mercredi 3 février 2016

« Cheminant, il n’y a pas de chemin »



« C’est seulement quand vous prenez réellement conscience de votre mort future, que vous serez capable de renoncer aux préoccupations de cette vie. Pour la première fois, vous aurez posé les véritables fondations du Dharma. Vous êtes arrivé au début du chemin. L’eau est entrée par le haut du canal. Vous n’aurez plus de mal à développer des qualités. Vous aurez une motivation profonde pour pratiquer le Dharma conformément et aucune adversité ne pourra vous en empêcher. Vous serez en mesure de pratiquer le Dharma selon les instructions. Si vous ne vous détournez pas des intérêts de cette vie, vous aurez beau expliquer tout ce qui se trouve dans les textes du Dharma ou entrer par la porte des mantras ésotériques du mahāyāna et pratiquer la non-dualité unifiée, vous ne serez pas différent d’une personne ordinaire. »[1]

Je ne trouve malheureusement pas le texte tibétain de ce texte de Géshé Potowa. Il est cependant presque certain qu’il s’agit ici de l’expression emblématique kadampa « tshe ‘di blos gtong ba », qui signifie littéralement « lâcher mentalement » (to let go of) les préoccupations de cette vie. Je traduis souvent par renoncer à sa personne, car on ne renonce pas à sa vie.

Si l’on interprète cette expression d’un point de vue réincarnationiste, on risque de passer à côté de sa signification profonde. L’interprétation réincarnationiste existe, c’est indéniable. On pourrait en effet ajouter dans le même souffle « tshe phyi ma ched cher 'dzin pa » (sct. saṁparāya-guruka), privilégier la vie suivante. La doctrine du Bouddha permet de poursuivre un double intérêt : le bonheur individuel (sct. abhyudaya tib. mngon mtho) et le bien ultime (sct. naiḥśreyasa tib. legs pa), qui est la libération (sct. mokṣa). Privilégier la vie suivante est alors investir dans son bonheur individuel futur, à condition de croire en l’immortalité de l’âme, la réincarnation, les Terres pures etc. Mais miser sur le bonheur individuel futur serait passer à côté de ce qu’envisage justement l’expression kadampa. Et quelle force peut avoir la pensée de sa propre mort, si ce n’est que le passage d’une âme immortelle vers une autre vie ? Pour avoir accès au bien ultime, qu’est la libération, il faudra bien, dans cette vie-ci ou dans une éventuelle vie suivante, renoncer à sa personne, c’est-à-dire renoncer à son bonheur individuel. Autant le faire dès maintenant.

Le renoncement « mental » à son bonheur individuel n’est autre que la libération (Bhara Sutta, SN 22.22). Le mental est comme un double de ce que nous sommes réellement. Un double superflu, qui peut être nuisible si sa voix est prise pour la première voix, et non un écho. Tout comme les formes peuvent avoir des reflets, et les sons des échos, la volonté profonde aussi peut avoir un double. Comme vouloir devenir éveillé quand on est déjà éveillé. Ou de se dire sans cesse « je suis éveillé », « je suis un Bouddha ». Cette volonté réfléchie, ou affirmation (qui cherche-t-on à convaincre ?), est de trop et en plus elle est contraproductive.
« Pour la manière de veiller sur soi, sans en être trop occupé, voici ce qui me parait de pratique. Le sage et diligent voyageur veille sur tous ses pas, et a toujours les yeux ouverts sur l'endroit du chemin qui est immédiatement devant lui : mais il ne retourne point sans cesse en arrière pour compter tous ses pas, et pour examiner toutes ses traces ; il perdrait le temps d'avance. Une âme que Dieu mène véritablement par la main (car je ne parle point de celles qui apprennent à marcher, et qui sont encore à chercher le chemin, doit veiller sur sa voie, mais d’une vigilance simple, tranquille, bornée au présent, et sans inquiétude pour l’amour de soi. C'est une attention continuelle à la volonté de Dieu pour l'accomplir en chaque moment, et non pas un retour sur soi-même pour s'assurer de son état, pendant que Dieu veut que nous en soyons incertains. C’est pourquoi le Psalmiste[2] dit : Mes yeux sont levés vers le Seigneur, et c’est lui qui délivrera mes pieds des pièges tendus. »[3]
Marcher les yeux levés vers le Seigneur (ou fixer le dharmatā tout en consommant des dharma), vivre en vue de la vie future ou en étant rassuré de renaître dans une Terre pure sont des astuces pour court-circuiter la volonté réfléchie. Et tant que l’astuce est là, nous marchons à l’aide d’une béquille.

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Voir aussi Tchouang-tseu chez les Kadampas

Pour l'explication traditionnelle, c'est par ici (Karmapa XVII Bodhgaya février 2016)

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[1] Extrait de : Long Soliloquy, the ultimate evidence of practicing the Dharma, de Geshe Potowa (1027–1105).
« When you truly remember from your heart that you will die, you will be able to give up on this life. For the first time, you will have laid the genuine foundation for the Dharma. You have reached the beginning of the path. The water has entered the top of the channel . You will not have difficulty developing qualities. You have a good internal cause for it, so you will practice the Dharma properly and adversity will be unable to impede you. You will be able to practice as taught in the Dharma. If you do not turn your mind away from this life, you may be able to explain everything found in Dharma texts or enter the gate of the Mahayana Secret Mantra and practice unified nonduality, but you will not be any different from an ordinary layperson. »

[2] Psaumes XXIV, 15

[3] Œuvres de Fénelon, archevêque de Cambrai, Volume 1, François de Salignac de La Mothe-Fénelon, p. 333

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