samedi 18 mai 2013

Jâbir et son rôle dans l'alchimie au Tibet



Comme expliqué à plusieurs reprises sur ce blog, l’identité de personnes et d’auteurs est souvent difficile à établir avec certitude dans l’histoire religieuse du Tibet. Une simple présence ou influence d’une doctrine peut conduire à l’affirmation que son auteur ou fondateur ait visité le Tibet, ou appartient à une quelconque transmission. Il en va ainsi avec le "yogi bouddhiste" Jâbir.

« Jâbir ibn Hayyân al-Báriqi al-Azdi (né en 721 (?) à Tus en Iran - mort en 815 à Koufa en Irak), de son nom complet Abu Musa Jâbir ibn Hayyân Al-Azdi (أبو موسى جابر بن حيان الأزدي), était un alchimiste musulman d'origine perse. En France, il est surtout connu sous la forme latinisée de son nom : Geber. Il est considéré comme un des précurseurs de la chimie pour avoir été le premier à pratiquer l'al-chim-ie de manière scientifique. »(Wiki)

« Le but des travaux alchimiques de Jâbir concernait la création artificielle de la vie. Ses recherches étaient fondées théoriquement sur une numérologie élaborée liée aux systèmes pythagoricien et néoplatonicien. La nature et les propriétés des éléments étaient définies aux travers de nombres assignés en fonction des consonnes arabes présentes dans leurs noms. » (Wiki)

« Jâbir ajouta quatre propriétés à la physique d'Aristote : le chaud, le froid, le sec et l'humide. Chaque élément de la physique d'Aristote était caractérisé par ces propriétés : le Feu était chaud et sec, l'Eau froide et humide, la Terre froide et sèche et l'Air chaud et humide. » (Wiki)

Il faut revenir aux quatre éléments et leurs propriétés opposées humide et sec, chaud et froid des philosophes antésocratiques. Le feu est chaud et sec. Son absence, le non-feu, est froid et humide. Quand le feu se sépare de l’air/l’éther, « [l’air] est congelé tout comme la grêle. » C’est l’origine de la lune. Le soleil n’est d’ailleurs pas le feu (intelligent), mais seulement son reflet. C’est le degré de mixtion du feu mêlé qui détermine l’élément (air, eau, ou terre). L’élément terre ayant la plus petite part de feu en lui, est l’élément le plus congelé, et donc le plus solide.
 

Sec
Humide
Chaud
Feu
Air / Or
Froid
Terre / Plomb
Eau


Dans le tableau ci-dessus, les quatre éléments sont affichés en rouge, les quatre propriétés en gras, et les métaux (selon Jâbir) en italiques.

« Dans les métaux, deux de ces propriétés étaient intérieures et deux extérieures. Par exemple, le plomb était froid et sec, et l'or chaud et humide. » D'après la théorie de Jâbir, il devrait être possible en réarrangeant les propriétés d'un métal d'en créer un nouveau. Cette théorie fut à l'origine de la recherche de l’al-iksir, l'élixir indéfinissable qui aurait rendu cette transformation possible, équivalent de la pierre philosophale dans l'alchimie européenne. » (Wiki)

Le mot « al-iksir » signifie « essence » (S. rasa T. bcud). L’alchimie est au départ la science de l’extraction de l’essence (T. bcud len S. rasāyana), qui ne se limitera pas aux métaux.

« Les travaux de Jâbir concernèrent également la médecine et l'astronomie. Malheureusement, un petit nombre seulement de ses livres ont été édités et publiés, et peu sont toujours disponibles pour la traduction. » (Wiki)

Jâbir, ne fut pas un inconnu au Tibet, mais il faut préciser de quelle façon. Au 17ème siècle[1], on le voit apparaître peut-être pour la première fois. Il est appelé Mahāsiddha Dza-bir ou Dza-ha-bir. Une fois que des instructions de « Jâbir » avaient été intégrées, il fallait les situer dans une transmission homologuée. La collection des textes canoniques à cette époque ne présentant plus de possibilité d’inclusion, il resta la redecouverte de termas ou d'autres transmissions visionnaires. Ainsi, selon A-khu-ching Shes-rab-rgya-mtsho (1803-1875), Jâbir se situerait entre Padmasambhava et un certain Vajranātha[2] dans la transmission « Alchimie de l’énergie vitale » (T. rlung gi bcud len)[3], mais il s’agit sans doute ici de révisionnisme.

