vendredi 4 octobre 2013

Pratiques païennes ou la pratique païenne ?



Le paganisme est défini comme l’ensemble des religions polythéistes de l'Antiquité. Une définition chrétienne pour définir les anciennes religions avant l’avènement du christianisme. Utilisé plus tard pour désigner tous les non-chrétiens.
« Païen vient du latin paganus “paysan”, l’habitant du pagus “hameau”, devenu “pays” (terroir) ; mais cette racine signifie aussi “borne fichée en terre”, du verbe latin pangere “ficher, enfoncer”, qui est donc un pal, un menhir, un gnomon (cf. art. Astrologie*), un Hermès. Le pagus est de ce fait le territoire sacré du clan, limité par ces bornes rituelles. »[1] 
Dans le contexte tibétain, on parle quelquefois (en anglais) de « village religion »[2] pour désigner le chamanisme. C’est d’ailleurs la même chose en Inde, où certaines divinités locales sont appelées des dieux, ou plus souvent, des déesses de village. Le village (L. pagus) étant également ici le territoire sacré du clan (S. kula). Sous le règne de l’empereur Lang Darma et après, les monastères perdaient leurs bienfaiteurs et l’on empêcha les moines de s’impliquer politiquement. Le Dharma n’était plus contrôlé et fleurissait librement…dans les hameaux (pagus).

Extrait d'un article de Pierre Arènes publié dans la Revue d’Études Tibétaines, octobre 2003 n° 4[3]
« Si l’on considère, en outre, que, durant cette période, étaient apparus en même temps que des ouvrages authentiques, de nombreux textes apocryphes[4] ainsi que maints faux pandits[5] et “tantristes et précepteurs (religieux) de village” (grong na gnas pa’i mkhan po sngags pa rnams)[6] ne s’autorisant, tels certains psychanalystes modernes, que d’eux-mêmes et faisant, sans vergogne, commerce de leur activité[7], il devient extrêmement difficile d’écarter le problème posé par l’ignorance des textes et commentaires ou par leur interprétation grossièrement ou subtilement fautive, en un mot, il devient impossible de mettre en doute l’utilité, voire la nécessité de l’herméneutique. »
Il existe un manuscrit de Dunhuang (Pelliot tibétain 840), présenté par Sam van Schaik sur son blog, qui est un poème nostalgique sur le bon vieux temps sous l’empereur Trisong Detsen et qui compare celui-ci à l’époque de son auteur. Les maîtres vajra et leurs assistants connaissaient alors leur rôle et se limitèrent à celui-ci. Mais depuis, le Dharma a pris son essor et s’est trop (T. ha cang) répandu. Actuellement (10ème s.),
« Sans aucune connaissance de la conduité éthique ou du vinaya
Un assistant vajra s’achète contre un âne
Sans avoir le niveau d’initiation d’un assistant
Un maître vajra s’achète contre un bœuf
Sans même avoir reçu l’initiation du guide
Un régent vajra s’achète contre un antilope. »[8]
Le poème finit ainsi :
« Les maîtres qui font l’erreur
De ne pas évaluer les niveaux de méditation
Ne connaissent rien au sens transcendant.
Mille instructeurs sur cent élèves
Et personne qui apprend le Dharma spirituel
Chaque village compte dix maîtres
Tandis que le nombre d’assistants vajra ne se compte même plus
Chacun pense « J’ai le niveau de réalisation de la divinité »
Finalement, comme ils sont si nombreux
Comment le corps vajra ne serait-il pas détruit ? »[9]
On n’y trouve cependant pas de référence aux désordres du coït rituel et du meurtre rituel condamnés par le roi du Tibet occidental Lha Lama Yeshé Ö, qui faisait allusion dans son édict (bka’ shog, env. 980) aux « maîtres de villages » (T. grong na gnas pa’i mkhan po sngags pa rnams). Cette situation est peut-être responsable pour un glissement sémantique (post-édit) du terme « grong chos », traité ci-dessus.

