samedi 14 septembre 2013

Le Verbe, corps mystique



Le Veda est la plus ancienne collection de textes sacrés de l’Inde. Ce mot est dérivé de la racine ved qui signifie « informer qqn. <dat.>; faire savoir, montrer, communiquer qqc. <acc.>; apprendre qqc. à qqn. » C’est une révélation (śruti), un savoir, une Science, qui a été vue et transmise par des Poètes au nom de rishi (ṛṣi). Quand ce Verbe est érigé en absolu (brahman), il est le Śabdabrahman. Les phonèmes du Véda constituent alors son corps.

Dans l’Hymne à Kālī (Karpūrādi-stotra), Kālī est dite être le Verbe en tant qu’absolu (śabdabrahman). Ce Verbe est alors un corps qui consiste en 50 phonèmes. Toute réalité discursive est constituée de concepts, de mots, qui peuvent se réduire aux phonèmes. Aussi, Kālī, la personnification du Verbe et tant qu’Absolu, est représentée portant une guirlande de 50 têtes, symbolisant les 50 phonèmes. C’est dans sa gorge que se situent les semences (S. bīja T. sa bon) des 50 phonèmes. Elle est vénérée comme la Mère et comme la source de l’univers, elle est le bienheureux Brahman paré du Śabdabrahman, dont le corps est constitué de tous les mantras.[1]

Même le plus grand abruti (jaḍacetāh), dit verset 7, peut devenir un Poète (Kavīh), ce qui veut dire un Jñānī détenteur de connaissance ») nous dit la glose, quand, par sa vision mentale, il La voit, celle qui est le corps de la triade existence-conscience-joie (saccidānandarūpiṇī)[2]. Celle qui a trois yeux comme pour signifier qu’elle voit « ce qui est, ce qui sera, ce qui fut. » La Mémoire, et par là, la Source de tout, La Nature. Que veut dire « voir » Kālī ? Ce n’est pas voir sa représentation symbolique, ni une personne, aussi divine soit-elle, mais avoir accès au Verbe, à la Révélation, au Savoir. Participer à ce Savoir, l’incarner, le vivre.

Kālī comme l’absolu visible, paré de qualités, se tient sur l’absolu invisible, sans qualités, non manifeste. Celle qui est parée des 50 phonèmes se tient sur le Nirguṇa-Brahman, qui est sa Base (S. ādhāra T. gzhi), au milieu de l’espace universel (mahākāśa), symbolisé par un vaste charnier (śmaśāna) où toutes les créatures sont des corps sans vie. Comme elle est indissociable de Mahākāla (parama-Śiva), Elle se délecte d’Elle-même en une plénitude indifférenciée (akhaṇḍa).

Théologiquement parlant, les choses ont bougé un peu, depuis Enlil, le dieu sumérien de l’orage, qui avait pour Verbe le tonnerre qui faisait trembler la terre. Beaucoup de spéculations ont coulé sous les ponts depuis cette époque lointaine. Mais le Verbe tonitruant est toujours resté un attribut inséparable de tout dieu suprême dont les débuts sentent le foudre. C’est le Verbe du dieu qui deviendra la source de la création, ce qui fait que, selon certaines spéculations, le dieu est en quelque sorte séparé de la création. Beaucoup de spéculations également sur la nature de l’auteur, du Verbe et de la nature du lien qui relie les deux. Avec le culte des Yoginī, de Kālī etc. c’est le Verbe (ou la Nature) qui est considéré comme l’absolu, prenant la place principale, en intégrant son auteur.

Dans les doctrines de la Reconnaissance, du Dzogchen radical et de la Mahāmudrā, qui sont un prolongement plus abstraite de cette évolution, on voit un certain éloignement des éléments mythologiques, à des degrés différents. Suivi quelquefois d’un puissant retour de manivelle du mythologique.

Le hasard fait bien les choses. Un billet sur les mystères du Christ, où l’on parle de la Révélation et du Verbe, que personnifie le Christ, en qui sont cachés, ainsi que le proclame saint Paul (Col 1, 16, 20 ; 2, 2, 3), « tous les trésors de la sagesse et de la science de Dieu ». Le Verbe auquel tout le monde peut avoir accès par un mariage spirituel, en s’unissant au Corps[3] du Christ/Verbe, qu’est l’Eglise. « Je complète en ma chair les épreuves du Christ pour son Corps qui est l’Église. » (Col 1, 24.)

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[1] Hymn to Kali, by Arthur Avalon (Sir John George Woodroffe), [1922], at sacred-texts.com, Verset 6 « She who is Śabdabrahman consisting of 50 Letters. Niruttara-Tantra says, 'She is adorned with a garland of heads representing the 50 letters.' Kāmadhenu-Tantra says, 'In My throat is the wonderful Bīja of 50 letters.' Again ' I worship the Mother the source of the universe, Śabdabrahman itself, blissful.' Viśvasāra says, 'Blissful Brahman is adorned with Śabdabrahman and within the body is represented by all Mantras. »

[2] Existence-conscience-joie, formule évoquant l'extase dans l'unité brahman-ātman.

[3] Le corps mystique du Christ (Ro 2, 4-6. Ep. 4, 15, 16)

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