jeudi 15 février 2018

Le prix de la Paix


Autel de la Paix
Le roi du Népal était considéré comme un avatar du dieu Vishnou. Lors du couronnement du dernier roi Birendra en 1975 (mort lors du massacre royal en 2001), de la terre provenant d’une fourmilière fut placé sur ses oreilles, de la terre provenant du temple de Vishnou fut mise sur sa bouche et tout son corps fut couvert de terre provenant du seuil de la maison d’une prostituée, afin de le rendre viril. Son visage, son estomac, ses cuisses et ses pieds furent couverts de boue et de divers symboles de force, de longévité et de sagesse[1]. La boue provenait du fond d’un lac, de la défense d’un éléphant, d’une montagne, de la confluence de deux rivières, de la boue des écuries d’éléphants et de vaches, du site du mât d’Indra et du seuil de la maison d’une prostituée indique sa page wikipédia.[2] Il fut « oint » (abhiṣeka) avec de l’eau provenant de divers jarres.[3] Les rois de la dynastie Shah du Népal (y compris le roi démis actuel) avaient également le privilège de faire l’offrande arati au Seigneur Jagganāth de Purī, assis sur le trône d’or Ratna Singhasan dans le temple de Jagganāth à Purī.[4] Après l’abolition de la monarchie au Népal, un cérémonie d’exorcisme de l’ancien roi eut lieu (katto).
« There are deep spiritual ties between Odisha and Nepal. Adi Shankaracharya had established the rituals and practices in both Jagannath and Pashupatinath temples and Nepal, which comes under the spiritual jurisdiction of the Puri Shankaracharya’s Govardhan Math. »[5]
Les Malla arrivèrent au pouvoir dans la vallée de Katmandou autour de l’an 1200, et soutenaient la langue Maithili de la région de Mithila (Videha), d’où provenait Maitrīpa/Advayavajra selon certaines sources. C’est-à-dire que la langue Maïthili avait un statut comparable à celui du sanskrit dans la cour des Malla au Népal. De nombreux prêtres brahmanes de Mithila furent invités à Katmandou et de nombreuses familles de cette région s’y étaient établies sous le règne des Malla.

Les Malla acceptaient la déesse Taleju Bhavani/Bhawani (Durgā/Kālī) comme leur divinité tutélaire. Elle garantit la grandeur et l’abondance du pays, et protège le règne et la succession des dynasties dans la vallée de Katmandou. Le mantra de Taleju joue un rôle crucial dans la succession du roi. La Kumarī est considérée comme une manifestation d’apparence humaine de cette déesse. La beauté et la majesté de Taleju est telle que le roi du Népal n’y avait pas toujours résisté. On raconte aussi qu’elle avait montré son courroux face à une reine jalouse. C’est suite à ces épisodes que la déesse ne serait plus apparue au roi, et ne se manifeste désormais uniquement sous la forme d’une jeune fille (kumarī)[6], jusqu’à ce que celle-ci atteint l’âge de l’adolescence. Taleju serait à l’origine une déesse du sud de l’Inde (Tulajapur Karnataka), qui devint la divinité tutélaire (kul deuta/kuldevatā) des Malla au XIVème siècle. Les Shah qui prenaient la suite des Malla l’adoptèrent également. Chaque roi du Népal devait être initié par un guru mâle et une Yoginī ou Dūtī[7]. La divinité du palais à Purī est Kanaka Durgā. Taleju est une manifestation de Durgā.

Durga tue le démon-buffle Mahishasura
Selon la mythologie indienne, Durgā fut la seule capable de tuer le démon-buffle. Kālī est une manifestation courroucée de Durgā, qui émergea de Durgā après que celle-ci abattit le démon-buffle. Les dieux avaient lancé un sort pour que la seule façon de tuer le démon-buffle passe par l'exposition d’un sexe féminin. Durgā ne savait pas cela quand elle engagea le combat. Par sa colère, quatre autres déesses furent produites, et l’une d’elles, Mangalā, lui susurrait l’astuce dans l’oreille. Durgā enleva ses habits, plaça chacun de ses deux pieds sur une colline distante et quand le buffle passa au-dessous d’elle, entre ses jambes en regardant vers le haut et qu’il vit son sexe, elle le transperça de son trident.


