vendredi 29 septembre 2017

Shambala et Gésar de Ling, modèles pour une société éveillée séculière ?


Rigden Djapo, par Nicolas Roerich, qui croyait que Gésar vivait physiquement à Shambala
Le roi légendaire Gésar de Ling joue non seulement un rôle important dans la tradition tibétaine, mais aussi dans les milieux bouddhistes tibétains en Occident, notamment dans les traditions Nyingma (Dudjom Tersar) et Shambala de Chogyam Trungpa (1939-1987). En France, Rolf Alfred Stein avait publié Recherches sur l'épopée et le barde au Tibet aux Presses universitaires de France en 1959.

Ses recherches n’ont pas relevé de véritable existence d’une épopée de « Gésar de Ling » avant le XVIIIème siècle, bien qu’il y eut quelques références à un Gésar de Phrom ou de Khrom, qui pourrait être dérivé de « Caesar de Rome », dont le prestige s’est mélangé à l’idée du roi universel (cakravartin) et d'un dieu de la guerre (tib. dgra lha). Voire à celle de Kalki, l'avatar de Viṣṇu.
« Ainsi donc, l'épopée de Gesar de Gling est largement tributaire de créations épiques antérieures dont les thèmes sont d'origine étrangère. Récapitulons-les, D'abord le cycle des Quatre Fils du Ciel, doublé de celui des lokapāla et peut-être lié à un vaste complexe de conceptions très anciennes qui ont pu s'exprimer, notamment, dans les échecs et les jeux de cartes. Pour des raisons de folklore religieux, les représentants du Nord, Gesar et Vaiśravaṇa, y reçurent un traitement de faveur. Ensuite, le cycle de Śambhala et l'épopée du Rāmāyaṇa. Et enfin, l'épopée « Tribulations de Pehar ». Et encore n'avons-nous épuisé ainsi que les sources proprement épiques. Il faut aussi tenir compte du folkrore: roman d'Alexandre, conte sogdien de Kysr et des voleurs, légendes indiennes du cakravartin et du Cheval Sauveur, d’autres encore. »
C’est dans les Chants de Milarepa, qui a certes vécu au XIème siècle, mais dont les Chants ont été composés par Tsangnyeun heruka (gtsang smyon heruka 1452–1507) au XV-XVIème siècle, qu’on trouverait la première référence aux quatre orients avec Gésar et les Hors au Nord.[1] Stein affirme que le cinquième Dalaï-Lama Ngawang Lobzang Gyatso (1617–1682) connaissait Gésar de Ling et croyait qu’il fut une réincarnation de Padmasambhava. C’est le cinquième Dalaï-Lama qui avait installé Pehar, dieu guerrier des (mongols) Hor vaincus par Gésar, à Néchung (gnas chung) où il sert d’oracle d’état, après un premier séjour de ce dieu à Samyé.
« Les Qoshots, des Mongols dzoungars, conquièrent de nouveau le Tibet au XVIIe siècle, sous le règne de Güshi Khan, et placent, avec l'aide de la dynastie Qing, le dalaï-lama au pouvoir à Lhassa en 1642. Après sa victoire, Güshi Khan s'arroge le titre de roi du Tibet (« Khan des Tibétains ») et s'installe à Lhassa. Gardant le pouvoir militaire entre ses mains, il laisse le dalaï-lama et le régent administrer le pays jusqu'à sa mort en 1655. C'est le début de la période dite du Ganden Phodrang (1642-1959), pendant la majeure partie de laquelle le Tibet est sous la tutelle des Mandchous. » (Wikipédia)
A se demander si ce n’est pas dans les troubles politiques de l’époque, que la légende du héros national Gésar de Ling a véritablement pris son essor. Stein arrive à un terminus ad quem de ca. 1600[2] pour un ensemble constitué de chapitres de l’épopée. Stein tente de dresser le profil de l’auteur de la version xylographique de l’épopée et aboutit à un religieux :
« Aucun doute n’est permis là-dessus : c’est bien un « clerc errant », un religieux instruit, mais proche du peuple, qui a créé l’épopée en tant qu’œuvre formant un tout. II devait appartenir au milieu des « fous », se rattachant avant tout aux ordres bKa’-brgyud-pa et rNying-ma-pa, et sans doute plus particulièrement à leurs branches respectives des Karma-pa et des Dzogchen-pa, toutes deux prédominantes dans l’Est. Ce fait doit être affirmé ici avec force. »
Stein souligne aussi l’importance des bardes (tib. sgrung mkhan) dans la transmission de l’épopée et pense que l’auteur ait pu être un barde-médium. Ou un « inventeur de trésor » (tib. gter bton)… (je reviendrai sur le barde-médium dans un autre billet)

