dimanche 29 octobre 2017

La réincarnation, sinon rien...




Rebirth, rebirth, rebirth (publié le 28/10/201), par le moine norvégien Ajahn Brahmali (né en 1964), ordonné par Ajahn Brahm,

Comme beaucoup d’autres moines Theravada occidentaux, Ajahn Brahmali pense que sans la croyance en la réincarnation, la doctrine bouddhique partirait totalement à la dérive. Ajahn Brahmali écrit que le bouddhisme en se proclamant vrai et au plus près du réel, se doit d’être en conformité avec les sciences par rapport à la connaissance des phénomènes. Mais il voit bien le décalage, et, comme de nombreux autres bouddhistes traditionnels, il espère que la science progressera et confirmera un jour la doctrine bouddhique. Par confirmer la doctrine bouddhique, il veut dire en fait la croyance en la réincarnation. Aussi encourage-t-il les recherches « scientifiques » parallèles en matière de réincarnation. Il recommande la lecture de “Irreducible Mind” d’Edward F. Kelly et d’autres publié en 2007, pour une bon résumé de l’état actuel du savoir réincarnationnel.

Les réincarnationistes et les spiritualistes entretiennent souvent des vues dualistes schématiques sur l’esprit et la matière, où il est plus plausible que la matière procède (création, émanation, etc.) de l’esprit ou est animé par lui, que l’inverse. Du même coup, ils accusent ceux qui ne partagent pas un point de vue dualiste esprit-matière d’être des « matérialistes » qui affirmeraient que l’esprit est un épiphénomène de « la matière » etc. Ce point de vue dualiste est dépassé, mais comme il est un point de vue traditionnel, ils ont du mal à s’en séparer. La réalité est sans doute plus complexe que ce dualisme schématique. Une culture se transmet de génération à génération, et à chaque membre d’une génération, ce qui fait qu’elle est une sorte de superstructure, qui n’est ni entièrement « spirituelle » ni « matérielle ». Elle perdure au-delà de la mort de ses membres, mais pas sans ses membres. On trouve d'ailleurs des alternatives du problème corps-esprit dans le bouddhisme même.

Les réincarnationistes comme Brahmali, persistent à dire que le Bouddha a enseigné la réincarnation comme un croyance nécessaire, sans laquelle l’édifice bouddhiste s’écroulerait. Si on parle des quatre nobles vérités du Bouddha, toutes les « vérités » ne sont pas de même nature et n’ont pas la même valeur. Elles n’ont pas été enseignées comme des dogmes qu’il convient d’accepter. La première vérité est un constat, il constate la souffrance (dukkha) universelle. La deuxième vérité en établit les causes. La troisième affirme que ces causes peuvent être éliminées et la quatrième montre comment.

Puisque la cessation de la souffrance est possible, la première vérité de la souffrance est vraie tant que les remèdes n’ont pas été appliqués. La souffrance est aussi enseignée parfois comme la conséquence d’un malentendu (avidyā), qui perdure aussi longtemps que l’on ignore les trois caractéristiques des choses (impermanentes, insatisfaisante et sans essence). La réincarnation est un malentendu du même type : tant qu’il y a identification à ce qui constitue un individu, que le bouddhisme enseigne d’être dépourvu de soi, il y aura « renaissance ». Sans soi, et sans individu qu’est ce qui peut renaître ou se libérer ?
« ‘Un jour, je m’éteindrai libre de toute appropriation, le nirvāṇa m’adviendra.’ Prendre les choses ainsi, c’est le comble de l’appropriation. »[1]
Faire reposer ainsi toute l’édifice de la doctrine bouddhique sur la seule croyance de « la réincarnation » semble très malhabile, sauf s’il s’agit d’une stratégie, dans lequel cas elle n’est pas indispensable.

Pour des réincarnationistes comme Ajahn Brahmali, la réincarnation serait une découverte du Bouddha. Chaque bouddhiste peut la découvrir pour lui-même à travers l’investigation personnelle qu’est la méditation. C’est comme si nous parlions de la sagesse (prajñā) ou de l’éveil ! Il faudrait voir de plus près ce que cette affirmation comprend par réincarnation, la renaissance perpétuelle dans un des six mondes de la cosmographie bouddhiste ? Ajahn Brahmali rappelle qu’il est dit quelquefois que rejeter la croyance en la réincarnation revient à dire que l’on n’est pas bouddhiste.[2] Ce n’est pas le Bouddha qui dit cela, ni ceux qui pensent être bouddhistes mais sont dubitatifs quant à la réalité de la réincarnation, mais bien les réincarnationistes pour qui le triple entraînement (éthique, méditation et sagesse) sans cette croyance serait sans fondation. Est-ce qu’ils considèrent Nāgārjuna comme un bouddhiste ?

Pour des réincarnationistes comme Ajahn Brahmali ce serait "la fin du bouddhisme" (de leur bouddhisme ?) si le bouddhisme perdait la croyance en la réincarnation comme dogme.[3] Un moine Theravada canadien m'avait écrit un jour que sans le karma et la réincarnation, il ne savait pas ce qui le retiendrait de commettre un meurtre.

Il existe une vidéo de Dzongsar Khyentsé Rinpoché (IS THERE BUDDHISM WITHOUT REBIRTH?), dans laquelle celui dit qu’actuellement il n’y a pas de terrain d’entente entre les scientifiques et les bouddhistes au sujet de la réincarnation, mais que c’était la même chose pour ce la théorie de relativité jusqu’aux découvertes d’Einstein qui auraient confirmé ce que le Bouddha avait déjà découvert il y a 2500 ans. Il garde bon espoir que les scientifiques confirmeront un jour les propos du Bouddha au sujet de la réincarnation. DKR s'inquiète comme Ajahn Brahmali de qui est un bon bouddhiste et qui ne l'est pas, avec la croyance en la réincarnation comme critère principale.

Voir aussi La réincarnation est-elle attirante ?

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[1] Nāgārjuna, Stances du milieu par excellence, trad. Guy Bugault, p. 202

[2] « This is why it is sometimes said that rejecting rebirth is tantamount to saying you are not a Buddhist. » « If one rejects one of the core insights of the Buddha – that is, rebirth – one is actually rejecting his awakening and therefore not really taking refuge. It seems to me that it is at least arguable from this that such a person is not really a Buddhist. »

[3] « If Buddhism were to lose rebirth, it would be the end of Buddhism as far as I am concerned. »

samedi 28 octobre 2017

Les méthodes de bonheur (tm) et leurs preuves



Mind & Life est né en 1987, grâce à la rencontre entre le Dalai-Lama, le neurologue Francisco Varela (disciple de Chogyam Trungpa et de Tulku Urgyen Rinpoche), et l’homme d’affaires R. Adam Engle (bouddhiste gelougpa). Parmi les membres émérites de la direction, on trouve Richard J. Davidson, Daniel Goleman, Jon Kabat-Zinn, Roshi Joan Halifax, Matthieu Ricard, et Alan Wallace.

Jon Kabat-Zinn est le cerveau derrière la MBSR (Mindfulness-Based Stress Reduction) ou « Réduction du stress basée sur la pleine conscience ». Richard J. Davidson, professeur en psychologie et psychiatrie à l’université de Wisconsin–Madison, est le fondateur du Center for Healthy Minds ("Mind over matter?" financé pour 64% en contributions fédérales). Il avait étudié à l’université de Harvard avec Daniel Goleman, et fait des recherches sur les interactions entre le cortex préfrontal et l’amygdale dans la régulation des émotions. Il participe également à la vulgarisation du phénomène de la « plasticité du cerveau ».


