dimanche 28 avril 2013

La théurgie, un tantrisme occidental ?



Plotin (205 en Égypte -270) est considéré comme le maître et le fondateur du néo-platonisme. Sa doctrine centrale, basée sur une interprétation originale du Parménide de Platon, est la doctrine de l’Un avec un double mouvement connexe de « procession » (effusion d’unité) (T. ‘phro) et de « conversion » (T. ‘du). Plus un être s’éloigne de l’Un, il se matérialise, et plus il s’approche, il se spiritualise. Ce double processus de procession et de conversion connaît trois phases, trois plans de réalité, trois « hypostases » : l’Un, l’Intelligence et l’Âme (incarnée ou empêtrée dans le sensible). L'Un engendre l'Intelligence, qui engendre l'Âme. L’Âme (hypostase) produit le monde sensible des âmes individuelles au bout de la chaîne de procession, et aspire à retrouver l’union perdue. Ce qui lui est possible par une ascension purificatrice.
« La première étape de l’ascension, c’est la prise de conscience par l’âme raisonnable du fait qu’elle ne se confond pas avec l’âme irrationnelle, qui, chargée d’animer le corps, est troublée par les plaisirs et les peines qui résultent de la vie dans le corps. »[1] 
« Le moi découvre alors que ce qu’il y a de plus élevé dans l’âme est Intellect et Esprit et qu’elle vit constamment, d’une manière inconsciente, de la vie de l’Intellect. […] le but de la vie est cette ‘vie selon l’Esprit’, cette ‘vie selon Intellect’. […] Il faut voir l’Esprit comme notre propre moi. […] Devenir Intellect »[2]
Devenir Intelligence, remonter au deuxième hypostase.
« …parvenir à un état du moi, dans lequel il atteint cette intériorité, ce recueillement sur soi-même, cette transparence à soi-même qui caractérise l’Intellect, symbolisés par l’idée d’une lumière qui se verrait elle-même et par elle-même. »[3] 
La dernière étape est celle de l’Intelligence qui se fond dans l’Un. Il n’y a alors plus d’âme qui subsiste.

Plotin suivant en cela la tradition pythagoricienne, croyait que les âmes, si elles n’avait pas fait l’objet d’une ascension purificatrice vers le Principe suprême, se réincarnèrent (métemsomatose) « dans des corps de plantes si elles n’avaient vécu que végétativement, sous forme de bêtes fauves si elles furent cruelles, esclaves ou hommes libres selon qu’elles se montrèrent lâches ou viriles. »[4]

Hormis Pythagore, Plotin résista aux « mystères de l’Orient »[5] qui étaient en pleine ébullition de son époque, contrairement à Numénius d'Apamée (Syrie, IIème siècle), qui pratiquait une théosophie avant la lettre.
« Après avoir cité et avoir pris pour sceaux les témoignages de Platon, il faudra remonter plus haut et les rattacher aux enseignements de Pythagore, puis en appeler aux peuples fameux, en évoquant leurs mystères, leurs dogmes, leurs fondations de cultes, qui sont en accord avec Platon, tout ce qu'ont établi les brahmanes, les juifs, les Mages, les Égyptiens » (fragment 1, p. 42). 
Après Plotin, le néo-platonisme (Jamblique, Syrianus, Proclus, Damascius…) s’est également ouvert aux « mystères orientaux ». Plus précisément, selon Hadot, « il se caractérise […] par un gigantesque effort de synthèse entre les éléments les plus disparates de la tradition philosophique et religieuse de toute l’Antiquité. »[6] Notamment, les écrits orphiques et les oracles chaldaïques, un recueil d'oracles de théurgie[7] composé vers 170 par Julien le Théurge, le bien nommé. 

Il s’agit en fait de la glose d’un poème qui viendrait de Chaldée (Babylone), et qui semble être un patchwork ("bricolage") d’éléments néoplatoniciens, perses et babyloniens. Le néoplatonisme théurgique aura donc une double approche, une approche « contemplative » [prajñā], qui est celle d’une « vie selon l’Esprit », et une approche « opérative » [upāya] qui correspond à la théurgie. La première se préoccupera principalement de l’ascension de l’Âme et la deuxième de la descente de la divinité (et intelligences associées) et de l’ascension de l’âme par divers moyens, telle l’utilisation d’un « véhicule immédiat » (vāhana), c’est-à-dire le corps astral, pour contempler les dieux.[8] Jamblique et Proclus, allaient jusqu’à préférer la théurgie à l’approche contemplative. Selon Proclus (412 Byzance -485), elle serait « une puissance plus haute que toute sagesse humaine, qui embrasse les bienfaits de la divination, les vertus purifiantes de l'initiation, bref toutes les opérations de la possession divine. » Pour Jamblique, ce n’est pas la philosophie théorique qui opère notre union avec les dieux, mais des rites que nous ne comprenons pas. Ce n’est pas par une activité de pensée que nous pouvons réaliser les rites, car sans cela leur efficacité dépendrait de nous.[9] Les rites ont donc une efficacité qui leur est propre, grâce aux dieux et démons qu’ils font intervenir. Leur efficacité dépendrait donc de leur exécution conforme.

