samedi 27 janvier 2018

Juggernaut ou la procession du soleil

Le Juggernaut vu par les Victoriens. Un fidèle se fait écraser sous les roues du char
Série de billets autour du culte de Jagannātha dans la ville de Purî en Inde.
"Juggernaut: an idea, custom, fashion, etc., that demands either blind devotion or merciless sacrifice," 1854, a figurative use of Juggernaut, 1630s (Iaggernat), "huge wagon bearing an image of the god Krishna," especially that at the town of Puri, drawn annually in procession during which (apocryphally) devotees allowed themselves to be crushed under its wheels in sacrifice. Altered from Jaggernaut, a title of Krishna (an incarnation of Vishnu), from Hindi Jagannath, literally "lord of the world." Etymonline
Quand on lit les traductions françaises du mot « anglais » Juggernaut (Jaggernat chez Balzac ou Jagernat chez Anatole France), on trouve poids lourd, poids écrasant, force fatale ou rouleau compresseur. Ce mot, utilisé en anglais, concentre l’horreur des Victoriens éprouvée face aux manifestations de ferveur religieuse en Inde. Et notamment dans la ville de Purī (dans l'état de l'Odisha), où l’on adore le Seigneur du monde, le Jagannātha (tib. ‘gro ba’i mgon po), par des processions de grands chars (Rath Yatra) transportant le dieu avec sa famille (frère et sœur, Balabhadra et Subhadra), considéré comme une forme de Vishnou (ou de Krishna). À l’origine cette forme fut une pierre bleue (ombilicale ?[1]), vénérée par le montagnard śavara Basu. Le roi de Malava, Indradyumna, avait envoyé des émissaires brahmanes partout, et lorsqu’ils trouvèrent Basu, la pierre fut transportée à Purī, où commença la construction d’un temple (en 1174), qui prit quatorze ans. Le temple actuel est un bâtiment pyramidal surmonté de la roue et du drapeau de Vishnou. La roue, symbole solaire par excellence. Le rouleau compresseur auquel rien ne résiste…

Le dieu est célébré lors de quatre festivals, celui du Char (Rath Yatra), au début de l’été et de la saison des pluies, étant le principal. Les chars du Seigneur du monde et de son frère et sa sœur traversent alors la ville de Purī à plusieurs occasions, suivant un trajet déterminé avec des stations[2], pour que les gens puissent les voir et recevoir leurs bienfaits (darśana). (wikipedia) C’est à l’occasion de ces processions que les Victoriens voyaient des dévots se jeter sous les roues des chars gigantesques, et se faire écraser par le Seigneur du monde pour aller directement au paradis[3]. Accidents, suicides ou sacrifices ? Pour la langue anglaise, le Juggernaut signifie désormais « une idée, une coutume, un mode etc. qui demande une dévotion aveugle ou des sacrifices sans merci. »

Le roi (Gayapati) de Purî faisant office de balayeur 
Un autre aspect du culte du « Juggernaut » a retenu mon attention. Le rôle du balayeur joué par le roi. En effet, un des rites principaux du festival s’appelle « Chera Pahara », balayer l’eau. C’est le Seigneur du monde (ou plutôt Indra) qui fait la pluie et le beau temps et fait en sorte qu’il pleuve souvent le jour des Chars. Ce jour là, c’est le roi habillé en balayeur qui balaie autour des chars avant que la procession ne se mette en marche. Ce rite marquerait aussi le fait que ce jour là, il n’y a pas de différence entre le roi et le moindre sujet du royaume, le balayeur. L’explication suivra dans un des billets suivants.
« Las ! Les rayons du soleil dans un ciel sans nuages s’étendent partout
Cependant, tout reste obscur pour les non-voyants [4] Le Naturel s’étend partout,
Mais reste inaccessible à ceux qui sont aveuglés. » Dohākośa-nāma Mahāmudropadeśa de śavaripa (Chants de Plénitude).
Nous retrouvons le thème de la nature partagée du roi et du balayeur dans les cycles des mahāsiddhas, notamment dans les hagiographies du roi Indrabhūti, sa sœur Lakṣmīṅkārā et le balayeur Hāḍipa/Jālandhara ou encore dans la légende du roi Gopīcand(ra) du Bengale, le Gopicandra Nāṭaka. Le mahāsiddha Mayanāmatī/Mayanā, sait que seule une initiation de Hāḍipā (le balayeur) pourra sauver Gopīcandra (le roi), qui a du mal à abandonner son royaume, pour se mettre au service d’un balayeur. Le mahāsiddha fait passer la mère sorcière du roi par une série d’épreuves terribles, autour des thèmes chamanistes/alchimistes classiques du démembrement et de la restauration. Car mythologie, légendes, rites et alchimie se croisent dans le Juggernaut. Voir The Alchemical Body de David Gordon White (p. 296-297, p. 299). Dans le Guide du Naturel, Indrabhūti réussit à abandonner son royaume, grâce à sa sœur Lakṣmīṅkārā, et devint le siddha Lvavapa.[5]