Mipham Rinpoché (1846–1912) eut toute sa vie une grande fascination pour l'Épopée du roi Gesar, lit-on sur Wikipédia. Stein dresse la liste impressionnante des œuvres que Mipham a consacré à Gésar de Ling, qui est considéré au Tibet « comme l'incarnation de Padmasambhava et le symbole du guerrier spirituel ». The Epic of Gesar of Ling: Gesar's Magical Birth, Early Years, and Coronation as King[3] est la traduction anglaise d’une version tibétaine relativement récente de l’épopée écrite par Gyurmed Thubten Jamyang Dragpa, un disciple de Mipham Rinpoché. Un des traducteurs anglais fut Robin Kornman, un disciple de Chogyam Trungpa. La préface précise que Mipham Rinpoche participait activement à la propagation de l’épopée de Gésar de Ling et la notion d’une « société éveillée ». Mipham fut aussi un inventeur de trésors (tib. dgongs gter[4]), notamment de la pratique de Gésar en tant que Corps de sagesse, avec de nombreux protecteurs (werma) et des offrandes de fumée (source Lotsawa House).[5] Chogyam Trungpa s’était inspiré du culte de Gésar de Ling, inventé par Mipham, pour développer son projet Shambala d’une société éveillée, en reprenant des matériaux de Mipham (Stein : pages 71-74 pour une liste des œuvres sur Gésar par Mipham).

Werma au Musée Guimet
Cet intérêt pour Gésar a été continué par les maîtres Nyingmapa venant après Mipham, notamment par Dilgo Khyentsé Rinpoché (1910-1991)[6]. Dzongsar Khyentsé Rinpoché rapporte que Dilgo KR avait sur son propre autel une photo de Chogyam Trungpa en uniforme coloniale.[7] Dzongsar KR admire Trungpa pour ce qu’il avait réussi à faire avec des jeunes hippies occidentaux, rebelles, aux cheveux longs, anti-guerre: au bout de quelques années, ils marchaient au pas dans des uniformes kaki ou en costume-cravate.[8]

C’est une croyance tibétaine très répandue que Gésar de Ling se trouve à Shambala et qu’il sera le général des armées de son roi Rigden, dans la bataille contre les ennemis du bouddhisme, le temps venu. Le Kālacakra Tantra et le culte de Gésar se rejoignent ici.[9] Orgyen Tobgyal explique que dans l’école Nyingmapa « la nature véritable de la manifestation que nous connaissons actuellement sous le nom de Ling Gesar est en fait celle de Gourou Rinpoché en personne apparaissant sous la forme d’un « esprit guerrier protecteur » (tib. dgra bla). »[10]

Malgré le contenu très religieux et nationaliste tibétain du culte de Gésar de Ling, que l’on fait ainsi converger avec le cycle du Kālacakra Tantra, Trungpa présente les enseignements de Shambala comme un enseignement séculier, au-delà du bouddhisme[11], et comme une tradition ancestrale tibétaine. Robin Kornman avait parlé de la volonté d’une “société éveillée” de Mipham Rinpoché dans le cadre de l’intérêt de ce dernier pour la légende de Gésar de Ling. Cette “société éveillée” serait-elle un empire bouddhiste, avec le Rigden comme empereur (cakravartin) et Gésar de Ling comme son général ?

Trungpa admet que le monde de Gésar de Ling est une légende tibétaine, mais il s’en inspire quand-même pour tenter de fonder une “société éveillée” séculière…[12] En 1990, à la demande de Dilgo Khyentsé Rinpoché, le fils ainé de Trungpa, Sakyong Mipham (Sawang Ösel Rangdröl Mukpo), considéré comme une réincarnation de Mipham le grand, retourna de ses études au Népal pour travailler aux côtés de son père, et pour continuer la lignée de Shambala qui se transmet de père en fils.[13] Il est actuellement le chef temporel et spirituel de Shambhala, qu’il voit à très grande échelle.[14] Shambala a son propre corps de gardes vajra (tib. rdo rje bka’ bsrung), portant le même uniforme, reprenant des aspects militaires occidentaux comme un moyen habile pour réorienter le militarisme américain.[15] Les prières, les pratiques de divinités werma, les offrandes de fumigation (tib. bsang mchod), etc. sont également des moyens habiles en vue d’établir une “société éveillée”.