Dans ses recherches, Richard J. Davidson, a notamment fait des tests avec le moine Matthieu Ricard, qui ont démontré que la « pleine conscience » développe la clarté d’intention, l’altruisme, la bonté, l’empathie et la compassion. Une autre étude avec un panel de 35 chômeurs présentant un niveau élevé de stress avait montré l’efficacité de la « pleine conscience » pour réduire le stress (étude publiée dans Biological Psychiatry en 2016). Le MBSR est aussi utilisé dans l’armée, dans l’entreprise (Google, etc. ) dans les établissements médicaux, dans les écoles, pour les mères de familles, dans les maisons de retraite, etc.
« Les effets bénéfiques de la plupart des techniques de méditation face au stress reposent sur la plasticité du cerveau, c’est-à-dire la capacité de ce dernier à modifier ses structures en fonction des sollicitations qu’il reçoit. Ainsi, les circuits neuronaux fréquemment utilisés, ceux où les interconnexions neuronales sont riches, se consolident et se développent. Ceux qui servent peu ou qui sont victimes du stress finissent par s’étioler. La recherche montre que les différentes techniques de méditation augmentent les connexions entre différentes parties du cerveau. » (Comprendre les effets de la pratique de la méditation de la pleine conscience)
Le stress, en revanche, détruit ces même connexions et contribue à créer de l’anxiété. Il semble donc principalement s’agir d’insérer des petites plages de « reconnexion » au sein des différentes activités sujettes au stress. L’idéal étant évidemment de ne pas avoir une vie exposée à différents types de stress…, mais puisque la « vie moderne » et sa nécessité de croissance « requièrent » que l’on vive de plus en plus sous le stress dans nos façons de travailler et de vivre, et que les périodes de repos se fassent de plus en plus rares, des petites plages de « pleine conscience » permettent de « se reconnecter » un peu, pour mieux repartir et tenir, pour mieux s’armer contre le stress. Il serait d'ailleurs hors de question de s’attaquer aux causes du stress…

La méditation ou la « pleine conscience » n’est pas une méthode magique, où plus on pratique la méditation, plus on serait heureux. Il semblerait qu’il faille plutôt rechercher les effets bénéfiques (en gros suspendre ou réduire le stress), dans un cerveau mieux (re)connecté.

Une étude japonaise menée par Masahiro Toyoda, Yuko Yokota et Susan Rodiek montre que le jardinage aussi stimule le lobe frontal et serait bon pour la plasticité cognitive. Ce dont on se doutait un peu. Et si ça se trouve, il y a plein d’autres activités déstressantes, permettant naturellement d’augmenter « les connexions entre différentes parties du cerveau ». L'image bouddhiste de l'eau boueuse qu'on laisse tranquille pour laisser se déposer la boue et pour qu'il redevienne limpide vient à l'esprit.

Evidemment, les chercheurs de Mind & Life, parmi lesquels on trouve beaucoup de pratiquants bouddhistes, s’intéressent plus spécifiquement aux méthodes (d'origine) bouddhistes, et notamment à la pratique de l’attention, ou pleine conscience, qui a fait le buzz et a fini par devenir un véritable marché. Les chercheurs, auteurs de diverses publications sur ses bénéfices, se tournent naturellement vers cette méthode prouvée, avant d’étudier d’autres possibles méthodes de bonheur ou de décantation de la boue mentale ("se changer les idées"). Conséquence : l’homme le plus heureux du monde est un bouddhiste, et ce sont les bouddhistes les plus heureux… Se pourrait-il qu’en utilisant une méthode à l’origine bouddhiste, le bouddha et les grands bodhisattvas y glisseraient un petit chouïa de leurs bénédictions ?

D'autres instituts d'études où l'on aimerait marier les sciences et la spiritualité sont l'Institute of Noetic Sciences (IONS), qui fait entre autres des recherches sur les corps de résurrection, et l'Institut Suisse des Sciences Noétiques (ISSNOE) qui étudie les voyages astraux. Des scientifiques avec un faible pour la spiritualité qui aimeraient bien lui trouver des preuves scientifiques.

Les tests que l’on fait faire à des méditants en mesurant leur cerveau, afin de prouver les bénéfices de la pleine conscience, de l’altruisme, du vajrayāna, etc. sont en fait incomplets. On devrait faire faire d’autres tests à ces mêmes cobayes. Leur faire faire du jardinage, de la pêche à la ligne, de la randonnée, une bonne partie de jambes en l’air, pour vérifier si cela stimule autant le lobe frontal, oxygène le cerveau, produit de la dopamine etc.

Si on voulait vraiment attribuer les bénéfices de la « pleine conscience » à ses origines bouddhistes, son principe actif est peut-être tout simplement la concentration naturelle dont parle Buddhadasa, quelle que soit notre activité. On pourrait aussi étudier le « jeûne de l’esprit » des Daoistes quand ceux-ci « tombent en arrêt »[1]. Phénomène que l’on trouva d’ailleurs aussi chez des disciples de Dampa Sangyé.
« Un jour, lorsque Dampa Ma (le maître) et Sochung (le disciple) étaient en train de moudre du maïs, Sochung avait relâché la meule et resta les yeux grand ouverts (T. had de) pendant une longue période. Ma lui dit : « Qu’est-ce qui t’était arrivé (tsa cig cig byung 'dug) ? Dampa t’aurais donné des instructions ? ».[2]
Imagine, on marche dans la ville un peu stressé et que l’on doit traverser la route sur un passage à piétons. C’est rouge, on attend et l’on « tombe en arrêt », le lobe frontal est stimulé, le cerveau oxygéné, etc. Si ça se trouve, le score des appareils qui font Ping serait assez élevé à ce moment. Une publication médicale le confirme, et c’est la naissance d’une nouvelle pratique, en plus du yoga, la méditation, le Mindfullness, le jardinage… Le Zebracrossing(tm), avec ses coaches, ses salles spécialement équipées de passages à piétons et feux de signalisation et tout le merchandising et les publications médicales qui vont avec. On n’arrête pas le progrès !
***

[1] « Un autre jour encore, Yen Houei revit son maître et lui dit : « Je m'assieds et j'oublie tout (Chinese: 坐忘; pinyin: zuòwàng; Wade–Giles: tso-wang).»
Tchong-ni en éprouva un sentiment de respect et demanda : « Qu'entends-tu par t'asseoir et oublier tout?»
Yen Houei répondit : « Me dépouiller de mon corps, oblitérer mes sens, quitter toute forme, supprimer toute intelligence, m'unir à celui qui embrasse tout, voilà ce que j'entends par m'asseoir et oublier tout. » Philosophes taoïstes, vol. 1, La Pléiade, p. 136-137. La traduction est de Liou Kia-hway et a été relue par Paul Demiéville. Voir aussi le Zuowang

[2] Blue Annals, p. 877 DT 1026

dimanche 22 octobre 2017

Sur l'entretien du tunnel


L'Ascension vers l'empyrée de Hieronymus Bosch
Sphère céleste la plus élevée, contenant l'élément igné

Nous avons bien eu Orphée et Eurydice, Dante qui au XIVème siècle avait fait un tour dans les enfers, le purgatoire et les cieux accompagné par le poète Virgil, pour ensuite en témoigner dans sa trilogie. Il y a encore eu les mystères du moyen-âge, où le diable est vaincu sur la scène.
« Pour le chrétien, ces histoires étaient particulièrement instructives, parce qu’elles lui permettaient d'accomplir ce voyage par procuration plutôt que de le vivre comme punition des péchés commis ici-bas. » Orphée au Moyen Âge, John Block Friedman, Jean-Michel Roessli, p.175
Au Japon, Il y a le théâtre Nô où les vivants et les mort se rencontrent, et au Tibet les revenants (tib. ‘das log) racontent les mystères qu’ils ont vu, pour notre édification morale. Les artistes ambulants au Tibet avaient chacun leur rôle : les bardes racontent l’épopée du roi Gésar de Ling, les maṇipa sont des conteurs qui édifient à l’aide d’illustrations, et les revenants racontent les plaisirs et les peines de l’au-delà et comment bien se comporter ici. Nangsa Euboum (snang sa ‘od ‘bum)[1] est peut-être la revenante la plus célèbre, sa vie ayant fait l’objet d’un opéra (tib. a lce lha mo). Nangsa n’avait pas cherché sa mort, mais le Seigneur de la Mort lui avait permis de retourner sur terre en lui donnant pour mission d’édifier le peuple tibétain.