La colère qui s’ensuivit la transforma en la furieuse Kālī, ou Kālī émergea d'elle. Les dieux, désespérés par ses ravages firent appel à Śiva (Mahādev), qui pour la dompter se coucha par terre. Dans sa fureur, Kālī ne le voyait pas, et, en l’enjambant Śiva, celui-ci eut une érection et pénétra Kālī, ce qui eut pour effet de faire disparaître toute sa fureur.[8]

Le double aspect de Durga/Kali
Il y a donc un lien d’identité divine entre Durgā, Kālī, Taleju et la Kumarī. Et il y a des liens d’amitié entre les dynasties de Purī et du Népal, qui durent jusqu’à nos jours. Le rituel śakta de Kālī fait partie du cérémoniel des rois de Purī. D’autres rituels śakta faisaient partie du cérémoniel royal népalais. Les rituels relatifs au culte virginal de la Kumarī sont toujours pratiqués. Michael Allen les décrivait dans The Cult of Kumari Virgin Worship in Nepal (1967). Alfred Gell, qui le cite[9], ne manque pas d’observer les points de convergence entre les rituels de Purī et de Katmandou. 

Kumarī
« At nightfall eight buffaloes representing the demon are killed by having their throats slit so that the blood jets high towards the shrine that contains the Taleju icon. A few hours later at about midnight a further 54 buffaloes and 54 goats are killed in a similar manner. As may well be imagined, the small courtyard [of the Taleju temple) is by then awash with blood… At this point, usually about 1.00 A.M. the small Kumari-elect is brought to the entrance. She is supposed to walk by herself, in a clockwise direction around the raised edge until she reaches the bloody Taleju shrine. She must enter it, still maintaining a perfectly calm demeanour, and if all is well she is then taken upstairs to a small room for the installation ceremony… after the usual purificatory and other preliminary rites, the chief priest performs the main ceremony in which he removes from the girl’ s body all of her previous life’s experience so that the spirit o f Taleju may enter a perfectly pure being. The girl sits naked in front of the priest while he purifies each of her sensitive body areas in turn by reciting a mantra and by touching each area with a small bundle of such pure things as grass, tree bark and leaves. The six sensitive parts are her eyes, throat, breasts, navel, vagina and vulva. As he removes the impurities the girl is said to steadily become redder and redder as the spirit of the goddess enters into her.

At this stage the girl is dressed and made up with Kumari hairstyle, red tika, third eve, jewellery, etc., and then sits on her beautifully carved wooden throne on the scat of which the priest has painted the powerful sri yantra mandala of Taleju. She also holds the sword of Taleju and it is at this point that the final and complete transformation takes place. It is worth noting that though from now until her disqualification some years later she will be continuously regarded as Kumari, it is also believed that it is only when fully made up and sitting on her throne that identification is complete. At other times, especially when casually playing with friends, she is partly herself and partly Kumari. » (Allen 1976: 306-307).
Les rituels sont entre autres la réactualisation de faits mythologiques, notamment ceux de la femme/maîtresse des animaux/vierge et l’homme-taureau sauvage. La fertilité du pays, où le roi comme l’époux de la déesse-terre, joue un rôle essentiel, et le retour de la vie sont rendu possible par l’écoulement de liquides corporels : le sang d’une bête à cornes sacrifiée, les fluides sexuels d’une femme-symbole, ou l’hiérogamie de personnes représentant des dieux. Ces noces sont une mise en scène de ce qui se joue dans les cieux et ont pour but d'attirer l’abondance. Les religions et les rituels évoluent mais ont du mal à abandonner entièrement leurs formes anciennes. Plusieurs strates peuvent coexister.