Sakyong Mipham, le fils de Chogyam Trungpa, est marié avec Khandro Tseyang Palmo (Sakyong Wangmo), la fille du terteun Namkha Drimed Rabjam Rinpoché (1939) de la lignée Ripa, et la soeur de Gyétrul Jigmé Rinpotché, qui enseigne également "la société éveillée" selon Shambala

La société éveillée selon le bouddhisme tibétain semble devoir passer par une forme de gouvernement particulière pour laquelle il faudrait inventer un nom. Voir aussi mon billet Une famille royale. Même si on acceptait le besoin d'une sorte de renouement avec des traditions ancestrales, comme Trungpa semblait le souhaiter (voir Ellen Mains note 14), pour arriver à une "société éveillée", pourquoi "renouer" avec des traditions qui ne sont pas celles de nos ancêtres ?

Accueil à la cour de Kalapa de la princesse Jetsun Drukmo

***

[1] « In the North, lies the country of the Mongols; Their brave and powerful troops are quick to fight. If no revolt takes place inside the country, They fear not even the men of King Gesar. Therefore, to rule the people well and wisely Is of great importance. » The Hunderd Thousand Songs of Milarepa, The Goddess Tseringma’s Attack. Garma C.C. Chang

[2] « Si nous arrivons ainsi au terminus ad quem, de ca. 1600 pour I'existence de l'épopée en tant qu'ensemble constitué, quelques allusions historiques rencontrées dans le Gesar fournissent autant de termini a quo possibles. » « Par contre, Gesar, souverain de Gling, est mentionné dès 1643, et on remonte par ailleurs, pour d'autres éléments, à environ 1600. n est pour le moment impossible d'aller plus loin et de préciser davantage. »

[3] The Epic of Gesar of Ling: Gesar's Magical Birth, Early Years, and Coronation as King (2015) by Robin Kornman (Translator), Lama Chonam (Translator), Sangye Khandro (Translator), H.H. the Dalai Lama(Foreword), Alak Zenkar Rinpoche (Foreword)

[4] « The Gesar practice, known as "The Swift Accomplishment of Enlightened Activity Through Invocation and Offering" (Wylie: gsol mchod phrin las myur 'grub) arose in the mind of Mipham as a gong-ter and was written down over the course of 3 years from the age of 31 to 34. This practice invokes Gesar and his retinue and requests him to assist practitioners. » Wikipédia

[5] « The version presented here is the one most commonly referred to when the epic is studied in the present day. This was compiled by Gyurmed Thubten Jamyang Dragpa, a disciple of the great Mipham Jampel Gyepei Dorje (1846-1912),1 who was actively involved in the propagation of the Gesar epic as well as the notion of enlightened society. Mipham Rinpoche himself revealed mind treasures for the spiritual practice of Gesar as a wisdom embodiment including many protector and juniper smoke-offering prayers.”

[6]In the fire-rabbit year, 1987, in the Wind Horse Temple of Dechen Cho-ling, Rinpoche gave Gesar's Vajra Victory Banner empowerment; Lerab Lingpa’s pure-vision empowerment of Gesar's Nine Glorious Ones with the activity and feast offering; the complete reading transmission of Mipham Rinpoches Gesar practices; the reading transmission of Khyentse, Kong-trul, and Chokling’s Gesar Burned Offerings composed byTertön Sogyal; the reading transmission of Dilgo Khyentse’s own writings on the Gesar sadhana cycle, burned offerings, wind horse ransom rites, wind horse prosperity- propitiation rites, and his autobiography in verse; the reading transmission of Do Khyentse’s mind treasure on burned offerings and libation offerings and Dudjom Rinpoches writings on wind horse; the Kyechog Tsulzang empowerment from the Heart Practice and the reading transmission of the prosperity-propitiation rite; Lama Mipham’s Divine Hook Gesar ritual for summoning prosperity; Chagmey’s ritual for pacifying phenomenal existence, and many others.” Brilliant Moon: The Autobiography of Dilgo Khyentse