Voyage au-delà de la mort publié par les éditions Claire Lumière (merci à Jack pour la référence) raconte la vie d’une revenante du siècle dernier, qui, elle, avait volontairement décider de devenir une « revenante ».
« En 1941, Dawa Drolma n'a que seize ans. Elle se lance pourtant dans la plus étrange des aventures. Inspirée par la divinité Tara Blanche, elle décide en effet d'entrer pendant cinq jours dans un état de catalepsie profonde proche de la mort physique. Guidée par Tara, elle entreprend alors un extraordinaire voyage qui la mène dans les "champs purs" (les paradis en quelque sorte) de Gourou Padmasambhava et des divinités Avalokiteshvara et Tara. Mais elle visite aussi les enfers, où elle assiste au jugement des défunts ainsi qu'aux terribles souffrances qui assaillent ceux dont la vie fut négative. Revenue dans son corps, elle livre, faisant le récit de son expérience, un vertigineux témoignage vécu sur l'outre-tombe, tel que le présente la tradition tibétaine. »
C’est la déesse Tārā blanche qui lui avait fait découvrir l’autre monde comme le poète Virgil l’avait fait pour Dante. Mais c’est son lama qui lui avait préparé à ce voyage insolite. Il lui donna des instructions pour les rituels à faire et pour lui permettre de « garder » son corps. Cela lui a permis de visiter en compagnie de Tārā blanche, les terres pures de Padmasambava, les six destinées du saṁsāra, le mont Potala où réside Avalokiteśvara, puis les les terres pures de Vajrapāṇi et de Tārā. Dawa Drolma est morte en labeur à Lhasa en 1941 à un jeune âge (source).

Quelles que soient les comptes-rendus des mondes visités par ces visionnaires, elles partent tous du principe du dualisme corps-esprit, qui est inculqué dans chaque conte, dans chaque vers et chaque phrase, et donne sens à tout ce qui est conté et représenté.[2]

Les contes de spectres et de fantômes, qui sont distrayants, peuvent aussi servir d’autres causes. Pour cela, on peut se tourner par exemple vers l’Angleterre entre 1600 et 1800. A partir du milieu du XVIème siècle, le Purgatoire était « aboli » par les protestants anglosaxons, selon Sasha Handley, ce qui avait pour conséquence l’annihilation de cette terre intermédiaire (genre de « monde imaginal »), passage obligé entre le Ciel et la Terre. Comment désormais expliquer le parcours postmortem des âmes des morts ? La croyance en les esprits était également sous attaque.[3] D’autant plus que ces « abolitions » étaient accompagnées par la naissance de la science moderne et les idées des Lumières. C’était cependant sans compter de la ténacité de ces croyances pendant cette période de « désenchantement » généralisé. Les contes de fantômes restaient populaires et les explications de mondes imaginaux et leurs habitants gardaient leur plausibilité. L’Angleterre post-1770 est connue comme un berceau de contes gothiques, hantés par de nombreux fantômes. La croyance en les esprits s’étaient maintenue entre 1660 et 1800, malgré les diverse attaques. Et la réhabilitation des esprits et les histoires de spectres allaient servir la restauration politique et religieuse en Angleterre.

En effet, les prêtres anglicans étaient en guerre contre les « athées » et les « sadducéens ». Le terme « athée » recouvrait à cette époque l’idée d’athéisme mais aussi de diverses vues religieuses hétérodoxes et des penchants libertaires. Les sadducéens étaient à l’origine une secte judaïque, qui contrairement aux pharisiens, ne croyaient pas à la résurrection des morts et à l’existence des anges. On craignait que ces croyances n’étaient que lé début d’un désenchantement généralisé susceptible de conduire ultimement au déni de Dieu et du christianisme même[4]. Les histoires de spectres étaient utilisées comme une arme de ré-enchantement dans cette bataille. Mais pas uniquement, les spectres pouvaient aussi faire des apparences très pratiques pour révéler un meurtrier, une femme infidèle, un exécuteur testamentaire frauduleux et d’autres injustices, et ainsi contribuer à répandre l’idée de l’intervention divine[5]. Rien qu’en soi, l’apparition d’un spectre pouvait être considérée comme une preuve de l’existence d’un au-delà, de l’immortalité de l’âme (même troublée) et implicitement du dualisme corps-esprit. Si le message est répété assez souvent, il en restera bien quelque chose.

Au XVIIIème siècle, les histoires de spectres furent des apparitions très régulières dans les périodiques. Il y avait même une école de poètes appelée « Graveyard School of poetry »[6]. Sasha Handley raconte l’histoire de Scratching Fanny (Lynes) et sa réception, qui divisa même les prêtres anglicans. William Kent, qui joue le mauvais rôle dans l’histoire, fera même appel au pasteur méthodiste, Thomas Broughton, et l’on procède à une séance « spiritiste » (le mot spiritisme apparaîtra ultérieurement) pour poser des questions directement à Fanny Lynes. Nous sommes en 1762. Le spiritisme fera rage plus tard partout en Europe et aux Etats-Unis, mais il semblerait bien qu’il s’agisse d’une sorte de monstre de Frankenstein appelé à la vie par le clergé anglais lui-même. Seulement, la réhabilitation des esprits n’allait pas forcément servir la religion, mais donner naissance à des courants spiritualistes et occultes, et renforcer l’idée du dualisme corps-esprit. La littérature fantastique lui doit beaucoup. La combinaison des sciences naissantes et de spiritualisme produira justement Frankenstein ou le Prométhée moderne de Mary Shelley en 1818, l’électricité étant un fluide moderne animant le corps.

Frontispice du livre de Mary Shelley (1831)
J’aime citer Gyadangpa (rgya ldang pa bde chen rdo rje), l'auteur de la plus ancienne hagiographie (env. 1258-66) de Réchungpa, qui semble avoir perçu un désenchantement dans la doctrine Dzogchen de son époque (XIIIème siècle). Je pars du principe que les hagiographes parlent toujours de leur propre époque (jusqu’à preuve du contraire). Il fait donc dire à une adepte népalaise du culte de Vajrayoginī que le Dzogchen est une pratique que l'on trouve uniquement parmi les yogis tibétains et que c'est une pratique erronée, car elle nie l'existence des dieux et des démons qui sont la source de tous les siddhis. Ce passage, écrit au XIIIème siècle, semble donc suggérer l’existence d’un Dzogchen « saducéen » et « athée », qu’auraient pratiqué Réchungpa (XI-XIIème siècle) et son maître dzogchen Kyiteun. On pourrait d’ailleurs également en déduire que Réchungpa n’aurait peut-être pas connu Vajrayoginī avant ce voyage. Comment réhabiliter la croyance en les dieux et démons nécessaire aux siddhis ? La solution est très semblable à celle des prêtres anglicans, c’est-à-dire en stimulant l’imaginaire. En racontant des histoires sur les dieux et les démons et leurs interventions divines. En racontant comment certains témoins privilégiés reviennent de la mort pour rendre compte de ce qu’ils avaient vu. Ce sera le travail des conteurs et des hagiographes qui racontent la vie des mahāsiddhas et leurs transmissions à des tibétains qui à leur tour devenaient comme des mahāsiddha. Les contes de cimetière, les comptes-rendus de revenantes, les maṇipa[7], les bardes, et les hagiographes étaient les acteurs d’une littérature fantastique qui servait en même temps de propagande spirituelle.

De nos jours, le genre fantastique avec ses zombies, vampires, revenants et autres walking dead, sert plutôt à la récréation (entertainment), mais peut avoir pour effet secondaire d’imprimer un dualisme corps-esprit, et donc un spiritualisme. Notre époque a aussi ses « revenants » en la personne des témoins[8] d’une expérience de mort imminente (EMI), alias « décorporation ». Voir par exemple l'expérience type selon Moody.[9] Ou des personnes qui racontent comment elles sortent de leurs corps et voyagent dans leurs corps astral, par exemple le cas de Nicolas Fraisse qui fait les plateaux de télé pour témoigner. Fraisse est un collaborateur de recherche et le revenant de service de l'Institut Suisse des Sciences Noétiques (ISSNOE), une fondation reconnue d’utilité publique, apprécié entre autres par Igor et Grishka Bogdanov et Frédéric Lenoir. Le père Francis Tiso, qui est également en contact avec l’Institut des sciences noétiques, fait des recherches sur le corps d’arc-en-ciel ou corps de résurrection chez les tibétains. Le dualisme corps-esprit et le spiritualisme s’entretiennent à grands frais, surtout en des temps difficiles de matérialisme. Et c'est souvent un entretien poétique.

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[1] Rigs bzang gi mkha' 'gro ma snang sa 'od 'bum gyi rnam thar. Il y a de nombreux articles sur Nagsa Euboum dans Bod kyi lha mo’i khrab gzhung, Lhasa 1989, pp. 44-132. Source Alex McKay, Pilgrimage in Tibet.

