vendredi 13 octobre 2017

Être "possédé" par le souci du monde


Nangsa Euboum (snang sa 'od 'bum), opéra (a lce lha mo ou mystère) tibétain (photo)
Hormis les bardes (tib. sgrung mkhan) et les conteurs ambulants à l’aide de tableaux (tib. ma ṇi pa), la culture tibétaine connaît aussi des « revenants » de la mort (tib.’das log), qui racontent des descentes en enfer. Il s’agit de « personnes frappées de mort apparente et revenues au monde des vivants après un séjour chez le Roi des Morts », et qui témoignent ainsi de la réalité de la continuité de la conscience après la mort et de celle des enfers. Une des plus célèbres revenantes tibétaine est Nangsa Euboum (snang sa ‘od ‘bum), qui a fait l’objet d’hagiographies, opéras etc. « Leur emblème est une sorte de parasol muni de disques de métal qu'ils font tournoyer de manière à ce que le tissu, en s'écartant, forme comme un cône tronqué (un exemplaire se trouve au Musée de l'Homme à Paris) »[1] Les revenant(e)s font le tour du pays pour témoigner de la réalité de l’au-delà. Ils diffèrent des vetāla en ce que l’esprit qui a quitté le corps retrouve le même corps, comme une faveur du Roi des Morts et chargés d’une mission. Dans les enfers Nangsa Euboum avait rencontré de nombreuses créatures qui lui avaient raconté ce qu'elles avaient fait pour atterrir dans tel ou tel enfer spécifique. Nangsa Euboum retournera sur terre pour avertir et convertir les mortels.

Conteur Manipa (photo)
Le mot zombi(e) ou plutôt « zonbi » vient du créole et signifie « esprit » ou « revenant ». Le phénomène zombie et la zombification appartiennent à la culture vaudou d’Haïti, un mélange de cultures africaines et de christianisme. Un entretien en ligne avec le médecin légiste et anthropologue Philippe Charlier ("Une discussion avec un homme qui a rencontré de vrais zombies") explique comment se passe la « zombification ».
« En préambule à la zombification, le sorcier fabrique une poudre à base de tétrodotoxine, une poison puissant issu d'un poisson tropical (le tétraodon, ou poisson-globe), qui est ensuite répandue de manière à être contact avec la peau de la victime, souvent à l'intérieur de ses vêtements. Le poison place alors la victime dans un état cataleptique, la faisant passer pour morte. Elle est rapidement enterrée, mais pas pour longtemps : moins de 24 heures plus tard, le sorcier la déterre et la ramène à la "vie" grâce à un antidote à base d'atropine qui élimine les effets du poison, avant de administrer d'autres drogues qui s'assureront de sa docilité totale et de son incapacité à s'échapper. » …/… « Si, comme souvent dans le folklore haïtien, mythes et réalité sont difficiles à démêler, on estime que près de 1000 nouveaux cas de zombification sont recensés chaque année. »
Dans la culture vaudou, le zombie est un mort réanimé, qui est sous le contrôle total d'un sorcier. Cela rejoint dans la culture tibétaine les siddha ou ngagpa, qui soumettent un vetāla et lui donnant des tâches à accomplir. Alexandra David Neel avait rapporté comment un ngagpa faisait revenir à la vie un corps possédé par un vetāla. Ce corps était-il mort de mort naturelle, ou, comme dans le cas de la zombification haïtienne, le siddha/ngagpa lui avait donné un coup de main en lui administrant un drogue puissant ?

Il y a d’un côté cette réalité de la pratique de la « zombification », ou du vetāla le cas échéant, et de l’autre la mythologie, où l’on retrouve les « revenants ». La grande différence entre les revenants de la culture haïtienne et tibétaine est que dans la première c’est un sorcier qui fait revenir les morts par sa science occulte, tandis que dans la culture tibétaine, qui fait des emprunts à la culture indienne, plusieurs cas d'interaction corps-esprit sont possibles.

1. Un démon vetāla prend possession du corps de la personne décédée et ré-anime le corps. Le corps ainsi ré-animé est alors l’équivalent d’un zombie, sous l’emprise d’un mauvais génie.

2. Un siddha entre le corps d’une personne fraîchement décédée et l’anime brièvement. Tāranātha raconte cela par exemple au sujet de Maitrīpa. Le siddha ne meurt pas, et reste associé à son propre corps.

3. Un siddha mourant transfère son principe conscient sur un autre corps (tib. grong ‘jug). Il abandonne son propre corps (qui meurt), et prend possession d’un autre corps qu’il ré-anime. Il continuera sa vie dans le corps d’un autre. Il n’est pas considéré comme un « zombie ». Exemple : Tipupa.

4. Une personne en principe ordinaire meurt, descend dans les enfers, rencontre le Roi des Morts qui lui confie une mission, et revient dans son propre corps. Elle poursuit sa propre vie, mais n’est plus une personne ordinaire. Elle est un revenant (tib. ‘das log) mais pas un « zombie » car elle contrôle son corps et ses actes. Exemple : Nangsa Euboum.