[7] "My first knowledge of Trungpa is very funny. I was very young, ten I think. I was in Kichu in Paro receiving the Nyingthik tradition, all the teachings of Longchen Nyingthik. And His Holiness Dilgo Khyentse Rinpoche had this small shrine and on this shrine there were not many statues, but there were many photos of lamas. And somewhere in the middle there was this man with a sort of army uniform [laughter] and his hat was a bit small so you could see his head was shaved like a Second World War Japanese army general or something. Many times I thought, this must be His Holiness’s sponsor in Bhutan. But a sponsor’s photo on the shrine— I even thought that maybe the attendants had made a mistake, but I didn’t dare ask for many many months. Finally I had to ask, “Who is this? Who is this, army person?”
“Oh,” Khyentse Rinpoche says, “Oh, he is a great tertön.
” 
Reflections on Trungpa Rinpoche by Dzongsar Khyentse Rinpoche February 5, 2005

[8] « At a time when the Beatles had ponytails and it was all the fashion to wear bell-bottoms, smoke marijuana, wash with vegetable soap, and keep long fingernails, there was a rebellious freedom in the air, a trend of going slightly against the system.There was also a trend of spiritual seeking.
Chogyam Trungpa Rinpoche came along and insisted that all the Vietnam War-protesting Dharma students wear khaki uniforms, ties, and suits with pins. He even made them march like British soldiers on American soil. He combined Japanese simplicity and elegance with colonial British style and imposed all of this on the Woodstock-going hippies. It sounds crazy, but each command was so skillful
. » — Dzongsar Jamyang Khyentse Rinpoche, The Guru Drinks Bourbon?

[9] « Enfin, allusion a été faite à la croyance du séjour de Gesar au pays mythique du Nord, le Sambhala, d'où il reviendra quand tout ira mal, pour vaincre les ennemis du bouddhisme et spécialement ceux des Tibétains et des Mongols (David-Neel, 193I, p. xlv, lvii). Comme on le verra, cette question est d'une grande importance pour situer l'épopée par rapport à l'ensemble des croyances tibétaines. »

[10] Orgyen Tobgyal explained that in the Nyingma perspective, "the real nature of the manifestation we know as Ling Gesar is actually that of Guru Rinpoche himself appearing in the form of a drala" (Wylie: dgra bla, "protective warrior spirit"). Sakyong Mipham Rinpoche 2005, p. 333.

[11] Paragraphe Beyond Buddhism

[12] « Over the past seven years, I have been presenting a series of "Shambhala teachings" that use the image of the Shamhhala kingdom to represent the ideal of secular enlightenment, that is, the possibility of uplifting our personal existence and that of others without the help of any religious outlook. For although the Shambhala tradition is founded on the sanity and gentleness of the Buddhist tradition, at the same time, it has its own independent basis, which is directly cultivating who and what we are as human beings. With the great problems now facing human society, it seems increasingly important to find simple and nonsectarian ways to work with ourselves and to share our understanding with others. » Chogyam Trungpa, Shambhala, Sacred Path of the Warrior, Shambhala (1988)

[13] Paragraphe A new era

[14] « At the same time, [Sakyong Mipham] is presiding over a bigger and bigger situation. He said last summer [2009] he wanted Shambhala to generate “twelve million new people.” That’s not exactly thinking small, and I really think that’s where he’s intending to take it, whether we ever get literally that large or not. » On Shambhala and the Samaya Connection, Ellen Mains - February 28,

[15] « Following the example of Padmasambhava, the Vidydhara did not block the energies he found in the West, but transformed them. To transmute militarism, for instance, the Vidyadhara introduced the kasung, or vajra guards, whose motto was “victory over war,” and who replace violence with presence, awareness, and spontaneous action. He structured the governing body of his organization along Western corporate lines, and then taught people the principles of enlightened leadership. He worked with materialistic consumerism by teaching how to appreciate the natural richness of our perceptions and the ability of perceptions to wake us up. He worked with theism by showing how to use the power of deities in spiritual practice, without solidifying them as external ego. Like Padmasambhava, he extracted the wisdom energy of each situation from under its egoistic cloak. » Article Shambala Times

Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire