lundi 8 novembre 2010

Sur le rôle du Guru



On lit dans Le plus beau fleuron de la discrimination (Viveka-cūḍā-maṇi) de Śaṅkara :
"576. Le disciple a écouté en silence les suprêmes instructions de son guru et, mû par un sentiment de vénération, Il se prosterne à Ses pieds ; puis, avec sa permission, il poursuit sa route, émancipé de toute sujétion.
577. Et le guru dont le mental a plongé dans l'océan de l'existence et de la Félicité absolues, part, Lui aussi, à l'aventure, en une direction opposée. Il va par le monde comme une torche purificatrice, car toute notion de différence est bannie de Son cœur."[1]
Advayavajra fait une distinction entre le guide médiat, ou directeur spirituel, et le Guide immédiat ou Guide authentique (sadguru chez Advayavajra), qu'il appelle ailleurs "nātha", le divin, la force, ou l'intelligence vitale qui habite le corps. Dans le système d'Advayavajra, la seule fonction du guide médiat semble être de mettre en contact le disciple avec le Guide immédiat à travers une Introduction (tib. ngo sprod). Le disciple entre dans la méditation et le guide médiat l'accompagne à l'aide de paroles et des gestes symboliques vers le Guide immédiat. Une fois cette connexion établie, le disciple a accès à la méditation naturelle et continue. Le Guide immédiat donnera ses instructions à travers tous les aspects de la vie (voir aussi les 35 métaphores dans le commentaire des Distiques, Dege Tg. n° 3120).

On trouve une triple division du rôle du guide (guru) dans les "Distiques des 84 siddha et leur glose" (tib. grub thob bgryad cu rsta bzhi'i do hā 'grel bcas)[2] : guide médiat (tib. brgyud pa'i bla ma), guide verbal (tib. bka'i bla ma) et guide immédiat (tib. ngos kyi bla ma).

On trouvera même une quadruple division dans le texte "Pointer vers le dharmakāya" du Neuvième Karmapa Wangchuk Dorje (1556-1603). 1. Le guru en chair et en os qui transmet les instructions 2. Le guru-sugata que sont les enseignements 3. Le guru qu’est la réalité ultime 4. Le guru symbolique que sont les apparences.[3]

Chez Advayavajra, qui n'utilisait que deux types de guides, le premier semble recouvrir les deux premiers du neuvième Karmapa et le deuxième les deux derniers. Cette hypothèse peut être justifiée dans un chant d'Avadhūtipa, Les six facteurs de la méditation[4]

Il existe un recueil d'exercices spirituels de la lignée Kadampa, intitulé blo sbyong brgya rtsa [5], compilé au XVème siècle dans lequel on trouve le texte d'un guru-yoga, qui est dit remonter à Atiśa et à Maitreya. Il y est expliqué non pas qu'il y a deux types de guides, mais qu'il y a deux façons de suivre un guide : par des méthodes discursives ou par la voie de l'amour (sct. bhakti).
" 1. On peut le suivre à travers le sens [de ses instructions]. Il convient alors de mettre en pratique les instructions du directeur, physiquement, verbalement et mentalement (tib. sgo gsum).
2. On peut le suivre à travers un symbole secret. Pour cela, on médite le directeur/Guide dans son cœur ou au sommet de sa tête et on le prie avec confiance et respect (tib. mos gus)."
Kyergangpa (dbon ston skyer sgang pa chos kyi seng ge 1143-1216), un détenteur de la lignée Shangpa a écrit un chant intitulé "Introduction à la pensée-en-soi (svacitta) comme Guide"[6]
" Vous, les maîtres, vous révélez son mode d'être (tib. yin lugs)
Mais le maître qui surgit comme la réalité (tib. gnas lugs shar ba) est à l'intérieur de nous-mêmes."
L'actuel Dalai-lama semble suivre une approche similaire :
En ce qui concerne le gourou-yoga, il faut cependant distinguer entre le gourou définitif et le gourou qui interprète. Le premier est la claire lumière, le plus subtil de l’esprit du yogi."[7]
Il existe cependant aussi une approche plus récente, dans laquelle le guide médiat/directeur semble occuper toute la place et remplir tous les rôles à la fois, y compris celle du "Guide intérieur". Je dis "semble" car les différents aspects du Guru sont en réalité inséparables et au niveau de la pensée-en soi, toute différenciation est logiquement abolie. Cette approche me paraît problématique en ce que la position dominante du guide médiat pourrait empêcher la manifestation du Guide immédiat. Relire dans ce contexte le premier chapitre des Chants de Milarepa. Le Guide immédiat correspond au corps réel (sct. dharmakāya). Le guide médiat, étant comme le Buddha en personne(s), représente les trois corps, les deux corps formels procédant naturellement du corps réel. Il n'y a donc pas à réintégrer les deux corps formels d'un guide extérieur, autrement que par la reconnaissance de ceux-ci comme n'étant autre que le corps réel. L'union entre maître et disciple se déployant au niveau de celui-ci.