Dans les hagiographies des 84 mahāsiddhas (d’Abhayadatta[6]), on trouve l’histoire de Guru Bhadrapa, qui, pour briser sa fierté de brahmane, doit balayer chez un yogi hors-caste, après lui avoir apporté de la viande de porc et de l’alcool.[7]

Dans la ville de Purî en Inde, il y a en a qui croient aller au paradis en se jetant sous les roues du Char du Seigneur du monde. D’autres, comme Saraha et Advayavajra, menacent ceux qui font des pratiques avancées (gaṇacakra) de travers, de finir foulés sous les pieds du Seigneur du monde, ou écrasés par le Juggernaut…
« Ils mangent, ils boivent et éprouvent la joie de l'union
Les cercles [divins] se remplissent constamment
Par cette instruction ils concrétiseront l'autre monde
[Mais s'ils ne le concrétisent pas, ajoute Advayavajra]
La tête de ces étourdis sera écrasée sous les pieds [du Seigneur du monde]
. » (DKG n° 24)
Le nom Jagganātha apparaît aussi dans le Guide du Naturel (Sahajasiddhi-paddhati) sous la forme de Śrī Sarvajagganātha, un yogi qui vint à Oḍḍiyāna pour y trouver l’ainsité (sct. tathatā) auprès de Siddhavajra. Ce dernier lui enseigna : « Fils de ma famille, l’ainsité du Corps, du Verbe, de la Pensée et de la gnose de tous les tathāgata des trois temps n'est ni effort, ni écrit, ni symbole, ni prédicat ni discours (sct. śabda), mais l’ainsité est l'entrée dans l'objet de tous les éveillés). De ce fait, on ne le trouvera pas à travers aucun effort, écrit, symbole, prédicat et discours. » Il n’y a pas de lien évident entre ce yogi et le culte de Jagganāth, bien que certains historiens indiens considèrent cette occurrence dans le Sahajasiddhi comme une preuve de l’influence bouddhiste sur le festival.

Tejaprabhā

En ce qui concerne l’aspect mythologique du culte de Jagganātha, le trio divin céleste pourrait en rappeler un autre, cette fois-ci bouddhiste : Tejaprabhā, assis sur son char, avec son entourage de planètes, parmi lesquels le soleil et la lune. Mais c’est peut-être encore la thèse du culte solaire comme l’origine de toutes les religions de Charles-François Dupuis qui expliquerait le mieux les nombreux points de convergence entre cultes religieux. J’y reviendrai.

***

[1] « Les « dieux de village » étaient donc surtout féminins, mais n’avaient pas de forme anthropomorphe à l’origine. Ces déesses étaient représentées par des pierres non taillées, des arbres ou de petits autels.[4] Pour les villageois elles étaient à l’origine du village, et une pierre ombilicale (« navel stone ») pouvait la représenter, ou simplement une tête placée à même la terre, la terre ou le territoire du village constituant alors son corps. Elles étaient ambivalentes, capables de déclencher des calamités, des épidémies etc. ET de les arrêter. Il n’y a pas mal de ressemblances avec le culte de la déesse mère Cybèle. » Source 

[2] La raison de la sortie serait une visite à la tante du Seigneur, qui a son temple dans la même ville.

[3] « Though many foreign accounts of the festival have been dismissed by Orissan scholars as the incorrect and disrespectful statements of infidels, one such Friar Odoric (ca. 1321 AD) is quoted in Hobson Jobson as stating, “Many pilgrims who have come to this feast cast themselves under the chariots so that the wheels may go over them saying that they desire to die for their God and the car passes over them, and crushes them and cuts them asunder and so they perish on the spot.” The fact remains, however, that many Hindus believe that a death under the wheels of the chariot would bring them salvation. An issue of the Puri Gazetteer of 1929 mentions some suicides occurring in this fashion while scholars admit that evidence exists that points to many instances of people lying down their bodies before the chariots, allowing the wheels to crush them. » Source

[4] Écrits gnostiques, Évangile selon Philippe, Pléiade, p. 357 « (56) Un aveugle et un voyant se trouvant dans l’obscurité, ils ne diffèrent pas l’un de l’autre. Survienne la lumière, alors le voyant verra la lumière et l’aveugle restera dans l’obscurité. »

[5] Voir Le Guide du Naturel
[6] Caturaśīti-siddha-pravṛtti (grub thob brgyad cu rtsa bzhi’i lo rgyus PKTG 5091)

[7] Cette histoire est publiée en français dans Le Guide du Naturel, éd. Yogi Ling.

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