On rencontre le terme « religion de hameau » ou « pratique de village » (T. grong gi chos) à plusieurs reprises[10] dans les textes canoniques, notamment dans les textes du culte d’Hevajra. Mais à certains endroits l’utilisation de « pratiques païennes » est déconseillée ou interdite, et à d’autres elle est recommandée.

Ainsi, nous lisons dans un texte du cycle du Hevajra Tantra (probablement de Gayadhara)
« Le Bienheureux dit : « Il ne faut pas s’abstenir de la nourriture et des boissons que l’on trouve, ni faire vœu de voyage ou de séjour. Il ne faut pas faire des ablutions ou pratiquer la pureté. Il faut s’abstenir complètement de(s) pratique(s) païenne(s), ne pas réciter des mantras de sagesse, ni pratiquer la méditation. Il ne faut pas renoncer au sommeil et ne pas fermer les portes sensorielles. »[11] 
En revanche, dans le Guhyasamāja (1847), un yogi qui pratique la quadruple réintégration ne doit pas s’abstenir de toutes les pratiques païennes. Le Mañjuśrīnāmasamgīti (2098) dit de ne pas abandonner le(s) pratique(s) païenne(s). Le Kāraṇi-prajñāpti (4087) et un texte sur le vipaśyanā (T. lhag mthong) (4366) les interdisent.

Ives Waldo dans le dictionnaire THDL traduit « grong chos » simplement par « to have sex ». Et en effet, un texte de médecine (4312.1, probablement tardif et post-édit) explique que « pratique païenne » est un synonyme du "coït de l’homme et de la femme". Un texte classé dans la section Vinaya (4123), assez tardif peut-être vu la référence canonique, parle de « pratique païenne » (T. grong chos) dans le sens du coït,[12] pratiqué sans doute par un bhikkhu avec des vœux tantriques (S. vrata). Il n’est donc pas certain de quoi il est question, quand on parle de « pratique(s) païenne(s) ». Sans doute, faudrait-il parler de pratiques païennes quand on parle de pratiques religieuses ancestrales en général, et de « la pratique païenne », pour désigner une pratique, d’origine païenne ? particulière, qui utilise le coït et qui par là devrait être interdite aux moines.

Hormis ce détail, il semblerait donc bien que les « religions de village », les religions ancestrales, se rapportent au bouddhisme, comme le paganisme se rapporte au christianisme. Quasiment partout où le bouddhisme s’est implanté, il a, intentionnellement ou non, intégré des pratiques ancestrales locales. En Inde, il a intégré des pratiques du culte des Yakṣa, directement ou par le biais du Shivaïsme. Au Japon, il a intégré le culte des Kami (Shinbutsu-shūgō). En Chine, il trouva un rival en le taoïsme religieux. Au Nepal, le bouddhisme (Newar) a incorporé de nombreux éléments non-bouddhistes. Le bouddhisme au Tibet a dû « dompter » les divinités locales pour pouvoir s’y implanter. En dehors de cela, il a importé des « pratiques païennes » transformées en ou intégrées dans des pratiques bouddhistes de l’Inde, du Népal et de la Chine. Au point, où il devient difficile de faire la part entre « bouddhisme » et « pratiques ancestrales ». Mais cela n’est-il pas vrai pour toutes les religions ?