Déméter/Cérès
Les graines d’orge destinées à germer rappellent le culte de Déméter. Le sacrifice des buffles, réactualisant le geste de Durgā, n’a pas été abandonné dans le culte de la Kumarī (incarnation temporaire de Taleju/Durgā/Kālī). En même temps, ce culte comporte des éléments śakta plus tardifs. Le buffle/taureau fut la forme la plus ancienne de Dionysos/Śiva, sacrifié pour ramener la vie, la fertilité… avec la pudique Durgā seule capable de porter le coup fatal. La furieuse Kālī « émerge » d’elle par la suite, et alors seul le "buffle/taureau" Dionysos/Śiva est capable de l’apaiser ou dompter. Un sacrifice, un retour à la vie (résurrection) et une hiérogamie

Tout comme les jarres de vin sont le support de Dionysos, les pots/vases (kalaśa) sont le support de la déesse, et les pots en métal remplis d’alcool le support des divinités courroucées comme Kālī. C’est dans ces jarres/vases/pots que la divinité est invitée à demeurer le temps des sacrifices et/ou offrandes et des diverses réactualisations. 

Déméter assise, Koré/Perséphone debout tenant deux torches
 Déméter est souvent symbolisé par des épis de blé, une torche allumée ou la corne d'abondance. Perséphone, sa fille, enfermée dans les Enfers, ne serait autre que les grains de blé, ensevelis sous terre durant l’automne et l’hiver. Au retour du printemps et durant l’été, à la germination des plantes correspond le retour de Perséphone auprès de sa mère, dont les mystères d’Éleusis symbolisent le caractère sacré (source : La Mythologie Pour les Nuls, Gilles van Heems, Amy H. Blackwell).
« Lorsque Perséphone fut enlevée par Hadès, Déméter entendit le cri de sa fille et se précipita sur terre à sa recherche, en délaissant les cultures et les moissons. Ne parvenant pas à obtenir des Nymphes les raisons de sa disparition, Déméter décida de partir seule à la recherche de son enfant. Rongé par l'inquiétude, elle marcha au hasard dans l'espoir de découvrir sa fille qu'elle croyait égarée.
Pas un instant elle n'oublia le doux visage de sa fille. Son image la guidait et la soutenait dans son effort. Jour et nuit, ignorant la faim et la soif qui la tenaillait, elle erra à travers la Grèce. Certains disent même qu'elle n'hésita pas à parcourir les régions les plus reculées du monde. La nuit, elle tenait un flambeau dans chaque main pour éclairer son chemin. C'est précisément munie de ces deux flambeaux qu'on la représente souvent.
Neuf jours et neuf nuits durant, Déméter erra inlassablement. Elle cria sans relâche le nom de sa fille, qui demeura introuvable. » (source)

La recherche désespérée de sa fille, aggravée par le viol de Poséidon, rend furieuse Déméter Érinyes (infernale), qui s'habille en noir, causant la famine sur la terre. Pacifiée, elle deviendra Déméter Lousia (baigneuse). Retour au Népal, pendant le festival Dashain/Ghaṭasthāpanā où pendant neuf jours on célèbre les neuf aspects de Durgā.