Plusieurs lama tibétains (Dzongsar Khyentsé R., Dzogchen Ponlop R., Shamar R (un peu avant 3:00)) ont exprimé publiquement leur souci au sujet d'une possible déviation en occident quant au rôle attribué au lama, qui, puisqu'il reste trop extérieur, pourrait être pris pour de l'idolâtrie.

Il me semble alors qu'il convient de souligner davantage l'importance du Guide intérieur et d'éviter les approches qui pourraient prêter à confusion. Quand on lit par exemple l'explication des quatre types de lama par le 4ème Tsikey Chokling, Mingyur Dewey Dorje Trinley Kunkyab, les quatre types pourraient être pris comme proprement représentés par le lama extérieur, y compris le lama "intérieur", "secret" et "ultime".
"En ce qui concerne le guru-yoga, il y a quatre type de maîtres : extérieur, intérieur, secret et ultime. Le maître extérieur est celui qui nous donne les instructions de pratique générale comme celles des quatre pratiques préliminaires. Le maître intérieur est celui qui confère les consécrations du Vajrayāna, qui enseigne le sens des tantra et qui explique comment intégrer les instructions tantriques dans la vie quotidienne. [Le maître secret n'est pas expliqué]. Le maître ultime est celui qui nous donne les instructions de l'Introduction (T. ngo sprod), qui nous place face à face avec l'état vierge de la pensée non-duelle, de façon à ce que nous en faisons l'expérience directe. Ainsi, le guru éveille le Buddha en notre cœur."
Dans cette explication, il ne semble y avoir qu'un seul maître, qu'on ne peut qualifier que d'extérieur même s'il change de casquette entre ses différents rôles, et dont le type varie en fonction du type d'instructions qu'il donne : générales, tantriques, secrètes ou de type "Introduction" (T. ngo sprod).

Dans l'approche d'Advayavajra, il n'y a pas de différences de niveau entre les instructions que donne le guide médiat. Toutes ces instructions sont des paroles ou des gestes symboliques, ou des expédients (S. upāya) qui ont pour but d'éveiller "le Buddha en notre cœur". Ce Buddha n'est autre que le "Guide immédiat", "le Seigneur", voire ce "Cœur" même.

MàJ vidéo avec une explication par Chokyi Nyima Rinpoché

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[1] Le plus beau fleuron de la discrimination, traduit de l'anglais par Marcel Sauton, Maisonneuve, p. 147
[2]Auteur : Abhayasri, traducteur : smon grub shes rab fin 11ème / 12ème siècle
[3] Chos sku mdzub p. 85 1. gang zag brgyud pa’i bla ma, 2. bde gshegs bka’i blama, 3. don dam chos nyid kyi bla ma 4. snang ba brda’i bla ma
[4] "A part mon maître, j'ai trouvé ces [six] autres [maîtres]". bsam gtan gyi chos drug rnam par gzhag pa TG. 3926
[5] Mind Training, the Great Collection, traduit en anglais par Thubten Jinpa, p. 199
[6] Rang sems bla mar ngo sprod pa'i rdo rje'i mgur. Traduction française disponible dans Les chants de l'immortalité, éditions Claire Lumière, p. 113
[7] Le monde du bouddhisme tibétain p. 151

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