mardi 10 octobre 2017

Un zombie pour réussir


Kubikajiri
Le vetāla, une sorte de zombie ou vampire, apparaît dans le grand recueil de contes du Kathāsaritsāgara, composé par Somadeva au XIème siècle. Il s’agit plus précisément d’une collection de vingt-cinq « contes de vampire » (Vetālapañcaviṃśatikā), qui ont probablement existé avant leur inclusion dans le Kathāsaritsāgara. Certains pensent que le genre des contes de vetāla pourrait remonter au VII-VIIIème siècle.

Le Vetālapañcaviṃśatikā est le récit-cadre du roi Trivikramasena (Vikramāditya ?), qui endetté envers le muni/yogi/magicien Kṣāntiśīla, doit transporter sur son épaule un corps possédé par un vetāla. Le vetāla raconte 24 histoires au roi en lui posant à chaque fois un énigme. Le roi doit répondre sous peine que sa tête n’éclate en morceaux ». Le roi réussit et le vetāla lui raconte le mauvais projet du yogi Kṣāntiśīla et comment prévenir que celui-ci sacrifie le roi pour obtenir des pouvoirs (siddhi) et devenir le roi des vidyādhara. Après la réussite du roi, le grand dieu Mahādeva apparut en personne lui faisant la prédiction suivante :
«Tu as bien fait, mon fils, de tuer ce faux ascète qui avait l’ardente convoitise de régner sur les Esprits aériens. Au début des Ères, je t’avais créé comme une portion de moi-même, sous le nom de Vikramāditya, afin de détruire les démons qui s’étaient incarnés en forme de Barbares. Aujourd’hui je t’ai créé une nouvelle fois en tant que Trivikramasena, roi héros, afin de dompter un malfaiteur déchaîné. Lorsque tu auras soumis à ta volonté la terre avec ses îles et ses domaines infernaux, tu deviendras au bout de peu de temps le souverain des Esprits aériens [vidyādhara]. Pendant une longue durée tu jouiras des plaisirs célestes ; puis tu t’en dégoûteras et y renonceras volontairement. A la fin, tu seras uni à Moi, aies-en la certitude. Reçois de ma part cette épée qui se nomme l’invincible, grâce à laquelle tu obtiendras tout ce que j’ai dit. »[1]
Des contes de vampires, en des collections de différents nombres, furent traduits et/ou adaptés en différentes langues, y compris au Tibet, où Nāgārjuna devient l’auteur de diverses versions de collections de contes.[2] Dans les versions tibétaines, le yogi s’appelle kLu sgrub snying po (alias Nāgārjuna) et le roi bde chos bzang po (skt. Sahkarabhadra). Après que le yogi a sauvé le roi des mains de sept mauvais sorciers, il lui demande en retour d’aller chercher un corps magique (tib. ro dngos grub can) au charnier de Sītāvana (tib. bsil ba’i tshal). Le tronc est en or et les membres en turquoise. La tête est couronné d’un bouddha. Pour trouver ce corps magique, il faut d’abord affronter diverses sortes de vetāla. Le corps magique donnera accès aux pouvoirs de vetāla (vetāla-siddhi). Le terme vetāla peut par ailleurs désigner à la fois le démon qui possède le corps que le corps possédé.

Tāranātha (1575-1634) considère Maitrīpa comme le maître indien à l’origine de la pratique (sādhana) du Dharmapala de gnose à l’action rapide (tib. myur mdzad ye shes kyi mgon po). Il raconte[3] comment un danseur qui avait offert des danses et des chants au Bouddha lorsque celui-ci séjourna au Pic des Vautours, fut rené six cents ans après le parinirvāṇa du Bouddha comme le seigneur accompli des Śabara Śavaripa.[4] Un jour, lorsqu’il était dans une absorption sans élaboration (tib. spros pa med pa'i ting nge 'dzin) au grand charnier de Sītāvana, le Dharmapala lui apparut et lui donna son mantra (tib. srog sngags) et toutes les pratiques (sādhana) associées. Grand accompli, Śavaripa s’installa sur le Mont Parvata dans le sud de l’Inde où il résida pendant un millénaire. C’est là que Maitrīpa reçut la transmission de la mahāmudrā ainsi que le cycle du Dharmapala à l’action rapide. Dans son Histoire des sept transmissions (tib. bka’ babs bdun ldan), Tāranātha raconte la vie de Maitrīpa après sa rencontre avec Śavaripa. Ainsi, on le trouve entre autres un beau jour au grand charnier de Sītāvana, où se trouve par ailleurs une statue spontanée du Dharmapala dans une grotte entourée d’arbres nyagrodha[5]. Il y aurait ramené des morts à la vie. Et tout ce dont il avait besoin lui aurait été apporté par Mahākāla de très loin, qu’il s’agissait de biens meubles ou immeubles. Tāranātha continue sur sa lancée, même la fille du roi de Malava lui fut rapporté ainsi, qui sera plus tard connu comme la ḍākinī Ganghādhara. Cette ḍākinī était capable de se transformer en loup, et en d’autres formes, et de recevoir des tormas d’offrandes[6]. Par les hagiographies de Khyoungpo Neldyor et de Marpa, nous savons par ailleurs que la femme de Maitrīpa s’appelait Ganghādhara.

Les contes alimentent d’autres contes. Le Mālava, région de l’Inde centrale, dont la capitale est Ujjayinī ou Avanti, figure dans deux contes du Vetālapañcaviṃśatikā, et il y a en effet une jeune princesse prête à être mariée (conte n° 24). Tsangnyeun Heruka (1452–1507), l’auteur de nombreuses hagiographies et des Chants de Milarépa, raconte dans la vie de Marpa, comment celui-ci est nostalgique de ses maîtres Nāropa et Maitrīpa.
« A la fin de ce chant, l’assemblée toute entière considéra le seigneur Marpa comme un maître.
Dans le charnier, les chacals hurlaient et l’on entendait toutes sortes de bruits. Tous ceux qui s’étaient rassemblés prirent peur. « Il faut terminer ce festin sans tarder, dirent-ils. Ce charnier est un peu trop risqué, les non-humains pourraient nous amener des obstacles. »
Par devers lui, Seigneur Marpa pensa : « Les maîtres Naropa et Maitripa auraient préféré rester dans le charnier et s’asseoir sur un cadavre pour vraiment prélever de la chair humaine. Quand ils ne peuvent s’en procurer, ces maîtres entrent en absorption méditative et s’en délectent par la visualisation. Même si des hordes de dakinis courroucées se mettaient en file pour recevoir les tormas, ils n’auraient aucune peur. Mais ce soir, dans ce vallon désert, il se trouve que les pratiquants sont terrorisés par les hurlements des chacals et le bruit des éléments. » Les qualités de Naropa et de Maitripa lui revinrent soudain en mémoire et Marpa regretta vivement d’avoir quitté l’Inde. Il décida alors qu’il y retournerait, puis il s’assit et pleura tant et plus
. »
Marpa, maître de Milarépa, sa vie, ses chants, trad. Christian Charrier, Claire Lumière, p. 142
A en croire Tāranātha (XVIème s.) et Tsangnyeun Heruka (XVème s.), Nāropa et Maitrīpa (XIème s.) se seraient comportés comme des véritables kāpālika ou aghoris dans leur recherche effrénée de siddhi. Ou encore comme des sorciers ngagspas tibétains.
« Un autre rite macabre dont parlent les sorciers ngagspas est désigné sous le nom de ro-lang (le cadavre qui se lève). Il était, disent les anciennes chroniques, couramment pratiqué par les prêtres Bönpos, au cours des funérailles, avant l’introduction du bouddhisme au Tibet. …/… L’un des ro-langs lugubres m’a été décrit comme suit par un ngagspa qui affirmait l’avoir pratiqué. Le célébrant du rite est enfermé, seul avec un cadavre, dans une chambre obscure. Il doit ranimer le mort en s’étendant sur lui, posant sa bouche sur la sienne et répétant continuellement une même formule magique, sans se laisser distraire par aucune autre pensée. Au bout de quelques instants, le cadavre commence à se mouvoir. Il se lève et veut s’échapper. Le sorcier doit, alors le saisir fortement entre ses bras et demeurer collé contre lui. Le mort s’agite de plus en plus, il saute, faisant des bonds prodigieux, et l’homme qui l’étreint saute avec lui sans détacher sa bouche de la sienne. À la fin, la langue du cadavre pointe au-dehors. C’est le moment critique. Avec ses dents, le sorcier doit la saisir et l’arracher. Aussitôt le cadavre retombe inerte et sa langue, soigneusement desséchée et conservée par le sorcier, devient une puissante arme magique. » Alexandra David Neel, Mystiques et magiciens du Tibet, p. 238
Les siddhi sont à ce prix apparemment. La langue du vetāla aux pouvoirs magiques a peut être un lien avec la śakti du feu qui sort de la bouche de Śiva et qui n’est autre que Kālī (voir l’histoire de la soumission d’Andhaka. Voir d’ailleurs aussi les liens entre Śiva et le Mahākāla bouddhiste.

