dimanche 9 décembre 2012

Les 24 points lumineux du corps immortel



Les tantras mentionnent 24 haut-lieux sacrés (T. gnas chen S. pīṭha ). Le Brahmāṇḍa Purāṇa (relativement tardif) raconte l’histoire de l’univers, qui s’est développé à partir de l’œuf de Brahmā (Brahmāṇḍa). Ce Purāṇa raconte aussi l’origine des lieux énergétiques (S. śakti pīṭha) en Inde, dont le nombre peut varier. L’énergie cosmique (S. śakti) de Śiva/Bhairava, est représentée par une déesse qui est son archi-puissance (S. adi śakti), et qui peut se décliner en des manifestations diverses, ou qui peut en absorber des nouvelles…
« L'origine de Bhairava remonte à l'histoire de Dakshayani ou Satī, la femme de Śiva. Satī, fille du roi des dieux Dakśa, avait décidé d'épouser Śiva contre l'avis de son père, qui voyait en lui un ascète, qu'il associait aux animaux et aux démons. Un jour, Dakśaorganisa un sacrifice rituel Yagna, auquel il invita tous les dieux, sauf Satī et Śiva. Satī vint seule au Yagna, où Dakśa parla ouvertement de Śiva avec mépris. Satī, ne supportant pas d'entendre son mari insulté, se jeta dans le feu sacrificiel. Quand Śiva l'apprit, il sema la destruction dans le Yagna, tua Dakśa et le décapita. Puis, il prit le corps de Satī sur ses épaules et fit le tour du monde en courant éperdument pendant des jours. Comme cela risquait de détruire le monde, Viṣṇu, le troisième dieu de la trinité, découpa avec son cakra (disque divin) le corps de Satī en morceaux qui tombèrent épars. Les lieux où ces morceaux sont tombés s'appellent les "Shakti Peetha". Śiva prit la forme de l'effrayant Bhairava (Mahākāla) pour monter la garde autour de ces lieux. » Source Wikipedia
Les tantras bouddhistes comme le Cakrasaṃvara racontent la conquête et la conversion des 24 haut-lieux de l’énergie cosmique (S. śakti) de Śiva/Bhairava en haut-lieux bouddhistes de Cakrasaṃvara. Les Cinq Chroniques (T. bKa’thang sde lnga) sont des textes-terma redécouverts par Orgyen Lingpa (né en 1323). Parmi ces cinq, la Chronique de Padma, traduite en français sous le titre Dict de Padma (T. Pad+ma bka’ thang), raconte la légende et le culte de Padmasambhava, et comment celui-ci convertit à son tour les 24 haut-lieux (S. pīṭha) contrôlés par les dieux et démons (S. vighna) qui étaient sous les ordres de Rudra (autre nom de Śiva/Bhairava), pour que la doctrine de Padmasambhava puisse se répandre.

Les traditions tantriques, où tout est divinisé, ont pour but d’unifier l’Homme cosmique et l’homme individuel. L’univers de l’Homme cosmique correspond au corps de l’homme individuel à diviniser, à rendre Immortel. Ce que l’on trouve à « l’extérieur » se trouve aussi « à l’intérieur ». Les vingt-quatre haut-lieux extérieurs, célébrés comme des lieux de pélérinage où l’on peut obtenir des bénédictions spécifiques, se trouvent aussi à l’intérieur du corps divinisé de l’homme individuel, et capables de dispenser les mêmes bénédictions. Pour se rendre à un des haut-lieux mythiques[1] afin d’y recevoir des enseignements, des initiations, des bénédictions et des siddhi de la part de siddha, ḍākinī et autres yoginī, les candidats vidyādhara, siddha ou Immortels n’ont pas forcément bésoin de voyager loin…

Dieu est lumière, le corps divin est lumière. Le mot deva signifie d’ailleurs « brillant » ou « être de lumière ». Il en va de même dans le taoïsme, où le corps est lumière (C. jing). Ce corps est doté de 24 points lumineux, « qui à la suite de pratiques adéquates, fusionnent tous et transportent l’adepte aux cieux […] L’immortel, en effet, devient comme le soleil et la lune. De lui émanent des lumières colorées qui annoncent son approche. […] Il illumine l’intérieur et l’extérieur, et rend son corps aussi brillant que le soleil et la lune. »[2]

Ge Hong (Ko Hung, 283–343) distingue trois grandes sortes d’immortels. Ceux qui atteignent « la délivrance du cadavre » et qui à leur mort se dépouillent de leur corps (Maitrīpa et ses disciples). Les « immortels terrestres » (Śavaripa, les vidyādhara) « qui hantent les monts sacrés et les paradis terrestres », les 24 haut-lieux. Ils ont des pouvoirs supranormaux, la longévité et la non-mort. Et puis la catégorie supérieure, « les immortels célestes » (de nombreux lamas nyingma et bön, p.e. Shardza Rinpoché ), qui « s'élèvent avec leur corps et montent dans le vide », s’envolant au ciel en plein jour.[3] Ces derniers ont véritablement perfectionné la transformation de leur corps en corps divin, en corps de lumière.