Il y eut également un certain Maṇikanātha, aussi quelquefois appelé « Mani-nātha », né à Nagarkot [4], qui pratiqua l’alchimie comme un soufi et qui fut appelé « Jâbir » par les tibétains. Cette attribution est sans doute due au fait que c’était Maṇika-nātha qui introduisait pour la première la "science de Jâbir" au Tibet au 16ème siècle.[5] Maṇika-nātha était un nātha comme son nom l’indique, et par là liée à la lignée qui descendrait de Matsyendra-nātha et de Gorakṣa-nātha. La tradition des nāthas ne commence concrètement pas avant le treizième siècle, malgré les transmissions imaginaires qui veulent la faire remonter au 9ème siècle ou avant (voir David Gordon White, The Alchemical Body). Par exemple en ajoutant le titre nātha à Nāgārjuna le siddha. Aussi, la science des nātha, en tant que telle, n’a pu être réellement été introduite au Tibet avant cette période. Le seizième siècle fut aussi celui de Tāra-nātha (1575–1634), grand connaisseur du sanskrit, de l’Inde, de ses traditions et de son histoire, sans doute par le biais de son maître indien Buddhagupta-nātha. Il fut aussi un grand spécialiste du Kalacakra-tantra.

Le Jâbir perse du 8/9ème siècle n’est pas le Jâbir des tibétains (16ème siècle), bien que la science alchimique qui lui est attribuée puisse en contenir des éléments. Il ne peut donc pas faire partie d’une transmission qui descendrait de Padmasambhava[6]. Le Vajra-nātha qui aurait été son disciple (8/9ème siècle ), n’est donc pas le Vajra-nātha/ Rgya gar gyi Paṇḍi ta Badzra na tha qu’avait rencontré Drigoung Rinchen Phuntshok (T. 'Bri gung Rin chen phun tshogs 1509 1557)[7]. Ainsi, ce qui a sans doute eu lieu au 16ème siècle est transposé au 8/9ème siècle mythique de Padmasambhava.

L’héritage du Jâbir tibétain consiste en trois cycles d’instructions, qui furent respectivement élaborés par 'Bri-gung Rin-chen-phun-tshogs (1509-1557), 'Jams-dbyangs Mkhyen-brtse'i-dbang-phyug (1524-1568) et vidyadhāra Nyi-zla-klong-gsal (17ème siècle mort en 1695), aussi appelé « Ali Lama » ou « Lama Ali » (a li bla ma, bla ma a li). Walter spécifie que les deux premiers cycles sont des transmissions plutôt scripturales, tandis que dernier cycle est du type « trésor inspiré » (T. dgongs gter).

Le premier cycle, dit « Cycle de transmission exclusive » (T. chig brgyud ma)[8] comporte de courtes instructions sur la longévité, l’alchimie, la maîtrise de la grêle etc. ainsi que des instructions sur l'immortalité et le corps arc-en-ciel (T. bcud len 'ja' lus mngon gyur), qui sembleraient selon Walter être des spécialités nātha.

Le deuxième cycle dit « Transmission intermédiaire » (T. brgyud pa bar pa), est une révélation à 'Jams-dbyangs Mkhyen-brtse'i-dbang-phyug (1524-1568). Il comporte les instructions extraordinaires du Prince des siddhas (S. siddheśvara) Jâbir (T. grub-pa'i-dbang-phyug Dza-ha-bhir yi gdams ngag thun mong ma yin pa) et des instructions sur le souffle immortel (S. ? bhru) ainsi qu’un Guide des expériences spirituelles (T. snyams khrid). La transmission de ces instructions serait celle-ci :

Padmasambhava -> Jâbir -> Brahma-nātha -> Manika-nātha -> Mkhyen-brtse'i-dbang-phyug -> Byams-pa-skal-bzang -> Dbang-phyug-rab-brtan -> Khyab-bdag Zha-lu-pa -> Rgyal-dbang Lnga-pa-chen-po (le cinquième Dalai Lama) -> Rig-'dzin Padma-phrin-las, etc. jusqu’à Kong-sprul (1813-1899).