[2] « The spiritual meaning of ghost stories was the most consistently expressed context in which they were recommended to readers in the years 1660 to 1800. Ghost stories were used to encourage but also to off set anxieties about the ambiguous process of salvation, and to promote good devotional habits. Th ese stories also responded to the particular challenges of religious life in these years. Reported visions of ghosts lent succour to formal doctrines of the soul’s immortality, bodily resurrection and the authority of the Trinity. Th ey also furnished fresh evidence of the workings of the Holy Spirit, which was particularly important against a growing chorus of attacks from rational dissenters who were seeking to exorcize revelation from spiritual life. »

[3] Sasha Handley, Visions Of An Unseen World : Ghost Beliefs and Ghost Stories in Eighteenth Century England, 2007. « Mortalism », Diggers (Bêcheux), Levellers (Niveleurs), Ranters,…

[4] « In 1678 Ralph Cudworth was similarly optimistic about the relevance of ghost stories to orthodox Christian beliefs when he claimed in his True Intellectual System of the Universe that ‘If there be once any visible ghosts or spirits acknowledged as things permanent … it will not be easy for any to give a reason why there might not be one supreme ghost also, presiding over them all and the whole world’. In the same year the Anglican divine Benjamin Camfield reaffirmed Cudworth’s emphasis on the relationship between ghost stories and the Trinitarian consensus of orthodox Restoration theology. The denial of spirits, he believed, led inevitably ‘to the dethroning of God, the supreme Spirit, and Father of Spirits’. »

[5] « It was widely accepted that ghosts were the souls of the dead who returned to confess their sins to the living to speed their passage through the fi res of purgatory. »

[6] « the work of the so-called Graveyard School of poetry that rose to prominence in the mid-eighteenth century, which included men like Thomas Gray, Edward Young, Robert Blair, James Hervey and T omas Parnell. » « Thomas Parnell’s 1721 A Night Piece On Death invoked the image of a ghost rising from the grave to voice the central message of his poem, crying ‘Think, Mortal, what it is to dye’ as it burst out from its shallow grave. »

[7] Selon Alex McKay (Pilgrimage in Tibet), la tradition maṇipa daterait du XVème siècle, et aurait commencé avec mKhas grub Nor bzang rgya mthso (né en 1478). Selon Stein elle daterait du XIIème siècle.

[8] Les premiers témoignages contemporains furent recueillis par le Docteur Elisabeth Kübler-Ross qui préfaça le premier ouvrage du Docteur Raymond Moody La vie après la vie, publié en 1975.

[9] « Voici donc un homme qui meurt, et, tandis qu’il atteint le paroxysme de la détresse physique, il entend le médecin constater son décès. Il commence alors à percevoir un bruit désagréable, comme un fort timbre de sonnerie ou un bourdonnement, et dans le même temps il se sent emporté avec une grande rapidité à travers un obscur et long tunnel. Après quoi il se retrouve soudain hors de son corps physique, sans quitter toutefois son environnement immédiat ; il aperçoit son propre corps à distance, comme en spectateur. Il observe de ce point de vue privilégié les tentatives de réanimation dont son corps fait l’objet (...) Bientôt, d’autres événements se produisent : d’autres êtres s’avancent à sa rencontre, paraissant vouloir lui venir en aide ; il entrevoit les esprits de parents et d’amis décédés avant lui (...) Mais il constate alors qu’il lui faut revenir en arrière, que le temps de mourir n’est pas encore venu pour lui. À cet instant, il résiste, car il est désormais subjugué par le flux des événements de l’après vie et ne souhaite pas ce retour (...) Par la suite, lorsqu’il tente d’expliquer à son entourage ce qu’il a éprouvé entre temps, il se heurte à différents obstacles. En premier lieu, il ne parvient pas à trouver des paroles humaines capables de décrire de façon adéquate cet épisode supraterrestre (...) Pourtant cette expérience marque profondément sa vie et bouleverse notamment toutes les idées qu’il s’était faites jusque là à propos de la mort et de ses rapports avec la vie. »

Raymond Moody, La vie après la vie, 1977

lundi 16 octobre 2017

Facebook censure



L'Union nationale des associations de défense des familles et de l'individu victimes de sectes (UNADFI) est une association française fondée en 1982, reconnue d'utilité publique depuis 1996 et directement subventionnée par l'État français depuis cette date. Elle regroupe et coordonne les Associations de défense des familles et de l'individu (ADFI), dont l'objet est l'information sur le phénomène sectaire, la prévention et l'aide aux victimes.

Le 12 octobre 2017, l'UNADFI a publié l'article La face cachée de Rigpa sur son site web. J’avais publié le lien vers cet article sur mon mur Facebook précédé d’un extrait du même article. Je n’y avais ajouté aucun texte ou commentaire personnel. Voici l’extrait :
"Chez Rigpa, tout est présenté et accepté comme un enseignement. Et lorsque les adeptes sont frappés ou contraints à céder aux avances de SR, ils pensent être l’objet d’une attention particulière du maître qui les rend exceptionnels. Pensant purifier leur karma, des adeptes ont accepté sans broncher d’être frappés à coups de poing, à coup de livres, d’être strangulés, de partager avec SR leur conjoint... 
La violence était tellement institutionnalisée au sein du groupe que les adeptes sont devenus, par leur silence, les complices involontaires des actes criminels perpétrés par SR. 
Mais SR ne s’arrêtait pas à la violence physique, les dégâts étaient aussi psychologiques En 2007 il met en place la « Rigpa Therapy » et assigne des « psychothérapeutes » (membres du groupe) aux étudiants en proie au doute. Le but des sessions étaient de dédouaner SR en amenant les élèves à penser que leurs difficultés présentes étaient dues à leurs relations passées (famille, amis…)."
Ce message avait été supprimé aussitôt (15 octobre 8 :24) par Facebook, car il semblerait que son contenu soit indésirable pour un lecteur. Du même coup, dans les faits, Facebook censure l’article de l’UNADFI sous prétexte que son contenu soit indésirable, en le supprimant tout simplement.


Il semblerait que n’importe quel lecteur Facebook (mes publications FB sont publiques) puisse dénoncer un post comme indésirable pour que Facebook le supprime. Facebook laisse dans ce cas le choix à l'auteur du poste supprimé entre confirmer que le contenu n’est pas indésirable, dans quel cas FB répond qu’elle va « essayer de la réexaminer pour vérifier si elle va à l’encontre des Standards de la communauté », ou confirmer que le post est en effet indésirable.


Le mot « essayer » n’est pas choisi au hasard, car le message que l’on reçoit suite à l' « essai de réexamen » vous remercie de votre patience et vous explique que Facebook ne peut pas répondre à toutes les personnes qui lui adressent des signalements.

Réponse à une demande précédente
Ce poste reste donc supprimé jusqu’à ce jour. Dans les faits, Facebook prend partie pour celui qui signale qu’un contenu est indésirable, et dans le cas présent pour la personne ayant signalé que le contenu (La face cachée de Rigpa) de l'UNADFI est indésirable. Cet article reprend en grande partie le contenu de l’article de Mike Brown publié dans The Telegraph, le 21 septembre 2017, intitulé « Sexual assaults and violent rages... Inside the dark world of Buddhist teacher Sogyal Rinpoche ».

Depuis le mois de juillet Sogyal Lakar et Rigpa International sont un sujet médiatique. Le contenu de l’article de l’UNADFI ne diffère pas de la teneur générale des messages les concernant. La question du harcèlement sexuel est devenu très médiatique depuis les révélations concernant Harvey Weinstein de la société de production cinématique Miramax Films. Si Harvey Weinstein ou un de ses proches décidait de déclarer indésirables les articles de presse le dénonçant postés sur Facebook, ils trouveraient sans doute Facebook de leurs côtés, qui par impuissance ou par choix (comment le savoir?), supprimera les posts signalés.

