mercredi 15 février 2017

Terre pure en travaux


L’Enseignement de Vimalakīrti (Vimalakīrtinirdeśa, Vkn, qui daterait du IIème siècle[1]) est un texte singulier de plusieurs points de vue. « Un joyau de la littérature bouddhique », « frémissant de vie et rempli d’humour », « qui pousse l’indépendance d’esprit jusqu’à l’irrévérence » écrit Etienne Lamotte dans l’avant-propos de sa traduction. Le texte utilise tous les protagonistes et clichés bouddhistes, pour procéder à un inversement de valeurs par jeu, mais aussi pour l’édification du lecteur si celui-ci est un bodhisattva, c’est-à-dire un bouddhiste tourné vers les êtres et engagé dans le monde.

Vimalakīrti par Zhang Daqian (1899-1983)
  Christie's, Hong Kong
Les scénaristes du Vkn sont malicieux et aiment malmener les protagonistes du canon bouddhique. Vimalakīrti est un riche marchand qui habite la ville de Vaiśālī (Basarh, district de Muzaffarpur, au Tirhut). Étant malade ou feignant la maladie il reste couché dans son lit. Les grands protagonistes bouddhistes qui séjournent dans le parc (vana) de la courtisane Āmrapālī (tib. a ma skyong ma) viennent, chacun à son tour, s’enquérir de sa santé. L’action est un va-et-vient entre le parc Āmrapālīvana et la demeure de Vimalakīrti à Vaiśālī. Les scénaristes ont pris toute leur liberté et au chapitre VII, toute l’assemblée réunie chez Vimalakīrti est miraculeusement transporté dans le parc d’Āmrapālī auprès de Śākyamuni, qui ne se déplace pas. L’irrévérence ne va pas jusque-là. En revanche, le buddhakṣetra Abhirati du tathāgata Akṣobhya est miraculeusement introduit dans le parc puis remis à sa place (chapitre XI). Avant d’apparaître en Sahāloka, Vimalakīrti est dit avoir résidé à Abhirati[2]. Quelle est la maladie dont souffre Vimalakīrti ?
« Mañjuśrī, ma maladie durera ce que dureront chez les êtres l'ignorance (avidyā) et la soif de l'existence (bhavatṛṣṇā). Ma maladie vient de loin, de la transmigration à son début (pūrvakoṭisaṃsāra). Tant que les êtres sont malades, moi aussi je serai malade ; quand les êtres guériront, moi aussi je serai guéri. Pourquoi ? Mañjuśrī, pour les Bodhisattva, la sphère de la transmigration (saṃsārasthāna), ce sont les êtres (sattva), et la maladie repose sur cette transmigration. Lorsque tous les êtres échapperont aux douleurs de cette maladie, alors les Bodhisattva, eux aussi, seront sans maladie. »[3]
Un bodhisattva est « malade » de la souffrance du monde. Comment se fait-il que les protagonistes du bouddhisme Śāriputra, Mañjuśrī etc. semblent ne pas souffrir du même mal que Vimalakīrti ? Les réponses de Vimalakīrti sonnent en creux comme une reproche à tout ce beau monde préoccupé par son propre salut et béatitude. La maladie est en fait celle du monde (sahāloka), le champ de Bouddha de Śākyamuni, qui n’est pas libre de souffrances comme les champs de Bouddha parfaits des autres tathāgata, suspendus dans l’espace, construits sur le vide, comme Laputa, le château dans le ciel. Le Vkn semble suggérer que ces « terres pures » sont des fictions vides construites avec de l’espace, du vent dirions-nous, tandis que le champ de Śākyamuni est concret, même s’il est « semblable à l’espace » et « semblable à une illusion magique », c’est-à-dire entre être et non-être.

Laputa
C’est l’objectif des bodhisattvas de transformer le champ de Śākyamuni en un champ parfait à l’aide des « dix bons dharmas », que l’on ne trouve d’ailleurs que sur le champ de Śākyamuni « en cours de construction ». Une fois purifiée et transformée, le sahāloka pourrait être un véritable champ de Bouddha. C’est très clairement une utopie, mais dont le Bouddha semble vouloir montrer qu’elle est réalisable (Ch. I, § 17-20). Tant que cela n’est pas fait, les bodhisattvas seront malades comme Vimalakīrti et mettront en œuvre les « dix bons dharmas ». Si les protagonistes bouddhistes veulent que Vimalakīrti guérisse, il faudrait qu’ils guérissent le monde, qu’ils prennent eux aussi soin de lui, au lieu de se consacrer à leur propre salut.

