samedi 9 juillet 2016

L'avenir de l'ésotérisme


Dante et Béatrice devant le plus haut ciel (Paradiso Canto 28, lines 16–39)

« L’occultisme désigne l'ensemble des arts et sciences occultes (alchimie, astrologie, magie, divination, médecine occulte) touchant aux secrets de la nature, à ce qui est non visible ».

L'expression « sciences occultes » est relativement récent et remonterait au titre d'un livre d'Eusèbe (de) Salverte[1], par ailleurs auteur de brochures antireligieuses, en 1829 (Des sciences occultes[2]). Le mot « occultisme » en français ferait son apparition en 1842[3]. Dès 1884 l'occultiste Joséphin Péladan entend par « occultisme » : « l'ensemble des sciences occultes »[4].

Les secrets de la nature, c’est-à-dire le voile d’Isis. La Nature aime à se cacher dit Héraclite[5]. Et selon Cicéron, son ami Nigidius Figulus, pythagoréen et mage, voyait justement « les choses que la nature avait cachées (quae natura occultavit) ».[6]
« La magie a la même finalité que la mécanique. Il s'agit d'essayer d'arracher à la nature ses secrets, c'est-à-dire de découvrir les processus occultes qui permettent d'agir sur la nature pour la mettre au service des intérêts humains. Mais la [magie antique] repose originellement sur la croyance selon laquelle les phénomènes naturels sont provoqués par des puissances invisibles, dieux ou démons, et que l'on peut ainsi modifier les phénomènes naturels en contraignant le dieu ou le démon à faire ce que l'on veut réaliser. On agit sur le dieu ou le démon en l'appelant par son vrai nom, puis en accomplissant certaines actions, certains rites, en utilisant des plantes ou des animaux que l'on considère comme étant en sympathie avec la puissance invisible que l'on veut forcer. Le dieu devient alors le serviteur de celui qui a accompli la pratique magique. Car le mage prétend dominer cette puissance, la contraindre, l'avoir à sa disposition pour réaliser ce qu'il désire. »
Au Moyen Âge finissant et à la Renaissance se dégage peu à peu la notion d’une « magie naturelle ».
« Cette idée s’impose à partir du moment où l’on pense pouvoir donner une explication naturelle, presque scientifique, des phénomènes que l’on croyait jusqu’alors être l’œuvre de démons qui auraient été les seuls connaisseurs des secrets de la nature. La magie naturelle admet que les hommes peuvent, eux aussi, connaître les vertus occultes des choses. L’aide des démons n’est pas nécessaire pour utiliser les virtualités secrètes, cachées dans le sein de la nature. » Le voile d’Isis, Hadot, p. 122-123
On peut donc distinguer entre une « magie antique », une « magie naturelle » et les sciences qui ont évolué de cette dernière et qui se sont séparées progressivement de leurs origines magiques. Certains (néoplatoniciens, chrétiens, …) ont voulu faire une distinction entre la « magie antique » ordinaire et la « théurgie » : « Connaissances et pratiques magiques qui permettent de se mettre en rapport avec les puissances célestes bénéfiques et d'utiliser leurs pouvoirs » (Atilf) Pour être plus précis, Jamblique (242-325) distingue entre deux sortes de théurgie : « l’épistimonikí theología (έπιστημονική θεολογία), qu’il assimile à la philosophie contemplative ou théosophie, et la hieratiké pragmatía (ίερατική πραγματεία), qu’il envisage comme la théurgie pratique, c’est-à-dire la philosophie des théurges avec les pratiques correspondantes. »[7]

Jamblique, qui préférait la théurgie à a théologie[8] et qui mit l’accent sur l’aspect rituel avait poussé le platonisme vers la religion. Dans son livre De mysterii, il fait la distinction entre la magie (antique ordinaire) et la théurgie, dont il fait l’apologie. En gros, la magie restait encadrée par la Nature (sublunaire), tandis que la théurgie permit d’aller jusqu’à Dieu. Jamblique écrit par ailleurs en se faisant passer pour le prophète égyptien Abamon, un trait commun de tous qui transmettent des Révélations ?

Mais quelle que soit les théories qui encadrent la magie et la théurgie, leurs univers sont assez similaires, si ce n’est le même, où procèdent progressivement à partir de Dieu des entités angéliques (séraphins, chérubins, trônes…), selon leur degré de pureté et « de mélange », jusqu’aux anges, les hommes et les démons. La procession est suivie d’une conversion, d’un retour à Dieu, c’est du moins l’objectif de la théurgie. Pour Jamblique etc. la magie antique ordinaire ne fait intervenir que les entités intermédiaires. Pour la magie et la théurgie la science consiste donc à la connaissance des secrets et des processus occultes de la Nature. En même temps, ces « sciences occultes », encadrées par le « surnaturel » (car justement « occulte ») c’est tout ce qui existait comme science tout court.

La religion aime intégrer la science, pour se donner plus de moyens, plus de prestance... Cela ne date pas d’aujourd’hui. Les sciences occultes traditionnelles sont l’alchimie, l’astrologie, la magie, la divination, la médecine occulte, les mancies… Et comme la connaissance c’est le pouvoir, il ne fallait pas qu’elle tombe sous toutes les mains. Les sciences de l’occulte sont souvent « réservées aux seuls initiés », autrement dit « ésotériques ».

Les sciences ont évolué depuis en révélant de plus en plus de secrets « occultes » de la Nature, mais les religions (ésotériques), qui aiment la Tradition, sont restées attachées à l’état de la science de l’époque de leur intégration, quand elle était encore imprégnée de magie. Les « sciences » des religions ésotériques sont devenue tellement occultes, qu’elles semblent accessibles uniquement à ceux qui veulent bien y croire.