Dans le cas d'une autre réponse de la part de Facebook, vous la trouverez ici. 

dimanche 15 octobre 2017

Louange de moi-même - Lama Zhangteun




Namo Guru

Le louange très étonnant de Lama Zhang à Lama Zhang


Toi, inégalable Lama Zhanggom
Tu as trouvé une existence humaine et rencontré le Dharma
Tu as pris l’ordination de bhikkhu, rare acte de renoncement,
Tu a pris l’engagement d’un religieux devant les saints
Mais n’appliquant pas les remèdes, tu es sous l’emprise de mauvaises habitudes, [658]
Sous l’emprise de la fierté des trois vœux,
Satisfait de ton savoir, ta sapience et ta méditation
Infatué de ta générosité, de ta noblesse (des pa) et de ton éthique
Plein de toi-même, tu te glorifies en rabaissant les autres
Ta vision de toi-même est en contradiction avec ta pratique religieuse
Tes quelques qualités se sont transformées en défauts
Et les défauts devenant des défauts, cela n’existe pas dans le Dharma…
Déprécier le gourou est en contradiction avec tes instructions
Déprécier tes compagnons vajra est en contradiction avec tes engagements
Déprécier les Bouddhas est en contradiction avec les sūtra et tantra
Déprécier les sages est en contradiction avec les traités
Sans pratiquer toi-même tu ridiculises les autres
Sans voir tes propres défauts tu dévoiles ceux des autres
Tu t’es engagé à pratiquer le Dharma, tout en faisant des choses inconvenables
Tu t’es promis de méditer, mais seule la distraction augmente
Tu as pris l’engagement de séjourner dans les montagnes, mais on te vois toujours en ville
Tu as fait vœu d’être un vénérable, mais tes transgressions ne se comptent plus
Tu as promis d’être sans attachement, [659] et pourtant tu n’as jamais assez de provisions
Toi, l’expert en hypocrisie, je ne te rends pas hommage !

« j’ai renoncé aux huit soucis mondains » dis-tu
Mais tous tes actes physiques, verbaux et mentaux
Ont pour but de contribuer à ta bonne image
Ta propre grandeur, ton statut social, ton confort et ton bonheur
Ta vie risque ainsi d’être sous le signe de choses matérielles et d’une bonne image
Et de se perdre dans ton statut social, ton confort et ta grandeur
J’espère que ces bonnes choses seront égales à ton mérite !
« Géshé Zhangteun a beaucoup de mérite ! »
Tu espères que les autres feront ainsi ton louange
Tu espères qu’ils diront que tu es un très bon contemplatif
Et que tu seras connu comme quelqu’un qui vit en accord avec le Dharma
« Il est sans aucune hypocrisie »
« Sa sagesse est énorme »
« Il est très inspiré par le Dharma »
« Il est expert en transmissions »
Toi, l’expert en relations publiques, je ne te rends pas hommage !

Tu n’as pas à l’esprit les choses qui ne concernent pas ta personne[1]
Tu ne penses jamais à la mort [660]
Ni aux souffrances qui t’affligeront après
Toi, un simple mouton, je ne te rends pas hommage !

En agissant de la sorte, tu penses que les hommes t’apprécieront
En agissant de la sorte, tu penses que tu seras très respecté
En étudiant parfois, parlera-t-on de moi ?
En méditant parfois, parlera-t-on de moi ?
En enseignant parfois, parlera-t-on de moi ?
En faisant parfois des rites au village, parlera-t-on de moi ?
En m’asseyant parfois sur un siège élevé, parlera-t-on de moi ?
En adoptant parfois une posture humble, parlera-t-on de moi ?
En parlant parfois de choses ordinaires, parlera-t-on de moi ?
Si parfois je montre mon érudition en instructions, parlera-t-on de moi ?
Si parfois je me mets en retraite, parlera-t-on de moi ?
Si parfois je montre mon visage en ville, parlera-t-on de moi ?
Si parfois je me montre en compagnie de mes élèves, parlera-t-on de moi ?
Si parfois je ne me montre plus, parlera-t-on de moi ?
Si parfois je raconte des histoires cochonnes (rtsing chos tho co), parlera-t-on de moi ?
Si parfois je dévoile (zhib) ma conduite en détail, parlera-t-on de moi ? [661]

En faisant quoi, mon mérite serait-il le plus grand ?
En faisant quoi, aurais-je le plus de disciples ?
En faisant quoi, aurais-je le plus de bienfaiteurs ?
En faisant quoi serais-je le plus célèbre ?

Motivé uniquement par tes désirs débridés
Quoi que tu fasses devient nuisible, ô porteur de mauvais actes !
En agissant uniquement dans l’intérêt de ta petite personne
Tout ce que tu fais est une aide pour Mara, ô porteur d‘actes mitigés
Rien de ce que tu fais n’a de sens, ô fou hyperactif !
Tu es fou (gti thug) en gaspillant ainsi ta précieuse existence humaine !
Avec ton éloquence futile (mdo med) et décousue[2]
Toi qui te détruis toi-même je ne te rends pas hommage !

L’existence humaine passe à chaque instant[3]
Les cycles annuels et mensuels passent et repassent
Les jours, les provisions et les nuits de sommeil se suivent les uns aux autres
Sans s’apercevoir que le Seigneur de la Mort t’attire vers lui
Tu n’aura pas de Dharma quand tu sera vieux ; à cause de tes mauvaises habitudes
Il ne te restera qu'à manger, à boire, des habits et un mental qui te lâche (shig)
Tu auras des mauvaises pensées, des paroles futiles, et tu ne cesseras de te plaindre
[662]La méditation sur tes douleurs aiguës te servira de śamatha
Et tes mauvaises conceptions de la douleur de vipaśyanā
Ayant à ton actif des actes négatifs, ta destination sera une des trois destinées malheureuses
Le Seigneur de la mort te tirant par le devant, et ton mauvais karma te poussant par derrière
Ayant atteint l’état ultime d’idiotie, je ne te rends pas hommage !

Tu comprends bien que tu as besoin du Dharma
Mais pensant que tu peux remettre cela au lendemain
Tu préfères préparer suffisamment de vivres pour tout de suite
Océan de désirs, je ne te rends pas hommage !

Tu fais bien un peu de pratique spirituelle
Mais ce que tu dois faire le matin peut très bien se faire le soir te dis-tu
Puis si le soir c’est pas possible, cela peut très bien attendre le matin
Si c’est toujours impossible le lendemain, tu trouveras bien à le faire ultérieurement
A coups d’aujourd’hui, de demain, de lendemain, et de surlendemain,
Ton devoir n’est pas fait et l’existence humaine passe sans porter de fruits
Continuellement au niveau de projets à cause de ta paresse substantielle[4]
Toi, l’expert en procrastination, je ne te rends pas hommage !

Tu fais des dons, mais tu donnes pour ta bonne image
Tu gardes l’éthique, mais tu la gardes pour ta bonne image
Tu pratiques la patience, mais tu la pratiques pour ta bonne image [663]
Tu étudies et tu développes la sagesse, toujours pour ta bonne image
Motivé par le désir, tu es vraiment très énergique !
Motivé par le désir, tu es tout à ta besogne
Motivé par le désir, tu fais semblant d’avoir une compassion ééénorme
Motivé par le désir, tu fais semblant de craindre les actes négatifs
Motivé par le désir, tu fais semblant d’avoir de moins en moins d’attachement
Motivé par le désir, tu fais semblant de ne pas être hypocrite
Motivé par le désir, tu fais semblant de maîtriser tes pensées
Motivé par le désir, tu fais semblant d’apaiser de plus en plus tes passions
Motivé par le désir, tu fais semblant de porter de te soucier de moins en moins de toi
Motivé par le désir, tu fais semblant de comprendre de plus en plus l’essence (tib. gnas lugs)
Toi qui ne sais pas ce qui est parfaitement inauthentique (bcos ma ma yin)
Grand fourbe, je ne te rends pas hommage !

Parfois tu chantes, parfois tu danses et parfois tu râles
Tu plaisantes, tu te fâches, tu éclates de rire ou tu pleures
Tu manques de vigilance dans tout ce que tu fais
Fou incontrôlé, je ne te rends pas hommage !

[664] Tu mets tes robes sans les attacher[5]
Et tu agis mal de façon éhontée
De ta bouche sortent des bêtises et un dharma inauthentique (rdol chos min)[6]
Avec ton regard fuyant, je ne te rends pas hommage !