Un autre message implicite du texte semble être que les « terres pures » situées dans l’espace et dans le vide, et où veulent s’évader les chercheurs de salut individuel en priant le Bouddha en chef du lieu de les y admettre après leur mort, sont guère plus que des rêves creux, faits d'espace et de vide. « Il est impossible de construire un buddhakṣetra dans le vide et il est impossible de le décorer. »[4] Occupez-vous donc de votre sahāloka semble être le message.

Le Vkn explique en outre que ce qui constitue proprement le « champ » de Bouddha, c’est le « champ » de l’activité des bodhisattvas. Un exemple parmi d’autres :
« Le champ de l’effort (prayoga) est le buddhakṣetra du bodhisattva : au moment où celui-ci obtient l’illumination, les êtres établis sur tous les [10] bons dharmas (kuśaladharmapratiṣṭhita) naissent dans le buddhakṣetra. »[5]
Il en va de même pour les autres pratiques de bodhisattva. La pureté des dix bons chemins[6] (daśakuśalakarmapathapariśuddhi) etc. sont le buddhakṣetra du Bodhisattva[7].

La transformation du champ de Bouddha à parfaire de Śākyamuni dépend de la pratique des bodhisattvas. Comme il n’est pas certain qu’un autre buddhakṣetra soit disponible de sitôt, occupons-nous en bien.

***

[1] Vkn, Lamotte, p. 77

[2] Vkn, XI, § 2-3. Il serait donc un genre de nirmāṇakāya.

[3] Vkn, Lamotte, p. 224

[4] Vkn, Ch. I, § 13, p. 113

[5] Vkn, Ch. I, § 13, p. 114

[6] Actes positifs

[7] Vkn, Ch. I, § 13, p. 118

L'engagement selon le Vimalakīrtnirdeśa


Vimalakīrti malade sur sa couche (Britisch Museum)

Dans le chapitre 1 du Vimalakīrtinirdeśa, le Bouddha explique au jeune licchavi Ratnākara[1] comment un bodhisattva purifie les champs de Bouddha (buddhakṣetra).[2] Il explique que le champ des êtres (sattvakṣetra) est le buddhakṣetra des bodhisattva.
« C’est dans la mesure où les bodhisattva favorisent les êtres (satveṣūpacayaṃ) qu’ils s’emparent (parigṛhṇanti) des buddhakṣetra. »[3]
Une petite digression pour expliquer le double sens que peut avoir le mot kṣetra. La notion de champ (kṣetra) figurait également dans la Bhagavad-Gītā (chapitre XIII) qui traite du champ et du connaissant du champ (kṣetrajñā). Le champ signifie ici le corps et le connaissant du champ l’esprit. Le champ correspond à la Nature (prakṛṭī) et le connaissant du champ au Sujet/Esprit (puruṣa). Le Seigneur (Kṛṣṇa) dit : « Sache, ô Bharatide, que dans tous les champs, c’est moi qui suis le connaissant. La connaissance du couple formé par le champ et son connaissant, voilà, selon moi, la vraie connaissance. »[4]

Dans la Bhagavad-Gītā, l’objet de la connaissance c’est le suprême brahman qui procure l’immortalité.
« Il est à l’extérieur et à l’intérieur des êtres, immobile et mobile à la fois. Inconnaissable de par sa subtilité, il est à la fois lointain et proche. »[5]
À chaque fois qu’un être vient à l’existence, cela se produit par l’union du champ et du connaissant du champ. Et celui qui voit que le Suprême Seigneur réside pareillement dans tous les êtres, celui-là voit vraiment.[6] La Bhagavad-Gītā donne ainsi une double signification aux mots « champ » et « connaissant ». Chaque individu est une union du champ et du connaissant, et il y a donc de nombreux champs et connaissants, mais pour celui qui voit vraiment il n’y a que le Suprême Seigneur (puruṣa) et tous les champs individuels participent de la Nature (prakṛṭī) qui est son Champ.