Nous avions déjà vu que les taoïstes religieux qui recherchent l’immortalité, la réalisent à travers trois types d’alchimie différents et un processus de combustion lente dans un athanor (intérieur, extérieur ou secret) dont tous les (neuf[4]) orifices devaient être bouchés, pour que la semence (C. jing) ne s’échappe pas et soit transporté vers le cerveau, le ciel. Notons que « jing » signifie à la fois « semence » et « lumière », « brillant », dans le cadre de l’alchimie interne et de « la chambre à coucher ».

La même idée se retrouve dans le concept du corps d’arc-en-ciel (T. ‘ja’ lus) et du corps de vase de jouvence (T. gzhon nu bum sku), « la coalescence du Vide (stong pa, l’Essence) et de la Clarté (gsal ba) ». « La Jouvence (gzhon nu) de cet état s’explique par le fait qu’il ne connaît aucun changement (mi ‘gyur ba) et donc qu’il n’évolue pas en “vieillissant” à mesure qu’il s’éloignerait éventuellement de sa jeunesse primordiale. Son Vase (bum pa) est le Calice (snod) qui en accueille les prodiges irisés (snang ba’i cho ‘phrul) et les conserve sous le couvert d’un sceau (rgya) encore non-brisé. La notion de Corps (sku) renvoie à celle de dimension, autrement dit à l’Espace (dbyings) qui abrite le Vase de Jouvence. »[5]
« Samantabhadra répondit : - Vajrasattva, écoute ! La teneur de ma pensée, c’est la vision de la grand pureté primordiale [du] Fond, [avant que] la paroi [du Corps du vase de jouvence] fût aucunement brisée, et [avant que son contenu] eût chu de quelque côté que ce soit. Elle était clairement lumineuse par nature, et la compassion ne l’avait point [encore] mue vers le dehors ; [cela était pareil] au Corps d’un vase. La luminosité quinticolore s’y illustrait (gsal ba) sans mélange, à l’instar de l’arc-en-ciel. »[6] 
Il se peut que le mot tibétain « gnas » soit étymologiquement lié à son quasi-homonyme « gnad ». Pour ce dernier terme, le Yogācāra glossary donne le terme sanscrit « marman », qui signifie « point vulnérable (du corps), point faible; articulation, organe vital; chair à vif | secret, mystère ». En rassemblant les 24 morceaux du corps (gnas/gnad) de l’énergie (S. śakti) éparpillée de Śiva/Cakrasaṃvara/Padmasambhava etc., le corps divin est reconstitué, ce qui rejoint l’idée des 24 points lumineux qui doivent fusionner pour l’ascension de l’Immortel. Un texte indien du seizième siècle donne une autre indication allant dans le sens d’un rapprochement. Il s’agit du Padmavāti (Padumāwati)[7] de Malik Muḥammad Jaisī. Śiva y enseigne l’ascension de la forteresse de Siṁhala-dvīpa. Cette forteresse est aussi sinueuse  « pliée » (bāṅk) que le corps humain. Elle n’est pas conquise par la force (haṭh), mais ceux qui l’atteignent ont les marques [du yoga]. La forteresse a neuf portes et Cinq agents[8] y patrouillent constamment. La dixième porte est cachée et inaccessible car le chemin qui y conduit est fort sinueux. Seul celui qui détient le secret (bhed) peut y grimper comme une fourmi et peux pénétrer dans ce passage. »[9]

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Le corps d'arc-en-ciel de Padmasambhava (thangka un peu fantaisiste)

MàJ Autre exemple d'un territoire représenté par le corps d'une femme (ogresse)


[1] Jalandhara, Oddiyana, Paurnagiri, Kamarupa, Malaya, Sindhu, Nagara, Munmuni, Karunyapataka, Kulata, Arbuta, Godavari, Himadri, Harikela, Lampaka, Kani, Saurasta, Kalinga, Kokana, Caritra, Kosala, et Vindhyakaumarapaurika

[2] Comprendre le Tao, Isabelle Robinet, p. 172

[3] Comprendre le Tao, Isabelle Robinet, p. 188

[4] Dans la taoïsme, neuf symbolise le multiple et précède le chiffre (1)0, le renouvellement.

[5] Jean-Luc Achard, La Base et ses sept interprétations

[6] Profusion de la vaste sphère : Klong-chen rab-'byams, Stéphane Arguillère, pp. 338-339

[7] Padumawati

[8] « Le yin et le yang se transformèrent et formèrent les Cinq Agents qui sont le Bois, le Feu, le Métal, l’Eau et la Terre. On les appelle aussi les Cinq Souffles. »[9] La théorie des Cinq Agents rend compte de la croissance et de la décroissance des êtres et des choses. Chaque Agent est susceptible d’être « conquis » ou détruit par celui qui est plus fort que lui : le Bois par le Métal, celui-ci par le Feu ; ce dernier par l’Eau et celle-ci par la Terre, que le Bois peut vaincre (cet ordre de destruction se trouve à partir de l’ordre d’engendrement en sautant une « génération ». Les cinq Agents sont divinisés sous diverses formes. Comprendre le tao, Isabelle Robinet, p. 166 et p. 234

[9] David Gordon White, The Alchemical Body, p. 261-262

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