Je ne te laisserai pas détruire la Doctrine du Bouddha
Où est-il expliqué que les moines doivent danser et chanter ?
Quelle tradition invite à dire n’importe quoi ?
Où est-il dit de suivre ses désirs sans vergogne ?
Dans la tradition des moines ordonnés peut-être ?
Dans les écritures, les traités, les transmissions ?
Dans les instructions d’un maître authentique ?
Non, nulle part est-il expliqué d’agir comme tu le fais !
Qui t’as enseigné la Doctrine du Bouddha, pour que tu la détruise ?
Qui t’as demandé de décourager (sun ‘byin) les gens ?[7]
Qui t’as demandé de pervertir la foi d’autrui?
Qui t’as demandé à orienter tes disciples vers des actes négatifs ?
Étant toi-même corrompu, qui t’as demandé de gouverner ?
Avec tout ce que tu fais sans qu’on te le demande
Tu me décevras toujours, je ne te rends pas hommage !

Parjure de samaya, destructeur de la Doctrine, je ne te rends pas hommage ! [665]
Maître pervers, je ne te rends pas hommage !
Moine bavard, je ne te rends pas hommage !
Arbre vénéneux, je ne te rends pas hommage !
Blanc de l’extérieur, noir à l’intérieur, je ne te rends pas hommage !
Tu es la honte (rkan ‘dren) des religieux, je ne te rends pas hommage !
Puissè-je ne plus jamais te rencontrer dans mes futures naissances !

De l’océan de tous tes défauts
Je n’ai mentionné qu’une seule goutte
Aussi, puissent les êtres ne pas suivre ton exemple,
Et une fois débarrassé de toi, puissè-je moi-même ne plus jamais te rencontrer !

Afin de se purifier de son mauvais chemin, le bienfaiteur Gouroub Réouokyi (gu rub re bo skyid) avait demandé à Lama Zhangteun d’écrire lui-même son propre louange. En pensant à lui-même, Lama Zhangteun fut très étonné par ce qu’il trouva, et composa le louange ci-dessus. Qu’il soit diffusé à tous. Écoutez-le, lisez-le, et qu’il rende chacun rouge de honte !

Iti


Bla ma zhang ston gyis/ bla ma zhang ston rang nyid la shin ti ngo mtsahr ba’i sgo nas bstod pa/
gu ru re bo skyid kyis zhus pa'i khrel 'debs ma

Articles :

A Preliminary Survey of the Songs of Zhang Tshal pa, Carl Yamamoto

***

[1] Snying la tshe ‘di min pa mi dran cing*/

[2] Mdo med kha sbyang mkhas pa’i srad ma can. Srad (ma) can = fou, incontrôlé

[3] Mi tshe yad yud phyad dang phyod la skyel/

[4] Le lo’i gdos kyis btags pa’i thar du re/

[5] Référence classique à un moine sans discipline. Tib. dge slong ‘ban po sham thabs bye zhing*/ Chez Davidson : byi ba’i sham thabs can (traduit par robe en peaux de souris…). Il faut sans doute lire "bye ba’i sham thabs can". Tout comme on parle de “loose women” on pourrait parler de “loose monks”. Voir Il est des nôtres

[6] Dans le sens de dharma New Age, inventé, accommodé…

[7] ‘gro ba’i sems sun ‘byin du su yis bcol/


samedi 14 octobre 2017

Appauvrir et enrichir



Dans l’introduction de sa traduction anglaise (Everything Is Light: The Circle of Total Illumination) du tantra nyingmapa Le Tantra du Grand Disque Lumineux Omni-Illuminateur (tib. thig le kun gsal chen po'i rgyud), Keith Dowman écrit qu’il ne voit pas d’avenir en Occident pour le vajrayāna. Le tissu social n’y serait pas suffisamment prédisposé et réceptif.[1] A cause de leur conditionnement génétique (sic) et culturel, les occidentaux auraient des postulats sous-jacents sur la nature de la réalité qui vont à l’encontre de l’implantation du vajrayāna. Cela demanderait une métamorphose des valeurs sociales, des styles de vie ainsi que l’assimilation de rituels, de pratiques et de yogas trop exotiques.[2] Dzongsar Khyentsé Rinpoché (DKR) était plus clair : les occidentaux étaient trop matérialistes.

Contrairement à DKR, Keith Dowman ne demande pas à ce que les occidentaux soient moins matérialistes et davantage spirituels en acceptant les croyances enseignées par les lamas aux « petits » (« little ones »), les pratiques plus avancées comme l’édification d’un corps arc-en-ciel réservés aux élites, mais leur propose son « Dzogchen radical », qui serait l’essence du vajrayāna. Celui-ci donnerait directement accès à l’expérience de la réalité non-dualiste d’un être humain, en évitant les croyances et les arguments.


Ce tantra, attribué à Garab Dordjé (?), aurait été découvert par l’Inventeur de trésor Dordjé Lingpa (1346-1405), un des cinq grands rois Inventeurs. Il semblerait donc bien qu’au XIV-XVème siècle, il y eût des tibétains prédisposés et réceptifs à ce genre d’instruction plus directe, et qu’ils n’étaient pas obligés de passer, ou bien par le karma pour les plus « petits », ou par le corps d’arc-en-ciel pour les plus « grands ». Peut-être ce tantra pourvoyait-il en un besoin ? La liste des tantras du rNying ma’i rgyud ‘bum de ‘Jigs med gling pa (1729-1798) classe le tantra dans le Cycle secret (gsang skor) de la Section des Préceptes (man ngag sde). Les traducteurs seraient Shrî Simhaprabha et Vairocana, Vimalamitra, sKa ba dPal brtsegs et Cog ro Klu’i rgyal mtshan.[3]


Le terme « Dzogchen radical » qu’utilise Keith Dowman et dont ce tantra ou son intreprétation par Dowman serait un exemple, est expliqué par Sam van Schaik dans l’article Holistic or Radical Dzogchen? (Lion’s Roar, août 2010). Il y a deux versions de Dzogchen qui ont été enseignées en Occident depuis les dernières trois décennies, un Dzogchen intégré dans le chemin graduel du vajrayāna nyingmapa, et un autre dépouillé du vajrayāna nyingmapa. La version dépouillée, appelée « Dzogchen radical », est principalement enseignée par Namkhai Norbu et Keith Dowman et serait plus adaptée aux besoins occidentaux. Van Schaik rappelle que Keith Dowman avait averti ses lecteurs dans son livre Natural Perfection (tib. gnas lugs mdzod, Longchenpa) de faire attention de ne pas séparer l’essence du Dzogchen de son contexte culturel tibétain, où il fait partie intégrale de la tradition vajrayāna nyingmapa.[4] En gros, les pratiques visionnaires du Franchissement du Pic (tib. thod brgal). Il semblerait donc avec la publication de son dernier livre que Keith Dowman ait franchi un autre pas dans la direction de l’affranchissement du Dzogchen radical du contexte culturel tibétain. Déjà en 2010, Van Schaik taxait le « dzogchen radical » de Keith Dowman de « dzogchen protestant »[5] en le comparant au bouddhisme zen dépouillé présenté par l’ancien prêtre épiscopal anglais Alan Watts.


Au Dzogchen dépouillé ou même « appauvri » (le terme est de van Schaik) de Keith Dowman (et à un moindre dégré de Namkhai Norbu), Van Schaik semble préférer le Dzogchen « holistique » qui pratique les préliminaires (tib. sngon ‘gro) et les 9 véhicules du vajrayāna nyingmapa, avant d’aborder finalement l’Atiyoga ou le Dzogchen.[6] Le même type de raisonnement « d’appauvrissement » existe aussi par rapport à la mahāmudrā (dite « selon le sūtrayāna ») à laquelle manquerait tout l’appareil visionnaire de type tantrique.

Il y a deux problèmes avec ce type d'approche « holistique » qui semble avoir pour motif de sauver les aspects religieux d’une tradition.

Il part du principe que la tradition telle que nous pouvons la connaître de nos jours, avec toutes les greffes qu’elle a pu recevoir, est complète. Quand les apologistes « holistiques » tournent alors le regard vers le passé, vers telle ou telle époque, ils ne peuvent que constater que certaines instructions faisaient défaut, n’étaient pas connues, pas encore révélées, ou encore cachées. Pour maintenir l’idée d’une tradition complète, ils doivent se baser sur des hagiographies qui avaient déjà fait le même travail de « recomplètement » dans le passé en remplissant les lacunes avec un discours.