Il y a encore un autre cas de figure ou un yogi fait le « sacrifice de détachement » (sct. virajāhoma). Il simule sa propre mort, se libérant ainsi de sa personne. Dans le dernier caryāpada/caryāgīti, n° 50, attribué à Śavara, on lit :
« Quatre bâtons de bambou sont attachés ensemble ;
Śavara y est posé et immolé.
Les chacals et vautours pleurent
Il est mort intoxiqué par l’existence.
Le sacrifice est offert dans les dix directions.
Śavara a atteint le Nirvāṇa, Śavara n’est plus
. »
Ce qui reste de « Śavara » n’est plus que son fantôme (sct. preta). « Un fantôme marchant sur le chemin du Milieu » comme chante Kṛṣṇācārya dans caryāpada n° 4, vers 9, entre « l’être et le néant ». Il existe aussi un Receuil de distiques (dohakoṣa) attribué à Kṛṣṇācārya (tib. nag po), traduit en tibétain par Vairocanavajra, où on lit :
« Sans considération pour ce qui est vide ou pas, reste sans effort
Sans fixer ou ne pas fixer [la pensée], laisse-la évoluer librement
Sans notion de relâchement ou de saisie, agis comme un zombie
(vetāla). »[2]
Être là, sans être là. Agir spontanément, passivement, sa propre volonté à zéro ? Une sorte de somnambulisme ? Un candidat-éveillé passe d’abord par une série de huit dissociations progressives (sct. vimokṣa tib. rnam thar brgyad) avant d’atteindre l’éveil, mais la dissociation peut aussi être un symptôme traumatique.
« Les symptômes dissociatifs s’accompagneront aussi de sentiments d’irréalité, de confusion, de dépersonnalisation, avec la sensation d’être spectateur de sa vie, d’être toujours à côté des événements, et d’être totalement inadapté dans sa relation aux autres. De plus, une anesthésie émotionnelle et physique s’installera parallèlement aux symptômes dissociatifs, ce qui aggravera encore la sensation de décalage dans les relations avec les autres. Cette anesthésie émotionnelle et la dépersonnalisation qui l’accompagneront donneront à la victime un sentiment d’inauthenticité, elle aura l’impression d’être en représentation. »[3]
Une grande différence est évidemment que dans le cas d’une dissociation traumatique, la dissociation et le sentiment d’irréalité se font malgré soi, tandis que dans le cas d’un yogi bouddhiste, celui-ci cherche la dissociation en considérant tout comme un rêve, une illusion etc. L’objectif étant le détachement (sct. asaṅga), pas pour se désintéresser du monde, mais pour s’y engager sagement. Le détachement peut alors être comparé à l'action désintéressée du Bhagavad Gīta.
« Exécute toujours dans un esprit de détachement les actes qu’il te faut accomplir, car l’homme qui agit en complet détachement atteint le Souverain Bien. »[4]
« Agis, toi aussi, uniquement pour le maintien de l’ordre universel », recommande Krishna, « si je n’étais toujours engagé sans relâche dans l’action […] les mondes périraient […]. Si je n’accomplissais pas mon œuvre, je serais responsable de la confusion générale et de l’extinction des créatures »[5]

Le karma-yogi et le bodhisattva ont ainsi en commun de vouloir prendre soin (sevā) du monde et des êtres. Avec un certain détachement, pour aussi prendre soin de soi-même et ne pas se brûler par les deux bouts de la chandelle. « Agir comme un zombie », non possédé par un démon vetāla, ni par des intérêts individuels, ni par ceux de ses actionnaires, mais par le service au monde. La dissociation se pratique par rapport aux motifs toxiques (avidité, aversion, aveuglement). C’est cette motivation qui permet d’agir « spontanément ». Extrait de chapitre VIII du Bodhicaryāvatāra de Śāntideva.
115. Tout comme ce corps sans essence individuelle (nirātmaka)
A pu produire l’idée de « moi », à force d’habitude
Pourquoi ne pas produire l’idée de « moi »
[En l’appliquant] à tous les autres êtres ?


116. En se souciant des autres de cette façon
Cela ne sera pas un geste produisant de la fierté ou de l’émerveillement
Ce serait [tout simplement] comme l’acte de manger
Dont on n’attend aucun retour [non plus]
.
Ce « transfert de soi » intègre simultanément les effets immédiats de deux injonctions emblématiques du bouddhisme tibétain : « tshe ‘di blos gtong ba », qui signifie littéralement « lâcher mentalement » les préoccupations de cette vie-ci (de sa personne pourrait-on dire), et « tshe phyi ma ched cher 'dzin pa », privilégier les préoccupations de la vie suivante ou de l'au-delà. En l'absence d'un soi individuel et de ses existences futures individuelles dont il faudrait prendre soin anxieusement, son fantôme peut se vouer entièrement aux mondes et aux créatures.   
  
 ***

[1] Rolf Alfred Stein, Recherches sur l'épopée et le barde au Tibet (1959)

[2] ]stong dang mi stong rtsis med lhug pa'i ngang la zhog/
bzhag dang mi bzhag med par rang gar yan par thong*/
btang dang bzung ba'i sems med ro langs ji bzhin gyis/
bstan 'gyur (dpe bsdur ma) rgyud vol. Zhi 42, dohakoṣa de Kṛṣṇācārya, traduit par Vairocanavajra.

[3] http://www.trauma-and-prostitution.eu/fr/2015/01/21/la-dissociation-traumatique-et-les-troubles-de-la-personnalite/

[4] Bhagavad-Gīta III, 19, Emile Senart et Michel Hulin, Point sagesses, p. 48

[5] III, 20, 23-24

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