jeudi 12 septembre 2013

Upaya, vertu ou Science ?



On entend souvent le terme « moyen habile » dans les cercles du bouddhisme tibétain, qui est censé être la traduction du mot tibétain « thabs », moyen ou méthode. Souvent il est alors pris dans un sens de ruse, voire de mensonge blanc. Mais « moyen habile » est en fait la traduction du tibétain « thabs (la) mkhas (pa) », qui à son tour est la traduction du terme sanskrit upāyakauśalya - habile ou expert en la méthode - composé des mots upāya et kuśala. Le mot kuśala[1] signifie bon, juste, approprié. Sa traduction tibétaine habituelle est « dge ba ».

Le terme upāyakauśalya signifie alors l’attitude bonne, juste, appropriée… (kuśala) par rapport à la méthode. En gros, la méthode n’est qu’une méthode, pas un dogme ou une loi absolue. Il s’agit de suivre plutôt l’esprit de la loi, que la lettre de la loi. La méthode (upāya) n’est que le radeau qui nous sert à traverser et que l’on abandonne après la traversée. Ou il est le remède qui nous aide à guérir. Quand on est guéri, on n’a plus besoin de le prendre. D’ailleurs, tout comme chaque maladie a ses remèdes appropriés, les méthodes suivies varient en fonction de la « maladie » spécifique d’un individu. Le remède qui est approprié pour un certain malade ne l’est pas forcément pour un autre.

C’est notamment dans le bouddhisme universaliste que le concept des moyens habiles, dans le sens de ruse a pris son envol. Par exemple, dans l’histoire de la maison en feu, racontée dans le troisième chapitre du Saddharma-pundarīka-sūtra (Soutra du Lotus). Des enfants absorbés dans leur jeu se trouvent dans une maison en feu. Leur père, très riche, leur promet de superbes objets (des chars tirés par des animaux) afin de les faire sortir de la maison. Les chars qu’il leur offrira en réalité dépassent les descriptions des chars promis. Le père, comme le Bouddha, tient sa parole. Cela se termine bien cette fois-ci, mais le verre est dans la pomme. Un antécédent existe désormais.

De nombreux cas passent alors la revue dans les sūtra du bouddhisme universaliste, celui du voyageur sur un navire qui tue une personne qui a l’intention d’assassiner 500 personnes, celui de Vimalakīrti qui fréquente les auberges et les bordels pour le salut des êtres dans ces endroits. Ou encore celui du bodhisattva Gaṇapramukharāja qu’Ānanda avait perçu partageant sa couche avec une femme. Quand il dévoile cela devant le Bouddha et son entourage, la terre tremble et Ānanda se fait reprendre par le Bouddha. Car un bodhisattva, expert en la méthode, cherche sans cesse l’omniscience, y compris quand il est en compagnie de femmes, s’amusant avec elles tout en buvant. Son but est en fait de les amener au Bouddha et à la doctrine des Trois Joyaux. Le Bouddha raconte que deux cent vies plus tôt, la femme partageant la couche de Gaṇapramukharāja était une femme qui, l’apercevant, eut des pensées lubriques, dû au terrible charisme de ce futur bodhisattva, qui est le fruit de sa pratique diligente du vinaya au cours de plusieures vie. Elle pensa : si seulement il s’asseyait avec moi sur cette couche, je développerai la motivation de devenir moi-même un Bouddha. Le lendemain, le futur bodhisattva retourna dans la maison de cette femme, la prit par la main, s’asseya avec elle sur la couche, lui enseigna le Dharma et repartit. Alors, le Bouddha dit à Ānanda, la vérité si je mens, que la femme qu’il avait perçue partageant la couche de Gaṇapramukharāja, trouvera dans sa vie suivante un corps masculin et deviendra un bouddha au bout de 9,9 millions d’éons incommensurables.[2]

A part ces sūtra de casuistique, la méthode (upāya) consiste surtout en la pratique des vertus transcendantes (pāramitā). L’union de la méthode et de la sagesse est en fait l’union de la pratique des 5 premières vertus et de la 6ème qui est la perfection de la sagesse (prajñāpāramitā), comme il ressort par exemple des échanges du Concile de Lhassa.[3] La sagesse est alors ce qui libère (T. grol) l’individu qui y a accès, et les autres vertus sont dans l’intérêt des autres et servent à les faire mûrir (T. smin). La sagesse booste d’ailleurs la pratique des autres vertus altruistes. L’expertise en la méthode est le résultat de la perfection de la sagesse.[4] C’est la sagesse qui fait en sorte que la pratique des 5 vertus « altruistes » n’est pas une pratique selon la loi, mais selon la lettre. La pratique des 5 vertus altruistes est d’ailleurs notre implication dans le monde, l’expression de « la compassion ».

Avec le développement du bouddhisme ésotérique, les méthodes (upāya) deviennent de plus en plus nombreuses et variées. Et il deviendra de plus en plus difficile de voir « l’habileté » (kauśalya) derrière les moyens (upāya). Au point où le chemin des méthodes (T. thabs lam) dépassera la sagesse en importance, en envergure et en efficience. Le chemin des méthodes est infaillible s’il est suivi scrupuleusement, à l’instar des rituels et des méthodes du sacrifice de type védique. Si toutefois il ne produit pas l’effet désiré, c’est que la grâce/foi fait défaut. Il faut alors simultanément développer la grâce pour que le chemin des méthodes produit ses effets. Et avec le temps, nous y sommes, la grâce/foi a – à son tour - dépassé le chemin des méthodes.

Quels sont ces nouvelles méthodes, plus puissantes, plus efficaces et plus rapides que les méthodes des 5 vertus « altruistes » ? Ce sont absolument toutes les sciences dans le monde et qui servent à le maîtriser. Les sciences ne sont pas encore séparées à l’époque des éléments religieux qu’elles véhiculent. D’ailleurs, les sciences ont souvent leurs origines dans les religions. Quand une science passe d’une culture à une autre elle transfère simultanément des éléments religieux de cette culture. Il en va ainsi pour la science des astres, pour la médecine, où les maladies sont souvent causées par des dieux-démons, et notamment pour les sciences de la longévité et de l’immortalité. Les tantras utilisent les méthodes relatives à ces diverses sciences dans le cadre d’un culte. Ils transmettent alors une Science (upāya), un savoir (vidyā), voire une Mémoire, accessible à ceux qui y sont initiés. Tout comme c’était le cas dans les mystères. Cette Science sert alors à acquérir du pouvoir dans le monde et sur le monde, idéalement pour conduire les êtres à la libération.


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[1] Kusala Sutta Il existe un Upaya Sutta dans le bouddhisme Pāli.

[2] The Skill in Means Sūtra, traduit par Mark Tatz, pp. 31-33

[3] Paul Demiéville, Le concile de Lhasa, Institut des hautes études chinoises, 1987.

[4] Prajñāpāramitā-jñāna-niśyandena upāyakauśalyena. Citation du passage sur le jeune brahmane Jyotipāla dans l'Upāyakauśalya-sūtra, Tatz, p. 63

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