Ainsi, trouve-t-on des universitaires, qui semblent ne pas avoir le moindre problème à utiliser le contenu des hagiographies sur Tailopa, Nāropa, Marpa, Milarepa, Gampopa, Réchungpa (X-XIIIème siècle) etc. composés par des auteurs talentueux certes, mais souvent des hagiographes du XV-XVIème siècle avec des agendas bien précis. Ils ne semblent avoir aucun mal à considérer que des propos attribués, dans ces hagiographies, à Tailopa, Nāropa, Marpa, Milarepa, Gampopa, Réchungpa etc. soient réellement les propos de ces maîtres. On retrouve alors les idées de ces hagiographes, qui sont celles du mouvement de yogi Nyeunpa, dans la bouche des maîtres hagiographés, pré-datant ces mêmes propos du même coup d’un demi millénaire.

Si un auteur du XII-XIIIème siècle (à tout hasard Gampopa) ne mentionne pas dans ses écrits une certaine instruction attribuée à un maître antérieur ou contemporain, cette instruction « manque » dans son enseignement par rapport aux connaissances des hagiographes du XVIème siècle. Les hagiographes doivent alors donner une raison pour le « manque » de l’instruction en question, et prouver sa transmission par d’autres biais. On peut évidemment rendre compte de ces explications traditionnelles, et on doit le faire, mais on ne peut pas utiliser sans mention critique les informations hagiographiques, comme s’il s’agissait de faits réels et historiques. C’est pourtant ce qui se fait toujours. Celui qui mettrait en doute la réalité de ces mêmes faits pourrait être accusé d’appauvrir la tradition…

Pourtant, pour celui qui veut les trouver, il existe bien des écrits très critiques vis-à-vis de certaines pratiques religieuses bouddhistes, écrits trois ou quatre siècles avant nos hagiographes. Je compte en publier quelques-uns. D’ailleurs, ces mêmes hagiographes (de Réchungpa par exemple) critiquaient le « dépouillement » et la « pauvreté » du Dzogchen enseigné par le maître Dzogchen Kyiteun, qu’avait suivi Réchungpa au Népal. Ce Dzogchen-là aurait négligé les dieux et les démons et était par conséquent incapable de donner les siddhi. La Section des Préceptes (man ngag sde) et L’Essence séminale du Cœur (snying thig) avaient comblé ce vide par la suite. Tout comme le vide de pratiques visionnaires de la mahāmudrā de Gampopa avait pu être comblé par les transmissions aurales de Réchungpa, comme le racontent si bien les hagiographes du XVIème siècle.


La conséquence est que si, au XXIème siècle, on essaie de revenir à un état de choses plus proche de cette mahāmudrā et de ce dzogchen « dépouillés », on est accusé de motifs « protestants » et d’appauvrir la tradition. Deux poids deux mesures. Les « dépouilleurs » se font traiter de protestants, d’Orientalistes et de modernistes, et les greffeurs, les enrichisseurs, les inventeurs, les bardes sont laissés tranquilles et cités comme des sources valides, comme s’ils ne faisaient que rapporter des instructions anciennes de l’ancien empire tibétain, d’Oḍḍiyāna ou ailleurs, d’ailleurs souvent des Ailleurs introuvables.

C’est cette cécité apparemment volontaire sur les maîtres et les écrits « pauvres », critiques des méthodes « trop riches » qui rend suspect, à mes yeux, l’attitude « holistique » qui dit vouloir embrasser une tradition religieuse dans son intégralité. C’est comme si on voulait gommer le fait que l’amour de la « pauvreté » et des attitudes critiques avaient bien existé dans le passé du bouddhisme tibétain, et faire valoir que cette amour ne pouvait être que le fait de bouddhistes contemporains, protestants, orientalistes et modernistes. Je pense qu’au contraire on peut aimer une mahāmudrā et un dzogchen « pauvre » tout en étant à fond dans une tradition, peut-être plus authentique et réelle que celle qui a doté (plus tard !) ces mêmes instructions de pratiques néo-anciennes nettement plus religieuses.

Aucun problème que les deux approches coexistent, mais que l’on n’essaie pas de faire croire qu’un Dharma plus pauvre ne serait qu’une invention récente !


***

[1] « Finally I need to excuse tantra itself. This book is an expression of the Dzogchen carried by Vajrayana Buddhism; but I do not believe that Vajrayana has a future in the West. The social fabric is not sufficiently susceptible and receptive. »

[2] « Vajrayana Buddhism, likewise, has no future in the West because of deeply conditioned (genetic or cultural) assumptions about the nature of reality and because it entails a transmogrification of western social values and lifestyles and an assimilation of rituals, practices and yogas too alien for anything resembling the original to eventuate. »

[3] LA LISTE DES TANTRAS DU RNYING MA’I RGYUD ‘BUM SELON L’EDITION ETABLIE PAR KUN MKHYEN ‘JIGS MED GLING PA par Jean-Luc Achard (CNRS).

[4] « For Dowman, Dzogchen is best for the West because it “addresses the mood of our Western cultural moment.” Yet, he warns, we must be careful to separate the essence of Dzogchen from its Tibetan cultural context, where it is “embedded in the Vajrayana Nyingma tradition.” » Sam van Schaik dans l’article Holistic or Radical Dzogchen?

[5] « Dowman’s radical, or Protestant, Dzogchen is—like Alan Watts’ Zen—distinguished by its transcendence of the other aspects of Buddhist practice. »

[6] « Reading these teachings from different times and places together in this collection reveals how Dilgo Khyentse presented Dzogchen holistically, within the context of the nine vehicles. What becomes apparent is the spaciousness of Dilgo Khyentse’s mind, as he moves from simple ethical teachings to the twists and turns of Indian Buddhist philosophy, to tantric visualization practices, to the open realm of Dzogchen. Such an approach suggests not only a brilliant intelligence, but also an internalization of one of Dzogchen’s key teachings, that there is nothing to be accepted and nothing to be rejected. By contrast, a Protestant Dzogchen, in which an acceptance of Dzogchen entails the rejection of so much else, appears strangely impoverished. »

vendredi 13 octobre 2017

Être "possédé" par le souci du monde


Nangsa Euboum (snang sa 'od 'bum), opéra (a lce lha mo ou mystère) tibétain (photo)
Hormis les bardes (tib. sgrung mkhan) et les conteurs ambulants à l’aide de tableaux (tib. ma ṇi pa), la culture tibétaine connaît aussi des « revenants » de la mort (tib.’das log), qui racontent des descentes en enfer. Il s’agit de « personnes frappées de mort apparente et revenues au monde des vivants après un séjour chez le Roi des Morts », et qui témoignent ainsi de la réalité de la continuité de la conscience après la mort et de celle des enfers. Une des plus célèbres revenantes tibétaine est Nangsa Euboum (snang sa ‘od ‘bum), qui a fait l’objet d’hagiographies, opéras etc. « Leur emblème est une sorte de parasol muni de disques de métal qu'ils font tournoyer de manière à ce que le tissu, en s'écartant, forme comme un cône tronqué (un exemplaire se trouve au Musée de l'Homme à Paris) »[1] Les revenant(e)s font le tour du pays pour témoigner de la réalité de l’au-delà. Ils diffèrent des vetāla en ce que l’esprit qui a quitté le corps retrouve le même corps, comme une faveur du Roi des Morts et chargés d’une mission. Dans les enfers Nangsa Euboum avait rencontré de nombreuses créatures qui lui avaient raconté ce qu'elles avaient fait pour atterrir dans tel ou tel enfer spécifique. Nangsa Euboum retournera sur terre pour avertir et convertir les mortels.