On peut se demander quelle était la fonction des contes (skt. kathā tib. sgrung) ? Un amusement populaire ? Une fonction éducative de socialisation, des vertus thérapeutiques, un pouvoir cathartique ? Bruno Bettelheim écrit sur le conte de fées que « la lutte contre les graves difficultés de la vie est inévitable et fait partie intrinsèque de l’existence humaine, mais que si, au lieu de se dérober, on affronte fermement les épreuves inattendues et souvent injustes, on vient à bout de tous les obstacles et on finit par remporter la victoire » (Psychanalyse des contes de fées, Bruno Bettelheim, coll. Poche, p. 22). Chaque conte du Vetālapañcaviṃśatikā termine par un énigme que le vetāla pose au roi. Il semble donc bien que les contes de ce récit-cadre aient une certaine fonction éducative.

Au Tibet on semble se servir également des éléments de contes, pour étayer les hagiographies, pour ériger des personnages en modèles à suivre, ou à les faire entrer dans le maṇḍala d’une divinité, notamment courroucée. Ils semblent pouvoir être intégrés dans une pratique, un rituel religieux, un rituel magique, des danses etc. Comme s’il n’y avait pas de différents niveaux ou catégories d’imaginaire. On semble vouloir être comme le sorcier des contes, qui veut à son tour devenir le roi des vidyādhara et finalement être uni à Mahādeva ou Mahākāla, par les mêmes méthodes que celles racontées dans les contes.

Mais Tāranātha raconte aussi que Maitrīpa attendait que Śavaripa fasse de lui un vidyādhara. Maitrīpa en avait préparé toute la panoplie : ornement d'os traditionnels et tous les accoutrements d'un vajrakāpālika. Śavaripa y pointe son doigt et les réduit en poussière en disant « Que feras-tu de cette illusion, enseigne plutôt le sens authentique en détail. »[7] Et Maitrīpa/Advayavajra enseignera la non-remémoration et le non-engagement mental, tout en critiquant les méthodes de vajrakāpālika et autres dans son Commentaire des distiques de Saraha, dont j’espère publier la traduction française. Il faut rappeler que les Instructions de Maitrīpa et le Commentaire en question pré-datent de plusieurs siècles les méthodes suivies par les yogis Nyeunpa, Tāranātha et d’autres. Ces derniers ont fait d’énormes efforts pour leur donner un semblant d’authenticité et en essayant de les faire paraître plus anciennes qu’elles ne le sont. Si un jour, on pourrait dans ce domaine faire, avec des outils informatiques puissants, des recoupements entre textes bouddhistes et non-bouddhistes de différentes langues, on risquerait d’avoir des surprises.

Vikas Acharya fait le vetāla

***

[1] Contes du vampire, Louis Renou, Connaissance de l’orient Gallimard / Unesco, p. 203

[2] Par exemple : sLob dpon klu sgrub kyi mdzad pa'i ro sgrung ngo mtshar rmad du byung ba/ &
dPal mgon ‘phags pa klu sgrub kyis mdzad pa’i ro langs gser ‘gyur gyi chos sgrung nyer gcig pa rgyas par phye ba bzhugs so/

[3] dpal ye shes kyi mgon po phyag drug pa'i chos skor byung tshul dngos grub bdud rtsi'i char 'bebs bzhugs so

[4] Grub pa thob pa ri khrod mgon po sha ba ri pa

[5] De nas dur khrod chen po bsil ba'i tshal shing gro dha'i phug na sprul pa'i sku zhig rtag tu bzhugs, sa ra ha dang shā wa ri bas sgrub thabs mdzad ces grags te/ Histoire du Dharmapala à l’action rapide
L’arbre où se trouve le vetāla dans le charnier du roi Trivikramasena est un śiṃśapā (latin Dalbergia sisoo Roxb.).

[6] David Templeman, The Seven Instruction Lineages, LTWA, p. 12

[7] (bka' babs bdun ldan p. 566 "da khyod sgyu ma ci bya/gnas lugs kyi don gya cher shod)

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