Le troisième cycle dit « Transmission ultérieure » (T. brgyud pa phyi pa) et qui consiste en une série de textes révélés et/ou composés par Nyi-zla-klong-gsal (17ème siècle), aussi appelé « Ali Lama » ou « Lama Ali » (a li bla ma, bla ma a li). On y trouve les hagiographies des maîtres la lignée, de nombreuses instructions sur le corps arc-en-ciel (T. 'ja' lus), la pratique de gtum mo pendant la phase d’achèvement ainsi que des instructions sur la parèdre mystique (T. shes rab ma), des instructions à toutes fins utiles etc. Le cycle se termine par un texte de la main de Kong-sprul Blo-gros-mtha'-yas (1813--1899) « smin byed bde chen bdud rtsi'i chu rgyun gyi lag len gsal bar bkod pa, padma rā ga'i bum bzang », dont la pratique remonterait à Jâbir, après avoir passé par Padmasambhava et Mahā-nātha...

La fin du bouddhisme en Inde n’était pas la fin de l’apport indien à la culture tibétaine. Des paṇḍita indiens, (népalais etc.) ont continué leurs visites au Tibet et à transmettre leurs connaissances aux tibétains. L’apport des yogi nātha semble être assez important à cet égard. Notamment en ce qui concerne des pratiques de magie appliquée, les diverses sciences (astronomie, astrologie, médecine, alchimie…) et la recherche de l’immortalité à l’aide de pratiques haṭhayoguiques.

Le triple cycle de Jâbir a été intégré par Kongtrul dans le volume 48 de la Précieuse collection de termas (T. rin chen gter mdzod) et on le trouve aussi dans le volume 11 de la Somme des sādhana (T. sgrub thabs kun btus).

Articles (Scribd)  de Michael Walter sur Jâbir
Jâbir le yogi bouddhiste, partie 1
Jâbir le yogi bouddhiste, partie 2, énérgies vitales et immortalité
Jâbir le yogi bouddhiste, partie 3, Réflexions sur un Yoga transformationnel international

MàJ 04122014 
"Paul Kraus concluait à une pluralité d'auteurs : autour d'un noyau primitif, plusieurs collections s'étaient constituées dans un ordre que l'on peut approximativement restituer. Il en datait l'éclosion aux alentours des IXe/Xe siècles, non pas au VIIIème siècle." Henry Corbin, Histoire de la philosophie islamique p. 188 

***

[1] Sle-lung Rje-drung Bzhad-pa'i-rdo-rje (b. 1697)

[2] Appears in lineages of haṭhayoga, as practiced in Tibet, which were transmitted by Jābir. See Walter, Jābir I. Rgya gar gyi Paṇḍi ta Badzra na tha. Met by 'Bri gung Rin chen phun tshogs (1509 1557) source : Alexander Cherniak

[3] Ces instructions permettraient au yogi de vivre en extrayant l’essence des quatre éléments, sans autre alimentation.


[4] Note de Walter : "Na-girko-ta in the text. This is probably the town said to be near Sirhind (S. A. A.Rizvi, A history of Sufism in India, Delhi, Munshiram Monoharlal, 1978, v. I, p. 407), another small town in East Panjab, ca. 30 mi. west of Chandigarh. Thus, it isn't reallyin either "eastern" or "western", but more accurately, north-central India. (Less apossibility is a Nagarkot nine miles SSW of Dharamsala, north of the Nagarkotdiscussed above. This was a Rajput stronghold until plundered by M .alamud of Ghazniin 1017, who described it as a 'mine of heathenism'; cf. Annemarie Schimmel, Islamin the Indian subcontinent, Leiden-Koin, E. J. Brill, 1980, p. 38. This town is nowshown on detailed maps of the area as Nagrota.) "

[5] Schaeffer, AI, p. 520.

[6] Walter écrit un peu naïvement : « There is no reason to doubt that later Buddhists would have preserved atleast a relative chronology for the entry of these practices; a strictlycorrect transmission lineage is necessary to demonstrate the integrityof such practices for Muslims and Hindus, as well as for Buddhists. »


[7] 16-17ème détenteur du trône de Drigoung, émanation de 'Bri-gung Skyob-pa 'Jig-rten-mgon-po et célèbre découvreur de termas.


[8] Que 'Bri-gung Rin-chen-phun-tshogs (1509-1557) aurait reçu de Maṇika-nātha

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