Le cadre principal des sciences occultes est l'idée de la sympathie universelle : « une vision du monde fondée sur les correspondances et 'sympathies' unissant macrocosme et microcosme »[9]. La doctrine hermétique est une pensée religieuse et théiste. La sympathie universelle est le lien entre le ciel et la terre, entre « ce qui est en haut et ce qui est en bas »[10] (Table d'Emeraude). Cela est possible, car « ce qui est en bas », « les corps, n'ont aucune action sur les corps, et que, seuls, les esprits sont actifs et pénétrants. Ce sont eux, les esprits, ces agents naturels qui provoquent, au sein de la matière, les transformations que nous y observons. » Les agents étant les émanations ou les manifestations, à différents degrés hiérarchiques du Ciel, de l’Un, la Cause, Dieu, l’Esprit, le Puruṣa, l’Adibuddha… Une approche top-down. Une bureaucratie spirituelle où il faut graisser la patte de celui dont veut obtenir une faveur particulière, souvent par l’intermédiaire d’un prêtre ou d’un initié en sciences occultes.

À l’époque où ce genre de théories et pratiques avaient cours, et étaient la seule science dont on disposait pour soulager les maux etc., les bouddhistes qui les adoptèrent ne l’ont pas fait par simple habileté machiavéliste. Ils y croyaient probablement comme tous ceux vivant alors y croyaient, tout comme nous croyons en l’efficacité des sciences contemporaines. Mais faut-il par respect de la Tradition, maintenir les « sciences occultes » ? Ou faut-il croire en leur efficacité même si nous ne comprenons pas pourquoi elles peuvent être efficaces ? Ou veut-on y croire car on aime le merveilleux et que l’on aime que l’univers soit animé par des entités angéliques ? Ou parce que cette représentation serait archétypale et refléterait les vérités profondes et « occultes » de notre psyché ? Seulement, ces images archétypales sont toujours des images, et nous savons (Lakoff etc.) comment les images déterminent notre perspective du monde (outlook). Voulons-nous réellement encore d’un système top-down ou d’une bureaucratie aussi spirituelle soit-elle ?

Les tantras sont une fusion entre religion et science théurgique. Comme Jambilique avait ajouté la théurgie au (néo)platonisme, il ne devrait pas être si difficile de concevoir un (néo)platonisme sans théurgie. Que le bouddhisme, pour se tourner davantage vers le monde, avait embrassé les sciences (« occultes »), rien de plus normal. Le bouddhisme semble vouloir continuer le dialogue avec les sciences contemporaines, rien de plus normal aussi. Mais l’aspect « sciences occultes » du bouddhisme ésotérique, pourrait-il avoir une quelconque utilité dans ce dialogue ?

***

[1] Il mourut en 1839, « il mourut en octobre suivant en refusant les secours de la religion. Son enterrement fut purement civil. ».

[2] Volume 1 en ligne et Volume 2 en ligne. Ou encore : volume 1 (pdf) et volume 2 (pdf).

« Bientôt je me suis convaincu que l'on n'aura jamais une juste idée du degré auquel les Sciences étaient parvenues chez les peuples anciens, si l'on ne recherche quelles connaissances employaient leurs instituteurs, pour opérer les merveilles dont font mention leurs annales. Livré à cet examen, j'ai vu les connaissances occultes, renfermées dans les temples, y servir, pendant des siècles, à exciter l'admiration ou l'effroi; mais, avec le temps, y dépérir et s'évanouir enfin, ne laissant après elles que des traditions informes, rangées depuis au nombre des fables. Tenter de rendre la vie à ces anciens monumens intellectuels, c'était à la fois remplir une partie de ma tâche, et combler un grand vide dans l'Histoire de l'esprit humain. » (Chapitre I)
« Lutte d'habileté entre les Thaumaturges. Le vainqueur était reconnu pour tenir sa science du Dieu le plus puissant. Cette science avait pour base la physique expérimentale. Preuves tirées, iu de la conduite des Thaumaturges i" de ce qu'ils ont dit eux-mêmes sur la magie; 5° les génies invoqués par les magiciens ont tantôt désigné les agens physiques ou chimiques qui servaient aux opérations de la science occulte tantôt les hommes qui cultivaient cette science; 4° la magie de Chaldéens comprenait toutes les sciences occultes. » (Chapitre V)

[3] En anglais, occultism date de 1881

[4] Pierre A. Riffard, Dictionnaire de l'ésotérisme, Paris, Payot, 1993, p. 243

[5] Vers 500 avant notre ère, que le penseur grec Héraclite déposa dans le temple d'Artémis. Le voile d’Isis, Pierre Hadot

[6] Cicéron, Des devoirs, I, 1, 27

[7] S. Eitrem, La théurgie chez les néoplatoniciens et dans les papyrus magiques, in Symbolae Osloens (...), p. 51-52

[8] « Iamblichus was essentially interested in re-awakening and preserving man’s contact with the ancestral gods, and in arguing that theurgy (or « god-work ») rather than theology (or « god-talk ») was the only way of achieving this. » Iamblichus: De mysteriis, Writings from the Greco-Roman. Comparez avec bshad brgyud et sgrub brgyud en tibétain.

[9] Françoise Bonardel, La Voie hermétique, Paris, Dervy, 2002.

[10] Et quod est supius est sicut quod est inferius ad perpetrada miracula rei unius. Ce qui est en bas, est comme ce qui est en haut : & ce qui est en haut, est comme ce qui est en bas, pour faire les miracles d'une seule chose. Source

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