lundi 14 juillet 2014

Humeurs, éléments et guṇas




Le terme tibétain "nyes pa" signifie "défaut" et est la traduction du terme sanskrit "doṣa". En médecine ayurvédique ou tibétaine, le corps fonction sous un régime de trois humeurs (tridoṣa) : la bile (S. pitta T. mkhris pa), le souffle (S. vāta/vāyu, T. rlung) et le flegme (S. kapha, T. bad kan). Ces éléments et humeurs se retrouvent également dans la médecine antique, mais les humeurs y sont au nombre de quatre : le sang, le flegme, la bile jaune et la bile noire.
"Selon cette théorie, le corps était constitué des quatre éléments fondamentaux, air, feu, eau et terre possédant quatre qualités : chaud ou froid, sec ou humide. Ces éléments, mutuellement antagoniques (l'eau et la terre éteignent le feu, le feu fait s'évaporer l'eau), doivent coexister en équilibre pour que la personne soit en bonne santé. Tout déséquilibre mineur entraîne des « sautes d'humeur », tout déséquilibre majeur menace la santé du sujet." (wikipédia)
Les termes tibétain (nyes pa) et sanskrit (doṣa) sont traduits par humeurs, mais désignent en fait le déséquilibre ou le dérèglement de ceux-ci. Si on regroupe la bile jaune et la bile noire en un seul humeur, la bile, le sang pourrait correspondre au "souffle", la tension (artérielle).

J'ai déjà parlé à plusieurs reprises des 4 éléments et comment ceux-ci peuvent être perçus comme étant animés par une Cause première (Dieu, Esprit, âme,…) ou, dans une doctrine moniste, s'émaner de l'Un, quelque soit sa nature. Dans les deux cas de figure, les éléments sont subordonnés à une volonté, un élément hiérarchiquement supérieur. La théorie des quatre éléments est peut-être un des premiers stades d'émancipation de la religion par la science. Mais elle lui attribue toujours un rôle principal, et cherche à expliquer le mystère de "l'alliance Esprit-Matière".

Cette approche se retrouve donc logiquement dans les médecines traditionnelles. Les humeurs sont les formes corporelles des éléments.

Au début de maintes théories de création ou d'émanation se trouve le Foudre ou le feu céleste, qui est le feu pur, invisible car non mélangé. Le début de la création ou de l'émanation est son mélange[1] à l'éther, ce qui va produire une première paire Lumière-Ombre ou Chaleur-Froid. Par ce mélange, le Feu céleste est chaud et sec et l'éther froid et humide. Ce sont ces quatre caractéristiques qui vont donner lieu aux quatre éléments. L'élément feu, contrairement au Feu céleste est un mélange et donc visible. Le feu est de nature chaude-sèche, l’eau est de nature froide et humide, l'air est de nature chaude-humide et la terre est de nature froide et sèche.

Chez Hippocrate, le corps humain contient quatre humeurs : le flegme, le sang, la bile jaune et la bile noire. Le flegme (froide et humide) correspond à l’eau, le sang correspond à l’air (chaude et humide), la bile jaune correspond au feu (chaude et sèche) et la bile noire correspond à la terre (froide et sèche).

La théorie indienne (et tibétaine) présente trois humeurs. Le sang/souffle (chaude et humide), le flegme (froide et humide) et la bile (sèche et chaude/froide). Les maladies sont alors causées par des déséquilibres (S. doṣa T. nyes pa) des humeurs, et donc par extension des éléments. Les déséquilibres peuvent être causées par différents facteurs comme p.e. le tempérament ("l'humeur"), les saisons, l'âge… Quand une maladie se déclare, suite à un déséquilibre causé par un changement de tempérament, de saison ou d'âge, il s'agit de rétablir l'équilibre des humeurs (et donc des éléments), en intervenant sur des facteurs susceptibles de les affaiblir ou renforcer.

Il est possible que les indiens aient regroupé les deux biles (jaune et noire) en une seule, afin d'arriver à trois humeurs, éventuellement pour une correspondance avec les trois guṇa. Selon la doctrine du sāṃkhya, ce sont les trois qualités constitutives de la Nature Primordiale (mūlaprakṛti), "trois essences de la nature: le Bien ou Pure Essence de l'Être sattva (pureté, vérité), la Passion rajas (force, désir), et la Ténèbre tamas (ignorance, inertie); ces trois qualités s'équilibrent dans les choses, dont on caractérise la nature par leurs rapports respectifs." (Gérard Huet). L'interaction (jeu d'équilibre incessant) de ces trois essences produit toutes les formes de la "création" ou de "l'émanation", évidemment sous l'impulsion "du principe mâle statique Puruṣa, l'Esprit".

Une médecine traditionnelle qui utilise la théorie de trois (ou quatre) humeurs, qui sont les formes "incarnées" des quatre éléments, reste donc rattachée à la théologie de ses origines, qui constitue son cadre. Cela n'enlève peut-être rien à la justesse relative de la diagnose d'un déséquilibre ou de l'efficacité des thérapies et traitement proposés. Mais le fait que celles-ci s'inscrivent dans un cadre théologique et soient théorisées par rapport à celui-ci empêchera toute évolution réellement scientifique. Et c’est sans aborder le problème de facteurs astrologiques intervenant dans les traitements.

Les médecines indienne et tibétaine que l'on appelle "traditionnelles" sont donc des formes de médecine "religieuse". Toute médecine était religieuse, c'est-à-dire comportait des éléments de sciences religieuses (astrologie, rituels, magie). D'autres formes de médecine ont abandonnées le cadre religieux et ont pu faire des progrès énormes, non sans sacrifices et avec d'autres inconvénients  ...


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[1] En le traversant, et donc en introduisant le temps et l'espace.

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