C’est ici que nous rejoignons sans doute la notion classique du Champ de Bouddha (buddhakṣetra). Les champs de Bouddha s’inscrivent dans l’activité spontanée du Bouddha et se manifestent naturellement de ses engagements précédents (praṇidhāna). Le champ de Bouddha constitue son corps symbolique (saṃbhogakāya).
« Le Grand Compatissant connaît l’univers.
Voyant l’univers tout entier
[…] »
lit-on dans le Ratnagotravibhāga (tib. rgyud bla ma). Comment connaît-il, ou voit-il le monde ? Il ne le voit pas en croyant qu’il existe réellement, dit Gampopa, mais comme on voit et reconnaît une illusion magique.[7] Voir le champ de Bouddha de cette façon est voir le champ de Bouddha pur (viśuddhabuddhakṣetra). Croire que le champ de Bouddha existe réellement, est voir le champ de Bouddha comme un univers (cakravāḍa), rempli avec des êtres (sattvakṣetra).[8]

Dans l’Enseignement de Vimalakīrti, il est raconté que le Bouddha enseigne au jeune licchavi Ratnākara comment purifier les champs de Bouddha. Mais il y montre en fait comment transformer ce monde en un champ de Bouddha ou une terre pure. Tout comme dans la Bhagavad-Gītā, une lecture plus individuelle, plus « psychologisée » est également possible. Le « champ » d’un être (sattvakṣetra) est déjà foncièrement le « champ » de Bouddha (buddhakṣetra). Il suffit de le « purifier » par tout le cheminement d’un bodhisattva. Traditionnellement, quand un bodhisattva atteint le quatrième dhyāna, il rejoint «le plan des pures formes » (rūpadhātu) à son plus haut niveau (śuddhāvāsa), à la fois macrocosmique et microcosmique. C’est le niveau où le « champ de l’être » est purifié (de tout le sensible) et devient par conséquent « heureux » (sukha). Il est alors devenu comme un champ de Bouddha, tel Sukhāvatī, car le connaissant (Bouddha ou bodhisattva) voit qu’il n’existe pas réellement et est semblable à une illusion magique. Rappelons que le Bouddha a dit que « le champ des êtres (sattvakṣetra) est le buddhakṣetra des bodhisattva ». Sukhāvatī n’est donc pas « ailleurs ». « Naître à Sukhāvatī », c’est voir le champ des êtres/champ de Bouddha à travers les yeux du bodhisattva.

Il y a un passage très intéressant dans l’Enseignement de Vimalakīrti sur la nature du champ de Bouddha des bodhisattvas.
« Par exemple, ô Ratnākara, si on veut construire (māpayitum) sur quelque chose qui ressemble à l’espace (ākāśasama), on peut le faire ; mais, dans l’espace (ākāśa) lui-même, on ne peut pas construire (māpayitum), on ne peut pas décorer (alaṃkartum). De même, ô Ratnākara, sachant que tous les dharma sont semblables à l’espace (ākāśasama) et pour faire mûrir les êtres (sattvapari- pācanārtham), le Bodhisattva qui veut construire quelque chose qui ressemble à un buddhakṣetra, peut construire ce simili buddhakṣetra; mais il est impossible de construire un buddhakṣetra dans le vide et il est impossible de le décorer. »[9]
Ou une variante du même passage.
« Par exemple, ô fils de famille, si quelqu’un voulait construire un palais sur un terrain vague et ensuite le décorer, il pourrait le faire à volonté et sans obstacle ; mais s’il voulait construire dans l’espace (ākāśa) lui- même, il n’y parviendrait jamais. De même le Bodhisattva qui sait que tous les dharma sont pareils à l’espace (ākāśasama) produit, pour le progrès (vṛddhi) et le bien (hita) des êtres, des qualités pures (viśuddhaguṇa). Voilà le buddhakṣetra dont il s’empare. S’emparer d ’un buddhakṣetra de ce genre, ce n’est pas construire dans le vide (śūnya). »[10]
Les « champs » sont semblables à l’espace (« comme une illusion magique »), mais ne peuvent pas se construire et s’orner dans le vide et avec du vide. Les êtres mûrissent grâce aux dharma, même si ceux-ci sont semblables à l’espace et comme des illusions magiques. Sukhāvatī ne se construit pas dans l’espace et le vide, et les êtres ne mûrissent pas par l’espace et le vide, mais par des dharma semblables à l’espace.