***


[1] Source : Racines et traditions en Pays d’Europe

[2] P.e. Conventional Buddhism And Village Religion, de A. Balikci, Brill 2008

[3] Pierre Arènes, De l'utilité de l'herméneutique des Tantra bouddhiques à propos d'un exposé de l'appareil des "Sept Ornements" par un doxologue érudit dge lugs pa dBal mang dKon mchog rgyal mtshan (1764-1863)

[4] Note 227 « On trouve, en dehors du bka ’shog (1092) de Pho Brang Zhi ba 'od, de nombreuses
listes de textes dénoncés comme apocryphes ou hétérodoxes dans le recueil de “réfutations” déjà cité, le sNgags log sun 'byin skor. R. Davidson (2002, p. 211) attire l’attention sur le fait que, les apocryphes étaient non seulement rnying ma mais aussi gsar ma (cit. de Chag lo tsâ ba, sNgags log sun 'byin, pp. 14-17), mieux encore, ils étaient parfois fabriqués par des Indiens mêmes comme le rapporte Rongzom Chos kyi bzang po (v. R. Davidson, 2002, pp. 211-212) ; v. aussi D. Germano, “The Seven descents and the early history of rnying ma transmissions” dans The Many Canons of Tibetan Buddhism, 2002, pp. 245-248 : les récits les plus anciens concernant Vairocana auraient été largement fabriqués (largely fabricated) de même que nombre de lignées de transmission ’’arrangées”; v. aussi (ibid. pp. 253-255) ce qui concerne Gnubs Sangs rgyas Ye shes et son association à Padmasambhava, l’introduction de l'Anuyoga, etc. »

[5] Note 228 « 228 R. Davidson. 2002, p. 212 ; D. Martin cite à ce propos Rog Bande Shes rab 'od (1166-1244) et qq. autres (v. D. Martin, 2002, p. 116) ; de toutes manières, le fait que nombre de soi-disant pandits de l’Inde venaient écumer le Tibet à la recherche d’or semble avoir été proverbial (v. J. Bacot : La Vie de Marpa le Traducteur, (1937, nouveau tirage, 1976), p. 29. »

[6] Note 229 « 229 S.G Karmay, 1988, p. 14. »

[7] Note 230 « ;'° S. G Karmay, ‘'King Tsa Dza and Vajrayana”, dans Tantric and Taoist studies in Honour of R. A. Stein, 1979, pp. 90 et 92. »

[8] Without even knowing about ethical conduct or the vinaya rules,
A vajra assistant can be bought with a donkey.
Without even having the empowerments of an assistant,
A guiding master can be bought with an ox.
Without even having the empowerments of a guide,
A vajra regent can be bought with a horse.
Without even having the empowerments of a regent,
A vajra king can be bought with an antelope.

[9] Masters who are lost in the errors
Of not judging the levels of meditative experience
Know nothing of the transworldly meaning.
For every hundred students there are a thousand teachers,
And nobody listens to the divine dharma.
For every village there are ten masters,
And the number of vajra assistants is uncountable.
Everyone thinks “I am accomplished as the deity.”
In the end, since there are so many of this type,
Won’t the vajra body be destroyed?

[10] 1180, 1238, 1793.2, 1847 (Guhyasamāja) « yang na yan lag bzhi'i rnal 'byor rdzogs pa dang ldan pas grong gi chos mtha' dag ma spangs pa ste/ yan lag ma nyams par bzlas zhes bya'o/ », 1881 (Guhyasamāja) « rgyu mthun pa 'bring po la sogs pas grong gi chos bya'o », 2098 (Mañjuśrīnāmasamgīti) « gzhan yang bza' btung thob pa dang*/ bgrod dang bgrod min spang par bya/ khrus dang gtzang sbra mi bya ste// grong gi chos ni spang mi bya// blo ldan snags ni bzla mi bya// bsam gtan dmigs par mi bya ste// gnyid ni spang bar mi bya'o// dbang po dgag par mi bya ste// sha rnams thams cad bza' ba'o// rigs lnga la ni mnyam par spyod// texte composé, traduit et édité par ,slob dpon na bha bas mdzad pa rdzogs so,, ,,lo tz'a ba khu ba b'irya dang, dge slong gzhon nu tsul khrims kyis bsgyur cing gtan la phab pa lags so, 2625, 3067, 4087 (Kāraṇi-prajñāpti) « bdag nyid kyang tsangs par spyad par gyur cing thag bsrings te spyod pa dang*/ dag cing gtzang la dri nga ba med pa dang*/ 'khrig pa spangs shing*/grong gi chos dang bral ba/ gzhan dag kyang tsangs par spyod pa yang dag par 'dzin du bcug pas na/ las de dang mthun par yum gyi sems kyang de ltar gnas so// », 4312.1 (Texte de médecine) « grong gi chos ni 'khrig pa'i chos te, ming gi rnam grangs gzhan yang skyes pa dang, bud med kyi kun tu sbyor ba zhes bya ba yin no, ,de dag las spang bar bya ba 'di dag yod de/ », 4366 (texte de vipassana) « grong gi chos spangs par gyur cig », 4421.2 (abhidharma) « gang gis grong gi chos spyod pa las 'dod chags skye'o/ »

