-mchog Snyan-brgyud a clairement en commun avec les autres membres de la catégorie de « dharma perverti » (chos log) de Chag lo, est la réticence de travailler dans le cadre du système des institutions monastiques, et la revendication d’un contact direct avec les sources d’autorité religieuse et d’un accès aux bénédictions sans l’intermédiaire de leaders monastiques et de docteurs en religions. »[8]
Je pense que si on laissait de côté les matériaux polémiques et hagiographiques des sources tibétaines  il ne resterait pas grand-chose à se mettre sous la dent. Mais il faut alors une lecture critique. Est-ce que Réchungpa est purement et uniquement la cible de diverses diffamations ? J'aimerais observer ici d'abord qu'il faudra sans doute parler plutôt d'un milieu réchungpiste que de Réchungpa, le personnage historique. Les oeuvres qui lui ont été attribuées ne sont pas forcément toutes de sa main. Ce que l'on recherche avant tout dans l'attribution d'oeuvres et de lignées à Réchungpa, c'est sa proximité de Milarepa. Même les sources « rechungpistes », même son plus grand fan Tsangnyeun, mettent d'ailleurs en avant certains de ses défauts personnels. L'histoire sur la Répentance de Rechungpa dans la Vie de Milarepa par Tsangnyeun relate comment, en absence de Rechungpa, Milarepa feuillète les textes ramenés par Rechungpa de l’Inde et en brûle la plus grande partie, en priant les Protecteurs du Dharma de "détruire tous les livres hérétiques de mantras malveillants qui nuiront à la Doctrine et aux êtres"[9]. Les Annales Bleus nous donnent une idée sur le genre de mantras que Milarepa aurait pu craindre. Rechungpa aurait été en possession d'un mantra maléfique capable de dérober la vie[10] et, craignant lui-même que ce mantra ne soit néfaste, il l’aurait caché. Lisez entre les lignes "afin de pouvoir être retrouvé plus tard" comme un terma[11]. L'autodafé de Milarepa aurait rendu furieux Rechungpa, mais lorsque les textes de la ḍākinī informelle furent reconstitués miraculeusement, il se serait apaisé.

On peut alors légitimement s’interroger sur l’authenticité des instructions que les transmissions aurales attribuent à Réchungpa. L’authenticité des textes tibétains est un vaste chantier. Il ne s’agit pas de dé-crédibiliser les apocryphes et les pseudépigraphes (des ouvrages dont le nom de l'auteur ou le titre a été faussement attribué), mais de les contextualiser. Le sujet est quelque peu abordé par Dan Martin dans son excellent livre Unearthing bon treasures: life and contested legacy of a Tibetan scripture revealer (2001), sur la vie et l’héritage contesté du terteun Gshen-chen Klu-dga. Ce terteun Bön fut d’ailleurs un des cibles de polémique du Dgongs gcig yig cha (mentionné ci-dessus) de l’école Drikoung. Puisse des livres comme celui de Dan Martin inaugurer de nombreuses autres publications approfondissant le contexte des apparitions et des découvertes des divers textes emblématiques des écoles tibétaines, à l’instar du travail d'un Robert E. Buswell.

Une oeuvre importante en anglais sur Réchungpa reste The Biographies of Rechungpa de Peter Alan Roberts. Roberts y remarque, que Lama Zhang (g.yu brag pa brtson 'gru brags pa 1122-1193), dans sa biographie de Gampopa, était très critique de toutes les lignées Kagyu, qui ne furent pas transmises par le biais de Gampopa...[12]

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Illustration : feuillet d'illustrations associées à la pratique de thod rgal (choisie uniquement pour l'image, l'image pour l'image)

MàJ09062017
"While the finding of textual treasures (gter ma) is usually associated with the Nyingma school, it is not exclusively so, and Tsangpa Gyare is credited with the discovery of important treasures. When Tsangpa Gyarepa was deciding on a place for an extended retreat, Lingrepa had urged him not to go to Tise or Tsari as was common in those days. He sent him instead to Kharchu (mkhar chu), a river valley that leads into what is today called Bhutan. There he discovered the text of a teaching said to have been authored by the Indian Tipupa (ti phu pa) that was granted to his disciple Rechungpa Dorje Drak (ras chung pa rdo rje grags, 1085-1161). According to legend, since there were no suitable vessels for the teaching at the time, Rechungpa concealed the text in Kharchu. The secret of its place of concealment was passed on through the lineage through Sumpa Repa (sum pa ras pa) to Lingrepa, who told Tsangpa Gyarepa where to look for it. This was the The Six Cycles of Equal Taste (ro snyom skor drug)."


