mercredi 11 avril 2012

Où est le Brahmâ, où le Bouddha ?




On se souviendra peut-être de la discussion entre le Bouddha et Vāseṭṭha dans le Tevijja sutta ("Où sont les vrais brāhmanes?") sur la voie à l'état d'union avec Brahmā, auquel semble faire écho la première discussion entre Milinda et Nāgasena plus loin. On dirait que le roi Milinda (Ménandre, IIème s. avant notre ère) avait lu ce sutta... Nāgasena avait de la chance de ne pas avoir eu le Bouddha en face de lui, qui ne se serait sans doute pas satisfait de cette réponse. D'abord l'extrait du Tevijja sutta :

- Y a-t-il, ô Vāseṭṭha, un seul brāhmane, parmi les brāhmanes versés dans les trois Veda, qui ait vu Brahmā face à face personnellement ?
- Il n’y en a pas, honorable Gōtama.
- Y a-t-il, ô Vāseṭṭha, un seul maître des brāhmanes, parmi les maîtres des brāhmanes versés dans les trois Vedas, qui ait vu Brahmā face à face personnellement ?
- Il n’y en a pas, honorable Gōtama.
- Y a-t-il, ô Vāseṭṭha, un seul précepteur ou maître des précepteurs, parmi les précepteurs ou maîtres des brāhmanes versés dans les trois Vedas, qui ait vu Brahmā face à face personnellement ?
- Il n’y en a pas, honorable Gōtama.
- Y a-t-il, ô Vāseṭṭha, un seul brahmane parmi les brāhmanes versés dans les trois Veda, pendant les sept dernières générations jusqu'à la grande époque des premiers maîtres, qui ait vu Brahmā face à face personnellement ?
- Il n'y en a pas, honorable Gōtama.
- Est-ce que, ô Vāseṭṭha, les anciens sages des brāhmanes versés dans les trois Veda, les auteurs de formules sacrées, qui ont énoncé des formules sacrées, dans lesquelles des formes anciennes de mots sont chantées, émises ou composées, que les brāhmanes de nos jours chantent encore et encore après eux, récitent après eux - à savoir Aṭṭhaka, Vāmaka, Vāmadeva, Vessāmitta, Yamataggi, Aṅgīrasa, Bhāradvāja, Vāseṭṭha, Kassapa, Bhagu -, ont jamais dit : "Nous savons qui est Brahmā. Nous savons d'où il vient et où il va" ?
- Non, honorable Gōtama.
- Ainsi, ô Vāseṭṭha, vous admettez qu'aucun des brāhmanes versé dans les trois Veda n'a jamais vu Brahmā face à face personnellement. Vous admettez qu'aucun des maîtres des brāhmanes versés dans les trois Veda n'a jamais vu Brahmā face à face personnellement. Vous admettez qu'aucun précepteur ou précepteur des précepteurs des brāhmanes versés dans les trois Veda n'a jamais vu Brahmā face à face personnellement. Vous admettez qu'aucun des brāhmanes pendant les sept dernières générations jusqu'à la grande époque des premiers maîtres n'a vu Brahmā face à face personnellement. Également, vous admettez que les anciens sages des brāhmanes versés dans les trois Veda, qui étaient des auteurs de formules sacrées, des faiseurs de formules sacrées, d'anciennes formes de mots que les brāhmanes de nos jours chantent encore et encore après eux, récitent après eux - à savoir Aṭṭhaka, Vāmaka, Vāmadeva, Vessāmitta, Yamataggi, Aṅgīrasa, Bhāradvāja, Vāseṭṭha, Kassapa, Bhagu -, n'ont jamais dit : "Nous savons qui est Brahmā. Nous savons d'où il vient et où il va." Cependant, les brāhmanes versés dans les trois Veda, en disant : "Voici la voie directe, voici la véritable voie, la voie qui mène l'individu qui la suit à l'état d'union avec Brahmā", disent en réalité ceci : "Nous montrons la voie de l'union avec quelqu'un dont nous ne savons rien, que nous n'avons pas vu." Maintenant, qu'en pensez-vous, ô Vāseṭṭha? Selon les faits, la parole des brāhmanes versés dans les trois Veda ne s'avère-t-elle pas un propos stupide ?
- Certainement, honorable Gōtama, selon les faits, la parole des brāhmanes versés dans les trois Veda s'avère un propos stupide.
- Bien, ô Vāseṭṭha. Si ces brāhmanes versés dans les trois Veda montrent la voie pour s'unir avec quelqu'un dont ils ne savent rien, qu'ils n'ont jamais vu en disant : "Voici la voie directe, voici la véritable voie, la voie qui mène l'individu qui la suit à l'état d'union avec Brahmā", c'est un fait qui ne tient pas debout. Ô Vāseṭṭha, la parole des brāhmanes versés dans les trois Veda est semblable à une rangée d'aveugles attachés ensemble - le premier ne peut pas voir, celui qui est au milieu ne peut pas voir et celui qui est à la fin ne peut pas voir. Le premier ne peut pas voir, celui qui est au milieu ne peut pas voir et celui qui est à la fin ne peut pas voir. Alors, la parole de ces brāhmanes versés dans les trois Veda s’avère une parole qui mérite d’exciter le rire, une prétendue parole, une parole insensée, une parole vide. » [Sermons du Bouddha, Môhan Wijayaratna, Sagesses, pp. 141-161]