[11] “bcom ldan ’das kyis bka’ stsal pa/ bza’ btung ji ltar rnyed pa dang/ bgrod dang bgrod min mi spang zhing/ khrus dang gtsang sbra mi bya ste// grong gi chos ni rab tu spang*/ blo ldan sngags nyid mi zla zhing/ bsam gtan nyid ni dmigs mi bya/ gnyid ni spang par mi bya ste/ dbang po rnams ni mi dgag go” 1190 Rab tu gsal ba'i kha sbyor gyi rgya cher 'grel pa zhes bya ba (Suviśadasaṃpuṭaṭīkā). Un texte attribué dans le colophon au vieux scribe (Kāyastha bgres po). Il pourrait s’agir de Gayadhara (Kāyasthavṛddha). Traduction par Glan Dar ma blo gros.

[12] brtul zhugs can gyis grong chos kyi, ,bde bsten de yang phas pham gsungs

Texte Wylie de Tibétain Pelliot 840 édité par Sam van Schaik

/yul mtho sa gtshang bod kyi yul/
/gangs ri mtho gtshang kun kyi gnya’//lha gnyan yul dbyings dkyil ‘di na/
/lha’i rigs la byang cub sems dpa’i rgyu/
/lha sras khri srong lde btsan gyis/
/dam chos slobs dpon rgya gar yul nas spyan drangs te/
/mun nag dkyil du sgron bteg bzhin/
/rgyal khams phyogs kyang spyod par gnang/
/byang cub mchog gi lam la bkod/
/lha sras lha’i drin re che/
/bka’ lung gzhung dang ‘thun pa’i tshe/
/phyi nang gnyis kyi slobs dpon dang/
/las kyi rdo rje mkhas dang gsum/
/ma ‘dres spyod lam ‘di lta bu/
/mkhas btsun spyod mkhas ‘khrug pa myed/
/bod ‘bangs kun kyang bde zhing skyid/

/lha sras dar ma man chad dang/
/’od sru[ng]s dbon sras man chad du/
/spyi na dam chos dar cing rgyas/
/ha cang dar cing rgyas ces pas/
/myir skyes kun kyang ‘grub par bzhed/
/gsum khrims ‘dul khrims myi shes par/
/las kyi rdo rje bong bus nyo/
/las kyi dbang dang myi ldan bar/
/’dren pa’i slobs dpon glang gis nyo/
/’dren pa’i dbang dang myi ldan bar/
/rdo rje rgyal ‘tshab rta ‘is nyo/
/rgyal ‘tshab dbang dang myi ldan bar/
/rdo rje rgyal po btson gyis nyo/

/drod dang tshod dang ma sbyar ba’i/
/nor kar bor ba’i slobs dpon gyis/
/’jig rten ‘das pa’i don myi rig/
/slob ma brgya la slobs dpon stong/
/lha chos nyan pa’i myi ma chis/
/grong tsan gcig la slobs dpon bcu/
/las kyi rdo rje gra[ng]s kyang myed/
/kun kyang lha ru ‘grub snyam ste/
/mjug du sde tsan mang po yis/
/rdo rje phung po bzhig ga re/

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