The First Drukchen, Tsangpa Gyare Yeshe Dorje b.1161 - d.1211
[1] Kailash

[2] Site de RangjungYeshe

[3] Dharmasvāmin Chag lo tsa-ba Chos-rje-dpal

[4] Le texte édité par Dan Martin

[5] Ou Mahākaruna de Lalitpur, actuellement connu sous le nom Patan, dont le nom tibétain fut Yerang (Ye rangs ou Ye rang)

[6] Rechungpa était d'ailleurs considéré comme une manifestation de Vajrapāṇi. « Then the Lama Rechungpa, out of a desire to vilify others and to have many attendants and servants, composed The King Tantra Clearly Revealing the Secret of Bhagavan Vajrapāṇi. In its sādhana which shows the deities and secret mantras of that [tantra) it was composed by the Indian Karmavajra. Interpolating this [text], displaying many of his own inventions and doctrines of Acala, he made twenty different cycles of Inner Heat practices. Furthermore [he] interpolated the Esoteric Cakrasaṁvara Transmission and giving the source as Ti-phu[-pa] composed a large number of varied Completion Stage [texts]. While the fault of mixing into it many non-Buddhist practices is apparent, it was accredited to [the mahasiddha] Bir-wa-pa. Some Tibetan elders made sādhanas of a female with a pig head to perform the 'summonings' of non-Buddhists, and then said that this was the ḍākinī of the Abhidhāna Tantra. »
Sngags Log Sun-'byin, pp. 15-16: yang bla ma RAS CHUNG PAs gzhan khyad gsod dang 'khor ‘bangs mang bar ‘dod nas phyag na rdo rje gsang ba bstan pa bya ba’i rgyud le'u nyi shu rtsa gcig brtsams/ de’i lha gsang sngags ston pal sgrub thabs la rgya gar LAS KYI RDO RJEs mdzad pa yod do// de la bslad nas mi g.yo ba’i chos dang rang bzo mang po bstan nas/ gtum mo'i sgrub skor 'dra min nyi shu bya'o// yang BDE MCHOG SNYAN RGYUD la bslad nas Tl PHU la khungs phyung nas rdzogs rim 'dra min dpag med brtsams/ de la mu stegs pa’i sgrub thabs mang po bsres pa’i skyon snang yang*/ [16] BIRWAPA la kha 'phangs nas bod rgan 'gas mu stegs kyi 'gugs byed phag mgo mai’ sgrub thabs byas nas sngon byung rgyud kyi mkha' 'gro ma bya ba yin no

[7] [A], p. 392): yang bla RAS CHUNG gis phyag rdor gtum skor rtsams ces pa dang gzhan rdzogs rim 'dra min sogs mang po byas pa dang*/.

[8] « I choose not to comment on any possible factual basis for the charges of Chag Lo, but I believe the polemical tone is clear. What the Bde-mchog Snyan-brgyud clearly shares with the other members in Chag Lo's category of'wrong Dharma' is an unwillingness to work within the system of the monastic institutions, a claim to direct contact with the sources of religious authority and blessings free of the mediation of monastic leaders and scholars. »

[9] Volume 2, p.442. Milarepa n'avait gardé que les instructions des ḍākinī informelles p. 452

[10] AB p. 438. Milarepa avait dans sa jeunesse lui-même pratiqué ce genre de mantras maléfiques et était donc particulièrement sensible à cette matière.

[11] Dans un texte (à partir de p. 317) sur la pratique de Cakrasaṁvara selon le système de Rechungpa, composé par Djamgoeun Kongtrul (1813 - 1899) : Yang ‘gro mgon gtsang pa rgya ras (1161-1211) gyis ras chung rdo rje grags pas sbas pa’i gter kha ro snyom skor drug phogs lho brag mkhar chu nas spyan drangs pa gDams ngag mdzod, vol. Bka’ brgyud pa dang po, p. 330

[12] "This agenda is made explicit when Lama Shang, in his biography of Gampopa, is critical of Kagyu lineages that were not transmitted through Gampopa". Biographies of Rechungpa, p. 70. Bla-ma Zhang gYu-bra-pa brTson-′grus Grags-pa, ‘Mi-la Ras-pa′i rnam-thar’ in mDzad-pa rnam-thar gyi skor, 59b–65b.

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