Ce monde (sahāloka), qui a vu naître Śākyamuni, constitue la matière de son champ de Bouddha. Ceux qui le voient comme un monde impur, c’est-à-dire qui existe réellement, sans le reconnaître « comme une illusion magique », ne voient pas la splendeur des qualités (guṇavyūha) du buddhakṣetra du Tathāgata à cause de leur aveuglement (doṣa).[11] Quelque chose qui existe réellement, existe de façon indépendante et ne dépend pas de causes et de conditions. Si le monde était réel, il ne pouvait être changé, ou purifié en champ éveillé. Les dharma qui constituent un monde ne sont pas réels (=figés), mais sont semblable à l’espace et une illusion magique.
« Ceux qui possèdent l’égalité de pensée (cittasamatā) à l’endroit de tous les êtres et qui ont purifié leurs intentions dans le savoir du Buddha voient le buddhakṣetra comme étant parfaitement pur (pariśuddha). »[12]
Ce qui empêche tant au niveau individuel que collectif de voir le buddhakṣetra ce sont la convoitise, l’aversion et l’aveuglement. L’éveil est l’absence de ces trois poisons. Un monde « éveillé » est un monde qui n’est pas sous le coup de la convoitise, l’aversion et l’aveuglement. La « nature de Bouddha », que chacun possède, n’est pas un « connaissant de champ » venu d’ailleurs, mais le potentiel de l’éveil, la potentielle absence de convoitise, d’aversion et d’aveuglement. Remémorer la « nature de Bouddha » c’est imaginer que l’absence des trois poisons est notre « véritable nature » ainsi que celle du monde (buddhakṣetra) dans lequel nous vivons. Imaginer qu’elle est notre « véritable nature » (ou encore croire en la bonté fondamentale de l’homme), c’est imaginer que cette absence est déjà acquise, et qu’il suffit de la « purifier », la débarrasser de ce qui la recouvre. C’est un expédient (upāya) qui s’appuie sur une approche plus positive dans la forme. C’est s’aider de la foi et de l’espérance comme des moyens.[13]

La différence entre l’idée de la Bhagavad Gītā (ch. XIII) et le bouddhisme des bodhisattvas est que ce dernier n’a pas à distinguer entre la Nature et l’Esprit[14], voir le Seigneur Suprême en toute chose et en chacun et à Le célébrer[15]. Il se tourne plutôt vers le « champ des êtres » pour « favoriser »[16] ou faire s’épanouir les êtres (satveṣūpacayaṃ). C’est ainsi qu’il s’empare (parigṛhṇanti) du buddhakṣetra.

Éveiller ou faire s’épanouir le champ des êtres et les êtres, c’est de ne pas se laisser guider par la convoitise, l’aversion et l’aveuglement, qui « recouvrent » le champ de Bouddha. Il est préférable de parler en termes de trois poisons qu’en termes d’ego, ce qui est vague et ambivalent.

L’engagement du bodhisattva que propose le Vimalakīrti passe par la carrière classique de mahāyāna : les six perfections (upāya & prajñā), pour la motivation les quatre sentiments infinis (apramāṇa) : la bienveillance, la compassion, la joie et l’équanimité et pour la mise en œuvre les quatre moyens de rassembler les êtres (saṃgrahavastu)[17] : la générosité/disponibilité (dāna), les paroles aimables (priyavacana), le service rendu (arthacaryā) et la solidarité (samānārthatā). Le fruit de ces quatre moyens est présenté comme l’absence d’orgueil (nirmānatā) acquise en se faisant l’esclave et le serviteur de tous les êtres (sarvasattvānāṃ dāsaśiṣyaparivartanam).[18]

