samedi 4 mai 2013

Improvisations archéologiques autour des éléments



Xénophane et les éléates avant lui, ne voyait que l’Un dans le Tout, la totalité de la Nature. Parménide d'Élée (VI-Ve siècle av. J.-C.), élève de Xénophane, serait, selon Diogène Laërce, le premier à déclarer que la Terre est de forme sphérique. Il affirma aussi qu’il existe deux éléments, le feu et la terre[1], « le premier investi de la fonction de démiurge, le second de celle de matière. » Selon Alexandre d’Aphrodise, « [Parménide] admet que l'univers est un, inengendré, sphérique » et pour expliquer la génération des phénomènes « il prend deux principes, le feu et la terre, celle-ci comme matière, celui-là comme cause et comme agent. »[2]

Empédocle (490 - 435 av. J.-C.), un des élèves de Parménide, considère, selon Aristote, qu’il y a quatre éléments, éternels, car ils « demeurent toujours et échappent au devenir ».[3] Ils peuvent être rassemblés en un Un, ou être dissociés à partir d’un Un, par l’action de l’Amitié et la Haine.[4] Aristote explique qu’Empédocle arrive au nombre de quatre en ajoutant un élément aux [trois] autres, et il précise que le quatrième élément est la terre.

Platon mentionne des éléments au nombre de trois, qui « tantôt s’en vont en guerre [les uns contre les autres], tantôt font amis. » Mais il ajoute « l’autre parle de deux : l’humide et le sec, ou bien le chaud et le froid »[5]. « L’autre » est peut-être Empédocle. Ce qui rend éternels les éléments, ce sont leurs propriétés ou principes : l’humide et le sec, le chaud et le froid.. On retrouve cette idée de principes éternels dans le Sāṃkhya et dans les systèmes "émanationistes" (ou de procession, utilisant l’idée de tattva) dérivés de lui, où les éléments sont au nombre de cinq.. Ainsi, la terre est l’inertie, l’eau la fluidité, le feu la combustion, le vent le mouvement et l’espace la spatialité. 

Aristote remarque qu’Empédocle fut le premier à parler des quatre éléments, mais qu’il s’en servait comme s’ils étaient seulement deux : le feu d’une part, et « opposés à lui et constituant comme une nature unique, la terre, l’air et l’eau. »[6] Le feu joue donc le rôle principal. Hyppolite, rapportant les idées d’Empédocle, explique que le feu, qu’il appelle le feu intelligent, est contenu dans l’unité, et qu’il est Dieu ; « toutes choses sont constituées à partir du feu et se dissoudront en feu »[7].

Le feu intelligent est donc Dieu, le démiurge, qui forme la matière. Les deux premiers éléments, dans l’unité, sont en fait le feu et l’air/l’éther, l’espace. Pseudo-Plutarque[8] peut nous aider à comprendre pourquoi. Il faut revenir aux opposés humide et sec, chaud et froid. Le feu est chaud et sec. Son absence, le non-feu, est froid et humide. Quand le feu se sépare de l’air/l’éther, « [l’air] est congelé  tout comme la grêle. » C’est l’origine de la lune. Le soleil n’est d’ailleurs pas le feu (intelligent), mais seulement son reflet. C’est le degré de mixtion du feu mêlé qui détermine l’élément (air, eau, ou terre). L’élément terre ayant la plus petite part de feu en lui, est l’élément le plus congelé, et donc le plus solide.

Héraclite ne croyait pas aux dieux[9].
« Sans cesse le non-feu devient feu et le feu non-feu, avec avantage tantôt à l’un tantôt à l’autre. » « Le monde est un ; il naît du feu et de nouveau se résout en feu, selon les cycles réguliers, dans une alternance éternelle. »[10]
Mais dans la mythologie, le feu intelligent (keraunos) était Dieu, Zeus le porteur du foudre, et Héra était l’air/l’éther/l’espace, selon Empédocle dans ses hymnes.[11] L’Un est un couple (le feu intelligible dans l’espace), continuellement en cycle de désunion-réunion (amitié-haine), à l’image du soleil qui fait le jour et la nuit en parcourant l’éther et en perdant son essence en se mêlant avec lui.