Conteur Manipa (photo)
Le mot zombi(e) ou plutôt « zonbi » vient du créole et signifie « esprit » ou « revenant ». Le phénomène zombie et la zombification appartiennent à la culture vaudou d’Haïti, un mélange de cultures africaines et de christianisme. Un entretien en ligne avec le médecin légiste et anthropologue Philippe Charlier ("Une discussion avec un homme qui a rencontré de vrais zombies") explique comment se passe la « zombification ».
« En préambule à la zombification, le sorcier fabrique une poudre à base de tétrodotoxine, une poison puissant issu d'un poisson tropical (le tétraodon, ou poisson-globe), qui est ensuite répandue de manière à être contact avec la peau de la victime, souvent à l'intérieur de ses vêtements. Le poison place alors la victime dans un état cataleptique, la faisant passer pour morte. Elle est rapidement enterrée, mais pas pour longtemps : moins de 24 heures plus tard, le sorcier la déterre et la ramène à la "vie" grâce à un antidote à base d'atropine qui élimine les effets du poison, avant de administrer d'autres drogues qui s'assureront de sa docilité totale et de son incapacité à s'échapper. » …/… « Si, comme souvent dans le folklore haïtien, mythes et réalité sont difficiles à démêler, on estime que près de 1000 nouveaux cas de zombification sont recensés chaque année. »
Dans la culture vaudou, le zombie est un mort réanimé, qui est sous le contrôle total d'un sorcier. Cela rejoint dans la culture tibétaine les siddha ou ngagpa, qui soumettent un vetāla et lui donnant des tâches à accomplir. Alexandra David Neel avait rapporté comment un ngagpa faisait revenir à la vie un corps possédé par un vetāla. Ce corps était-il mort de mort naturelle, ou, comme dans le cas de la zombification haïtienne, le siddha/ngagpa lui avait donné un coup de main en lui administrant un drogue puissant ?

Il y a d’un côté cette réalité de la pratique de la « zombification », ou du vetāla le cas échéant, et de l’autre la mythologie, où l’on retrouve les « revenants ». La grande différence entre les revenants de la culture haïtienne et tibétaine est que dans la première c’est un sorcier qui fait revenir les morts par sa science occulte, tandis que dans la culture tibétaine, qui fait des emprunts à la culture indienne, plusieurs cas d'interaction corps-esprit sont possibles.

1. Un démon vetāla prend possession du corps de la personne décédée et ré-anime le corps. Le corps ainsi ré-animé est alors l’équivalent d’un zombie, sous l’emprise d’un mauvais génie.

2. Un siddha entre le corps d’une personne fraîchement décédée et l’anime brièvement. Tāranātha raconte cela par exemple au sujet de Maitrīpa. Le siddha ne meurt pas, et reste associé à son propre corps.

3. Un siddha mourant transfère son principe conscient sur un autre corps (tib. grong ‘jug). Il abandonne son propre corps (qui meurt), et prend possession d’un autre corps qu’il ré-anime. Il continuera sa vie dans le corps d’un autre. Il n’est pas considéré comme un « zombie ». Exemple : Tipupa.

4. Une personne en principe ordinaire meurt, descend dans les enfers, rencontre le Roi des Morts qui lui confie une mission, et revient dans son propre corps. Elle poursuit sa propre vie, mais n’est plus une personne ordinaire. Elle est un revenant (tib. ‘das log) mais pas un « zombie » car elle contrôle son corps et ses actes. Exemple : Nangsa Euboum.

Il y a encore un autre cas de figure ou un yogi fait le « sacrifice de détachement » (sct. virajāhoma). Il simule sa propre mort, se libérant ainsi de sa personne. Dans le dernier caryāpada/caryāgīti, n° 50, attribué à Śavara, on lit :
« Quatre bâtons de bambou sont attachés ensemble ;
Śavara y est posé et immolé.
Les chacals et vautours pleurent
Il est mort intoxiqué par l’existence.
Le sacrifice est offert dans les dix directions.
Śavara a atteint le Nirvāṇa, Śavara n’est plus
. »
Ce qui reste de « Śavara » n’est plus que son fantôme (sct. preta). « Un fantôme marchant sur le chemin du Milieu » comme chante Kṛṣṇācārya dans caryāpada n° 4, vers 9, entre « l’être et le néant ». Il existe aussi un Receuil de distiques (dohakoṣa) attribué à Kṛṣṇācārya (tib. nag po), traduit en tibétain par Vairocanavajra, où on lit :
« Sans considération pour ce qui est vide ou pas, reste sans effort
Sans fixer ou ne pas fixer [la pensée], laisse-la évoluer librement
Sans notion de relâchement ou de saisie, agis comme un zombie
(vetāla). »[2]
Être là, sans être là. Agir spontanément, passivement, sa propre volonté à zéro ? Une sorte de somnambulisme ? Un candidat-éveillé passe d’abord par une série de huit dissociations progressives (sct. vimokṣa tib. rnam thar brgyad) avant d’atteindre l’éveil, mais la dissociation peut aussi être un symptôme traumatique.
« Les symptômes dissociatifs s’accompagneront aussi de sentiments d’irréalité, de confusion, de dépersonnalisation, avec la sensation d’être spectateur de sa vie, d’être toujours à côté des événements, et d’être totalement inadapté dans sa relation aux autres. De plus, une anesthésie émotionnelle et physique s’installera parallèlement aux symptômes dissociatifs, ce qui aggravera encore la sensation de décalage dans les relations avec les autres. Cette anesthésie émotionnelle et la dépersonnalisation qui l’accompagneront donneront à la victime un sentiment d’inauthenticité, elle aura l’impression d’être en représentation. »[3]
Une grande différence est évidemment que dans le cas d’une dissociation traumatique, la dissociation et le sentiment d’irréalité se font malgré soi, tandis que dans le cas d’un yogi bouddhiste, celui-ci cherche la dissociation en considérant tout comme un rêve, une illusion etc. L’objectif étant le détachement (sct. asaṅga), pas pour se désintéresser du monde, mais pour s’y engager sagement. Le détachement peut alors être comparé à l'action désintéressée du Bhagavad Gīta.
« Exécute toujours dans un esprit de détachement les actes qu’il te faut accomplir, car l’homme qui agit en complet détachement atteint le Souverain Bien. »[4]
« Agis, toi aussi, uniquement pour le maintien de l’ordre universel », recommande Krishna, « si je n’étais toujours engagé sans relâche dans l’action […] les mondes périraient […]. Si je n’accomplissais pas mon œuvre, je serais responsable de la confusion générale et de l’extinction des créatures »[5]

Le karma-yogi et le bodhisattva ont ainsi en commun de vouloir prendre soin (sevā) du monde et des êtres. Avec un certain détachement, pour aussi prendre soin de soi-même et ne pas se brûler par les deux bouts de la chandelle. « Agir comme un zombie », non possédé par un démon vetāla, ni par des intérêts individuels, ni par ceux de ses actionnaires, mais par le service au monde. La dissociation se pratique par rapport aux motifs toxiques (avidité, aversion, aveuglement). C’est cette motivation qui permet d’agir « spontanément ». Extrait de chapitre VIII du Bodhicaryāvatāra de Śāntideva.
115. Tout comme ce corps sans essence individuelle (nirātmaka)
A pu produire l’idée de « moi », à force d’habitude
Pourquoi ne pas produire l’idée de « moi »
[En l’appliquant] à tous les autres êtres ?


116. En se souciant des autres de cette façon
Cela ne sera pas un geste produisant de la fierté ou de l’émerveillement
Ce serait [tout simplement] comme l’acte de manger
Dont on n’attend aucun retour [non plus]
.
Ce « transfert de soi » intègre simultanément les effets immédiats de deux injonctions emblématiques du bouddhisme tibétain : « tshe ‘di blos gtong ba », qui signifie littéralement « lâcher mentalement » les préoccupations de cette vie-ci (de sa personne pourrait-on dire), et « tshe phyi ma ched cher 'dzin pa », privilégier les préoccupations de la vie suivante ou de l'au-delà. En l'absence d'un soi individuel et de ses existences futures individuelles dont il faudrait prendre soin anxieusement, son fantôme peut se vouer entièrement aux mondes et aux créatures.   
  
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[1] Rolf Alfred Stein, Recherches sur l'épopée et le barde au Tibet (1959)

[2] ]stong dang mi stong rtsis med lhug pa'i ngang la zhog/
bzhag dang mi bzhag med par rang gar yan par thong*/
btang dang bzung ba'i sems med ro langs ji bzhin gyis/
bstan 'gyur (dpe bsdur ma) rgyud vol. Zhi 42, dohakoṣa de Kṛṣṇācārya, traduit par Vairocanavajra.

[3] http://www.trauma-and-prostitution.eu/fr/2015/01/21/la-dissociation-traumatique-et-les-troubles-de-la-personnalite/

[4] Bhagavad-Gīta III, 19, Emile Senart et Michel Hulin, Point sagesses, p. 48

[5] III, 20, 23-24