Le leitmotiv du Vimalakīrti est le potentiel de ce monde d’être une « terre pure » à part entière. L’utopie, la terre d’or, est sous nos pieds. Sous les pavés (des trois poisons) la plage... Le champ des êtres possède dix bons dharmas, à la différence des autres buddhakṣetra purs. A savoir :
« 1. Capter (saṃgraha) les pauvres (daridra) par le don (dāna),
2. Capter les êtres immoraux (duḥśīla) par la moralité (śīla),
3. Capter les irrascibles (kruddha) par la patience (kṣānti),
4. Capter les paresseux (kusīda) par l’énergie (vīrya),
5. Capter les distraits (vikṣiptacitta) par l’extase (dhyāna),
6. Capter les sots (duṣprajñā) par la sagesse (prajñā),
7. Apprendre à ceux qui sont tombés dans les conditions inopportunes (akṣaṇapatita) à dépasser (atikram-) ces huit conditions inopportunes,
8. Enseigner le Grand Véhicule (mahāyāna) à ceux qui suivent des voies incomplètes (pradeśakārin),
9. Capter par les racines de bien (kuśalamūla) les êtres qui n’ont pas planté les racines de bien (anavaropitakuśalamālāḥ sattvāḥ),
10. Faire mûrir (paripācana) les êtres sans interruption (satata- samitam) par les quatre moyens de captation (saṃgrahavastu).
Cet ensemble de dix bons dharma que renferme cet univers Sahā ne se trouve pas dans les autres buddhakṣetra purs des univers des dix régions
. »[19]
Dans le Vimalakīrti, le Bouddha montre à Śāriputra que cette utopie est possible, à condition que les bodhisattvas fassent s’épanouir les êtres par les moyens indiqués.
« Alors le Bienheureux frappa de l’orteil ce trichiliomégachiliocosme et dès qu’il l’eut frappé, cet univers devint un amas de nombreux joyaux, un amas de plusieurs centaines de milliers de joyaux, un amoncellement de plusieurs centaines de milliers de joyaux. Et l’univers Sahā prit l’aspect de l’univers Anantaguṇaratnavyūhā appartenant au tathāgata Ratnavyāha. L’assemblée tout entière fut dans l’étonnement quand elle se vit assise sur un siège splendide de lotus précieux. »[20]

***

[1] Le nom n’a pas été choisi gratuitement. C’est un jeune bodhisattva qui par son action sera en mesure de rendre (kara) précieux (ratna) le monde. Voir aussi plus loin le miracle déployé par le Bouddha.

[2] Etienne Lamotte, L’Enseignement de Vimalakīrti, p. 111 et pages suivantes.

[3] VKN, p. 112. byang chub sems dpa’ ji tsam du sems can rnams la rgyas par byed pa de tsam du sangs rgyas kyi zhing yongs su ’dzin to//

[4] Chapitre XIII, verset 2. La Bhagavad-Gītā, traductions d’Emile Senart et de Michel Hulin, Point sagesses, p. 98

[5] Bhagavad-Gītā, XIII, 15.

[6] Bhagavad-Gītā, XIII, 26 et 27.

[7] Le précieux ornement de la libération de Gampopa, Padmakara, p. 310

[8] Extrait de Vivre en héros pour l’éveil de Śantideva (Bodhicāryāvatāra).
« 75. (Question) : Si l’être vivant n’existe pas, envers qui développera-t-on la compassion ?
(Conséquentialistes : Quoique les êtres soient irréels, conventionnellement la compassion est cultivée pour ceux que l’esprit confus a désigné (comme objets) de sa promesse (de pratiquer la vie de Héros pour l’éveil) en vue du fruit (de la libération).
76. (Question) : Si les êtres n’existent pas, qui (atteindra) le fruit ?
(Conséquentialistes ; Ultimement), il est vrai (que les êtres sont irréels) ; toutefois, du point de vue de la confusion, nous acceptons (conventionnellement l’existence de simples apparences d’effets issus de la méditation d’une simple apparence de compassion pour de simples apparences d’êtres).
(Objection : Puisque la compassion elle-même est un facteur subjectif auquel se manifestent des apparences fausses et un état de confusion vis-à-vis des phénomènes, elle doit être rejetée au même titre que la confusion à l’égard d’un soi.)
(Conséquentialistes) : Pour apaiser la douleur (il est inutile et impossible de rejeter la compassion.
Par conséquent), il ne faut pas se détourner (de cette simple apparence de) confusion au regard du fruit
. » Traduction de Georges Driessens, pp. 138-139

[9] dkon mchog ’byung gnas ’di lta ste dper na nam mkha’ la ji lta bur bya ba ’dod pa de bzhin du byed mod kyi nam mkha’ la ni byar mi rung zhing brgyan du yang mi rung ba/ de bzhin du/ dkon mchog ’byung gnas chos thams cad nam mkha’ dang mtshungs par shes nas byang chub sems dpa’ sems can yongs su smin par bya ba’i phyir sangs rgyas kyi zhing ji lta bur bya bar ’dod pa de lta bur sangs rgyas kyi zhing byed mod kyi/ sangs rgyas kyi zhing nam mkhar ni byar mi rung zhing brgyan du mi rung ngo/