Extrait des QUESTIONS DE MILINDA (MILINDA-PAÑHA) Traduit du pali (Paris 1923), avec introduction et notes, par Louis FINOT (1864 - 1935)

9. L’existence du Bouddha est-elle prouvée ?
— Nāgasena, as-tu vu le Bouddha ?
— Non.
— Tes maîtres l'ont-ils vu ?
— Non.
— Alors le Bouddha n'a pas existé.
— As-tu vu, ô roi, la rivière Uhâ dans l'Himalaya ?
— Non.
— Ton père l'a-t-il vue ?
— Non.
— Alors la rivière Uhâ n'existe pas !
— Si, elle existe, bien que ni mon père ni moi ne l'ayons vue.
— Il en est de même du Bouddha.

12. Le Dhamma.
— Nāgasena, as-tu vu le Dhamma ?
— Mahârâja, c'est la direction donnée par le Bouddha, ce sont les ordres donnés par le Bouddha qui doivent servir de règle aux disciples pendant toute leur vie.

18. Où est le Bouddha ?
— Nāgasena, le Bouddha est-il ?
— Oui, mahârâja.
— Peut-on le désigner comme étant ici ou là ?
— Le Bienheureux s'est éteint dans le Nibbâna absolu : on ne peut le désigner comme étant ici ou là.
— Donne-moi une comparaison.
— Quand brûle un grand feu, si une flamme s'est éteinte, peut-on la désigner comme étant ici ou là ?
— Non, assurément ! Cette flamme a cessé, disparu.
— De même on ne peut désigner le Bienheureux comme étant ici ou là. Mais il peut être désigné par le Corps de la Loi (S. Dharmakāya) : car la Loi a été enseignée par lui.

26. Le siège de la sagesse.
— Nāgasena, où la sagesse a-t-elle son siège ?
— Nulle part.
— Elle n'existe donc pas !
— Et où le vent a-t-il son siège ?
— Nulle part.
— Il n'existe donc pas !

Nāgasena joue sur deux plans, ou il les confond (intentionnellement ou non). Contrairement à Brahmā, Gōtama était un être humain qui a très probablement réellement existé. Au bout de la rangée des individus suivant l'enseignement de Gōtama, il y avait donc au départ un homme historique, qui avait existé au même titre que la rivière Uhâ dans l'Himalaya. Mais comme tous les êtres humains, Gōtama est mort. "Gōtama" n'était que le "porteur du fardeau", "la personne" (P. pudgala), le vénérable être ayant tel nom, étant de telle famille. Et le fardeau, il l'avait déjà déposé.
Et qu'est-ce que l'abandon du fardeau? C'est l'extinction et la cessation sans résidus de cette même appétence, son renoncement, son abandon, la délivrance et l'indépendence relatives à cette appétence. Voici ce qu'on apelle l'abandon du fardeau. [dialogue du Porteur de fardeau (P. bhāra-sutta), Saṃyutta III, p. 25]
A l'époque de Nāgasena, personne n'avait donc pu voir Gōtama qui était mort des siècles auparavant. Ni Nāgasena, ni ses maîtres. De ce point de vue, l'argument de la comparaison avec la rivière Uhâ dans l'Himalaya ne tient pas. Il y a cependant la conception védique du feu qui affirme que le feu est immortel et ne s'éteint pas réellement. Il se cache et reste présent dans un état diffus et latent, prêt à réapparaître (Voir The mind like fire unbound de Thanissaro Bhikkhu).

Après la mort de Gōtama, le Dharma est devenu le refuge, ou plus précisément le Dharmakāya. Le mot dharma a beaucoup de sens différents (attributs, qualités, devoirs, doctrine...). Au départ, le corps de dharma, était l'ensemble des qualités éveillées d'un Bouddha et ce qui constituait proprement un Bouddha. Ces qualités étaient à la fois les attributs d'un Bouddha, les qualités à développer et par là "ses" instructions. "La direction donnée par le Bouddha, ce sont les ordres donnés par le Bouddha qui doivent servir de règle aux disciples pendant toute leur vie".