« Le matin du premier jour, pour le ghaṭasthāpanā [Dashain] ou installation du pot-support de la déesse, les serviteurs du maṭh vont à la rivière chercher du sable et le remettent au prêtre qui en façonne une couche dans laquelle il plantera, au moment auspicieux déterminé par l’astrologue royal, les graines d’orge destinées à germer pendant les dix jours du rite. À côté, il prépare un autel pour recevoir les deux pots, les kalaś, dans lesquels il « installera » la déesse, ainsi que deux flambeaux qui devront rester constamment allumés. Au-dessus il accroche un sabre, symbole de la déesse sous son aspect guerrier. Les deux axes des cérémonies, les deux polarités du culte de Dasaῖ, la prospérité de la végétation et la violence, la fécondité et le pouvoir, sont ici réunis et dans cette double célébration, les monastères sannyasi ne se distinguent pas de leurs voisins parbatiyā ou néwar. Ce qui leur est particulier, cependant, c’est que les chefs de famille n’officient pas eux-mêmes, et, contrairement aux autres maisons, ne pénètrent même pas dans la pièce réservée au culte. L’officiant est un brahmane spécialisé, un tāntrika, c’est-à-dire le plus souvent un brahmane néwar rājopādhyāya, initié aux rites tantriques (Toffin 1989, 1992). Il semble donc bien que les monastères abritent des formes de culte proprement néwar pour lesquelles les Sannyāsī, qui n’ont, par définition, pas d’initiation tantrique, ne sont pas habilités. »  Chapitre IX. La Déesse chez les renonçants : Dasaĩ dans les monastères sannyāsī (vallée de Katmandou) Véronique Bouillier 
Shailaputri, le premier des neuf aspects (Nav Durga)

De nos jours, des courges peuvent être « sacrifiées »[10] à la place des buffles ou des boucs. La farine mélangée avec du sang de la bête sacrifiée (culte de Dionysos) peut être remplacée par de la farine avec du colorant rouge (chez les tibétains gtor ma ba ling = bali, p.e. pañca bali (attention photos de sacrifices)). Le lait peut remplacer l’alcool lors des gaṇacakras. Mais on hésite à s’éloigner totalement des rituels anciens, et à couper le lien, de peur de perdre quelque chose d’essentiel ou crucial à l’abondance, l’harmonie, les pouvoirs (siddhi) etc. Comme si le monde réactualisé (avec son régime monarque-prêtre mysogine) dans les rituels est toujours existant et doit être gardé en vie. Idem pour les rituels de type hiérogamie, maithuna (le cinquième M) ou kaula.



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Autel de taurobole avec Déméter assise

Culte de Gadhamai avec ses sacrifices sanglants
Détail chaudron de Gundestrup (Danemark, Ier siècle av. J.C.) :
une jeune fille portant une épée saute/vole dessus un "buffle-démon" pour le tuer ? 


[1] The New York Times, 24/02/1975

[2] "There he was smeared with mud taken from various symbolic places - the bottom of a lake, the tusk of an elephant, a mountain, the confluence of two rivers and the doorstep of a prostitute's house. Then, with Queen Aishwarya beside him, he was cleansed with butter, milk, yogurt and honey as priests chanted praises and salutations". Wikipédia

[3] Nepal Times

[4] Nepal’s Last King Inaugurates Gaushala In India, NEW SPOTLIGHT ONLINE Feb. 8, 2018, 7:55 a.m.

[5] Spotlight Nepal Nepal’s Last King Inaugurates Gaushala In India Nepal’s Last King Inaugurates Gaushala In India Feb. 8, 2018, 7:55 a.m.

[6] Source en ligne

[7] Kiss of the Yogini: "Tantric Sex" in its South Asian Contexts, David Gordon White

[8] Marglin, p. 215

[9] Art and Agency, An Anthropological Theory,1998, pp. 148-152

[10] « Un seul monastère est strictement végétarien à Bhaktapur. C’est le Jangam maṭh, d’obédience Lingayat, à Taumadhi. Il lui a donc fallu composer avec les impératifs du culte à la Déesse. Pris eux aussi dans un environnement néwar qui les a fortement influençés, les Jangam ont trouvé un biais ; ils célèbrent Dasaĩ dans tous ses rituels mais ont conclu un arrangement avec Bhagavatī pour qu’elle se contente d’un « sacrifice » de courge, décapitée dans un simulacre parfait, et de noix de coco jetée par le mahant depuis la galerie qui précède le sanctuaire de la déesse sur le toit du temple de Śiva. » Célébrer le pouvoir - Chapitre IX. La Déesse chez les renonçants : Dasaĩ dans les monastères sannyāsī (vallée de Katmandou), Célébrer le pouvoir, Gisèle Krauskopff, Marie Lecomte-Tilouine, 

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