Les éléments peuvent être associés ou non au divin, et être dans ce cas une création ou émanation divine. Dans le système Sāṃkhya, les cinq éléments sont les transformations (T. rnam ‘gyur) d’essence (S. tattva), à partir d’un Un divisé (puruṣa-prakṛti). Dans le taoïsme, « Le yin et le yang se transformèrent et formèrent les Cinq Agents qui sont le Bois, le Feu, le Métal, l’Eau et la Terre. On les appelle aussi les Cinq Souffles. » Les cinq Agents y sont divinisés sous diverses formes.[12]

Dans le système Dzogchen au Tibet, nous retrouvons l’idée de la sphère unique, l’Un, qui est en fait une uni-trinité (essence, nature, compassion), d’où procèdent les 5 agents qui formeront le monde. « A partir de l'état foncier du Discernement, qui est l'intuition qui procède d'elle-même, pure, vide et luminescente comme une boule de cristal, se manifeste naturellement et spontanément sa part visible en cinq lumières. Ce sont les cinq éléments. »[13] Cette uni-trinité est constitué d’une essence (inengendrée), une nature ainsi que le lien qui les unit, « la compassion ». Ce qui les unit est à la fois ce qui les sépare : l’amitié-haine. D’où le processus création/émanation-résorption continue.

Héraclite ne croyait pas en les dieux, le Bouddha en avait fait une catégorie d’êtres enfermés comme les humains dans un système, le Sāṃkhya ne leur accordait pas non plus beaucoup d’importance, le taoïsme semble avoir eu une branche philosophique où cela était également le cas. Les systèmes de 2/3/4/5 éléments peuvent donc très bien fonctionner sans cause première, sans créateur et sans acte de création. Mais on peut aussi les intégrer facilement dans un système théiste ou monothéiste, comme les religions n’ont pas manqué de faire. Que serait le christianisme sans l’apport de Platon, Aristote, Plotin et les néoplatoniciens qui rêvaient d’Orient ? Ou le judaïsme et l’Islam ?

On connaît l’importance de la philosophie grecque/helléniste sur l’occident et sur les trois grands monothéismes. On en sait beaucoup moins sur son éventuelle influence en Inde, en Chine, au Tibet ? Les arabes qui ont joué un rôle crucial dans la redécouverte des philosophes grecs en occident, n’auraient-ils pas avec les grecques, mongoles, perses... joué un rôle similaire à l’autre bout de la route de la soie ? 

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Illustration : tableau de Louis Finson, Allégorie des quatre éléments

[1] Ce serait plutôt le feu et l’air. Mais on trouve les deux versions. P.e. chez Hyppolyte, Zeus est le feu et Héra, la terre. Chez Philodème, Héra et Zeus sont l’air et le feu. Les écoles présocratiques, p. 148. Cela pourrait éventuellement s’expliquer par la croyance que l’air, séparé du feu, se cristallise et se congèle.

[2] Les écoles présocratiques, p. 326

[3] Les écoles présocratiques, p. 145

[4] Simplicius, Les écoles présocratiques, p. 145

[5] Les écoles présocratiques, p. 145-146

[6] Métaphysique, A, IV, 985 a 21

[7] Les écoles présocratiques, p. 147

[8] Les écoles présocratiques, p. 146

[9] Héraclite, Fragments, Marcel Conche, PUF, p. 303

[10] Héraclite, cité par Diogène (IX, 8). Conche, p. 285

[11] Selon Philodème, Les écoles présocratiques, p. 148. Ou encore Héra est la terre pour Hyppolite.

[12] Comprendre le tao, Isabelle Robinet, p. 164 citant YJQQ 55.1b (Yun ji qi qian, Commentaire sur les écritures de l’emperuer jaune)

[13] rig pa rang byung gi ye shes shel gong ltar ka dag stong gsal chen po'i ngang nas rang bzhin gyis 'od lnga lhun grub nang gsal gyi cha ni 'byung chen lngas te/ Commentaire du gnas lugs mdzod de Longchenpa.

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