mardi 29 avril 2014

Les agents de la maya




Dans Qu'est-ce que l'ignorance métaphysique, Michel Hulin rappelle que la notion la plus ancienne de la māyā est celle du «pouvoir magique d’illusion», détenu d’abord par les "démons", puis conquis par les dieux, dans le but "de se jouer de leurs ennemis en se dérobant à volonté à leur vue sous mille et une formes trompeuses". L'idée derrière cela étant de maintenir "les mortels captifs des liens du désir et de la crainte, de telle sorte que, mûs par l’espoir de récompenses dans l’ici-bas ou dans l’au-delà et par la peur de châtiments célestes, ils ne cessent de travailler pour le compte des dieux, les «nourrissant» constamment par les sacrifices qu’ils leur offrent."

La māyā est donc comme un voile jeté sur la réalité brute (même si elle est inaccessible sans représentation), qui a pour objectif d'asservir l'homme. Ceux qui veulent asservir l'homme et l'enfermer dans un système sacrificiel, ce sont les "démons" et les dieux. Ce qui permet d'enfermer l'homme et de le maintenir enfermé dans ce système, ce sont ses espoirs et ses craintes. Les "démons" et les dieux tiennent l'homme captif, par ses propres espoirs et craintes (avidyā), en faisant miroiter (māyā) qu'ils pourront le protéger et exaucer ses vœux, en échange de sacrifices. Tout comme les programmes présidentiels, cette māyā n'engage que ceux qui y croient.

Si on adhère à l'existence de dieux et démons (génies), qui font tourner le monde, qui aident le soleil à se lever et se coucher, la nature a refleurir à chaque printemps, les cours d'eau à couler etc., il est tout naturel que notre reconnaissance s'exprime à leur égard. La croyance en les dieux et démons est un prolongement de l'idée générale d'une Nature inerte, mise et gardée en mouvement par des Agents experts, ce qui est à son tour un prolongement de l'idée d'un Esprit, d'une Intelligence (ou un Bouddha cosmique…) qui vient animer la Nature/Matière.

Si on n'adhère pas à l'existence de dieux et démons au sens mythologique et cosmogonique, on constate que, bien que les dieux et démons soient absents, il y a bien des personnes qui parlent et agissent à leur place, et en leur nom pour constituer un corps mystique. Ce que Michel Hulin a dit ci-dessus à propos de la māyā, s'applique alors à eux, c'est-à-dire ceux qui se réclament des dieux et démons et dont l'autorité relève d'eux. Les prêtres qui expliquent l'origine des dieux et qui conduisent les sacrifices, et ceux dont la généalogie royale aurait des origines divines et qui agissent en agents sur terre, représentant les Agents célestes de l'Esprit qui anime tout.

Ce sont alors les prêtres et les rois, pour faire court, qui veulent maintenir "les mortels captifs des liens du désir et de la crainte, de telle sorte que, mûs par l’espoir de récompenses dans l’ici-bas ou dans l’au-delà et par la peur de châtiments célestes, ils ne cessent de travailler pour le compte "des dieux" [les guillemets sont les miens], les «nourrissant» constamment par les sacrifices qu’ils leur offrent" et les tenir enfermés dans un système sacrificiel.

Les Lumières et la Révolution française étant passées par là, nous vivons désormais dans un monde éclairé et post-moderne. Nous ne croyons plus (avidyā) en les bobards (māyā) des prêtres et des rois, qui ont perdu leur "pouvoir magique d’illusion". Nous ne sommes plus asservis par eux. Mais même si "Dieu est mort", son ombre vit toujours.[1] Sur les trônes vides siègent actuellement d'autres agents experts avec leurs prêtres (médias) qui exercent leur "pouvoir magique d’illusion" (māyā) de façon magistrale, et qui nous tiennent captifs dans leur système sacrificiel (remboursement de la Dette), aussi longtemps que nous croyons (avidyā) en leur pouvoir.

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[1] "Après la mort de Bouddha, l'on montra encore pendant des siècles son ombre dans une caverne, - une ombre énorme et épouvantable. Dieu est mort : mais, à la façon dont sont faits les hommes, il y aura peut-être encore pendant des milliers d'années des cavernes où l'on montrera son ombre. - Et nous - il nous faut encore vaincre son ombre!" Friedrich Nietzsche, Le Gai Savoir

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