Mais le problème n'est pas tout à fait résolu. Le Bouddha, quoi qu'il ou elle soit, n'est ni le porteur de fardeau, ni le fardeau. Nāgasena affirme cependant qu'il est, au présent. "Le Bienheureux" s'est éteint dans le Nibbâna absolu", comme la flamme d'un grand feu. Qu'est-ce qui s'est éteint ? Gōtama, le porteur de fardeau, le fardeau ? Peut-on alors dire que "le Bienheureux" s'est éteint ? Encore une confusion de deux plans. Le Bienheureux n'est-il pas le Bouddha ? Le Bouddha, n'est-il pas le Dharmakāya, l'ensemble des qualités éveillées ? Cet ensemble de qualités est là comme un guide, comme un refuge. Pas tout à fait comme la rivière Uhâ dans l'Himalaya cependant. On ne peut donc pas "le désigner comme étant ici ou là". Celui qui développe, ou qui s'éveille à, cet ensemble de qualités éveillées, réalise en quelque sorte "l'état d'union avec le Bouddha", devient lui-même comme un Bouddha ou un Bouddha.

Quelle est la voie conduisant à l'état d'union avec Brahmā, enseignée par le Bouddha au jeune brāhmane Vāseṭṭha ? Ce n'est pas la voie qui conduit au mythique monde de Brahmā (S. Brahmāloka) et au demeure(s) de Brahmā (S. Brahmavihāra), afin de réaliser l'état d'union avec une entité que personne n'a jamais vue. Il s'agit de nouveau de réaliser les qualités qui sont celles attribuées à Brahmā et qui rendent semblables à Brahmā. Ces qualités sont au nombre de quatre et sont designées par le nom "Les quatre incommensurables" ou "les quatre demeures de Brahmā" (S. Brahmavihāra) : la bienveillance, la compassion, la joie sympathique et l'équanimité.

Comme la caste des brāhmanes se dit "sortie de la bouche de Brahmā", le Bouddha fait dire à ses disciples     :
"Je suis un fils véritable du Bienheureux, né de sa bouche, né du Dhamma, créé par le Dhamma, héritier du Dhamma." Pourquoi cela ? Parce que, Vāseṭṭha, voici ce qui désigne le Tathāgata : "le Corps de Dhamma" (S. Dharmakāya), c'est-à-dire, "le Corps de Brahmā", ou bien "Devenir Dhamma", c'est "devenir  Brahmā". [Aggañña Sutta DN 27] [1] 
Le Dharmakāya est donc placé au même plan que le Corps de Brahmā (S. Brahmākāya).

***

Illustration : Pieter Bruegel l'ancien (ca. 1520 – 1569) La parabole des aveugles, 1568, Museo di Capodimonte, Naples

[1] bhagavato'mhi putto oraso mukhato jāto dhammajo dhammanimmito dhammadāyādo'ti. Taṃ kissa hetu? Tathāgatassa hetaṃ vāseṭṭhā, adhivacanaṃ dhammakāyo itipi, brahmakāyo itipi, dhammabhuto iti pi, brahmabhuto iti pi.

3 commentaires:

  1. Dans le Bouddhisme il y a toujours plusieurs niveau de langage, ainsi souvent on croit qu'il s'agit de plusieurs enseignements, alors qu'en fait c'est toujours le même principe qui est enseigné.

    Parfois on se prend à sonder la profondeur d'un Sutra, alors que la réalité théorique de forme synthétique est beaucoup plus proche de nous.

    De même que se laisse souvent embrouiller par le contexte culturel de l'époque qui enjolive ou édulcore l'enseignent concret à sa base, en sachant que cela s'adresse bien souvent à des sociétés à caractère tribal.

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  2. Oui, le bouddhisme intègre tout, ne se débarrasse de rien. Mais cet aspect est sans doute vrai pour toutes les religions, surtout celles qui sont des révélations. Après, tout est question d'interprétation et là, plusieurs niveaux sont possibles en effet.

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  3. (it 57) Bramahabutam Tathagata; Devenir Brahman, voilà ce que veut dire Tathagata... Ton blog est super! Je suis heureux de voir que ton érudition te permettre d'apprécier les authentiques enseignements du bouddhisme primitif! Peu de gens semblent être au fait que L'entièreté de ce que l'on nomme «bouddhisme» n'est qu'une connotation «sramanique» du vedanta...

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