Proclus aurait été un grand tisseur devant l’Éternel, qui regroupa plusieurs filières en sa doctrine, à en croire le Livre des Causes qui lui fut attribué, mais qui serait une compilation (à Bagdad au IX-Xème siècle) par un auteur arabe sous le titre Livre du Bien pur, traduite en latin par Guillaume de Moerbeke en 1268. C'est un savant mélange de la pensée d’Aristote (interprété d’un point de vue platonicien), de Plotin et de monothéisme, respectivement les idées de Cause, de l’Un et de Créateur (Dieu). Un Dieu créateur qui fait passer l’univers du néant à l’être, une Cause qui fait être ce qui est, et l’Un qui est l’expression d’une harmonie intellectuelle (des hypostases).

L’approche contemplative telle qu'on la trouve dans Le Livre des Causes attribué à Proclus prendrait plus tard une place importante dans la doctrine de la mystique rhénane (Albert le Grand, Thierry de Freiberg, Eckhart etc.). La théurgie peuplera les cieux d’intelligences intermédiaires (qui seraient purement symboliques) capables de guider les âmes dans leur ascension, ou, si la théurgie (re)devient de la magie, de leur donner un coup de main ici-bas le cas échéant.

Quelques remarques de Space :

"Le Liber de Causis fut effectivement attribué à Proclus mais est beaucoup plus tardif (antérieur à 985), c'est une sorte d'adaptation des Éléments de Théologie. Le lien "hypostase" est brisé).
La théurgie reste quelque chose de très mystérieux - le terme regroupe des pratiques nombreuses et variées.
Proclus intègre beaucoup de chose dans son système mais de manière très organisée, le coeur reste la seconde partie du Parménide de Platon. Je ne pense pas que les néoplatoniciens défendant la théurgie (Jamblique, Syrianus, Proclus) le fasse au détriment de la philosophie. Celle-ci reste « opératoire », ce n’est pas une simple spéculation (mentale), mais la théurgie peut venir en complément.
La théurgie est liée étroitement aux Oracles chaldéiques rassemblée par Julien-père, Chaldéen et philosophe platonicien. Ces textes (publiés dans un ouvrage de Jamblique qui ne nous est pas parvenu) sont disparates : à une collection d'oracles et de rites anciens s'ajoutent des révélations obtenues par Julien-fils auprès de Platon lui-même, considéré comme un dieu. Selon H.D. Saffrey ("Les néoplatoniciens et les Oracles Chaldéiques") c'est cette origine "platonicienne" qui en explique le succès.
Même en possession de tous les textes (nous n'avons que de maigres fragments), cela ne serait sans doute pas suffisant pour comprendre leur place et leur rôle. L'enseignement oral (comportant une partie secrète) a toujours été au centre de la pensée et de l'école platonicienne."


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Illustration : rencontre fictive entre Averroès (12ème s.) et Porphyre de Tyr (Liban) (3ème s.)


[1] Pierre Hadot, Qu’est-ce que la philosophie antique ? p. 252

[2] Pierre Hadot, Qu’est-ce que la philosophie antique ? p. 254 et 255

[3] Pierre Hadot, Qu’est-ce que la philosophie antique ? p. 255, citant Ennéades, V, 3 (49), 8, 22

[4] Encyclopedia Universalis, Dictionnaire des Philosophes, p. 1247

[5] Il était un adversaire des gnostiques

[6] Pierre Hadot, Qu’est-ce que la philosophie antique ? p. 259

[7] ATILF : « Connaissances et pratiques magiques qui permettent de se mettre en rapport avec les puissances célestes bénéfiques et d'utiliser leurs pouvoirs »

[8] Pierre Hadot, Qu’est-ce que la philosophie antique ? p. 262

[9] Pierre Hadot, Qu’est-ce que la philosophie antique ? p. 263

1 commentaire:

  1. Bonjour,

    Commentaire un peu tardif, mais vu la pertinence de votre blog, qui pourrait vous intéresser...

    En effet, si tout le monde s’accorde à voir en Plotin un commentateur (voire rénovateur) de l’œuvre de Platon, il est rarement fait mention du fait qu'il n'a laissé aucuns écrits. C'est son disciple Porphyre qui a organisé son enseignement et écrit une biographie/hagiographie.

    Tout cela évolue dans le milieu alexandrin de l'antiquité tardive, à peu près contemporain des premières grandes élaborations théologiques chrétiennes (Origène est contemporain de Plotin, il y a débat autour du fait qu'il aurait été un de ses élèves.

    Enfin, un auteur qui semble beaucoup citer Porphyre n'est autre que Jabir ibn Hayyan (c'est en faisant des recherches sur lui que j'ai trouvé votre site)

    Bonne continuation en tout cas!

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