[10] Etienne Lamotte, L’Enseignement de Vimalakīrti, p. 113

[11] Dialogue entre Śākyamuni et Śāriputra, L’Enseignement de Vimalakīrti, p. 120

[12] Etienne Lamotte, L’Enseignement de Vimalakīrti, p. 121

[13] Contrairement à l’approche de la Bhagavad-Gītā, où la foi est indispensable. « Libations, aumônes ou astéritiés, toutes les actions accomplies sans la foi, ô fils de Pṛthā, sont réputées a-sat, nulles et non avenues, que ce soit ici-bas ou dans l’au-delà. » XVII, 28 (page 117).

[14] Emile Senart et Michel Hulin

[15] « À travers cette dévotion, il me reconnaît dans ma réalité et ma grandeur. Et, dès cet instant où il vient à me connaître tel que je suis, il pénètre en moi. » XVIII, 55.
« Que ton esprit s’attache à moi, que ta dévotion soit pour moi. Pour moi tes sacrifices, à moi tes hommages ! Et c’est à moi seul que tu viendras. Je te le promets en vérité, car tu m’es cher. » XVIII, 65.
« Laisse de côté toutes les règles et accours vers moi comme vers ton unique refuge ! Je t’affranchirai de tous les maux. Ne t’afflige pas ! » XVIII, 66.

[16] En tibétain rgyas par byed pa, que l’on pourrait traduire par épanouir, ou augmenter selon de le sens de Michel Serre.

[17] bsdu ba'i dngos po bzhi bsam par bya ste sbyin pa dang snyan par smra ba dang don spyod pa dang don mthun pa'o/

[18] Lamotte, p. 213. Voir aussi les vœux de Śantideva dans le Bodhicāryāvatāra (III, 19) « [Puissè-je être] l’esclave des êtres souhaitant un esclave ». Driessens, p. 39

[19] Lamotte, p. 333. Voir aussi la page 127 pour la pratique de Vimalakīrti de ces dix bons dharmas.

[20] Lamotte, p. 122

dimanche 12 février 2017

Ni le même, ni un autre



« - Nāgasena, celui qui renaît est-il le même ou un autre ?
- Ni le même, ni un autre (na ca so, na ca añño)
. » (Questions de Milinda - Milindapañha).
Nous ne sommes pas le même aujourd’hui que lorsque nous étions un bébé couché sur le dos. C’est l’exemple que donne Nāgasena pour l’individu réincarné. Ni le même, ni un autre. Mais l’exemple ne tient pas. Le bébé que nous étions avait les mêmes parents, etc. L’identité est beaucoup plus forte. Supposons que selon la « loi du karma », nous renaissons comme une amibe. Que pourrait-elle bien avoir d’identique avec l’être humain décédé précédemment ? Certainement moins que ce que nous partageons avec le bébé que nous étions un jour. Pourquoi faire tant de cas d’une « identité » si négligeable ?

Ceux qui prennent la réincarnation au premier degré risquent de passer à côté d’un exercice spirituel valable. Un des exercices spirituels que partagent les bouddhistes et les stoïciens est celui de l’œil divin, de la vision cosmique ou du regard d’en haut. On trouve cet exercice chez Platon, Marc Aurèle, Cicéron, dans le songe de Scipion, mais on le trouve aussi dans le bouddhisme.
« Lorsque par la vigilance l’expert a chassé le manque de vigilance, et qu’il a escaladé les terrasses de la pénétration, sans souci, il regarde les soucieuses créatures : ainsi du haut de la montagne le sage considère les sots d’en bas. » (Dhammapada II Versets sur la vigilance, 28.)[1]
« L’âme du philosophe, transportée au milieu des astres, jette du haut du ciel un regard sur la terre, qui lui apparaît comme un point. Elle se moque alors du luxe des riches. Les guerres pour les frontières que les hommes mettent entre eux lui paraissent ridicules, et les armées qui envahissent les territoires ne sont que des fourmis qui s’évertuent sur un étroit espace. »[2]
On peut évidemment prendre cet « œil divin » au sens premier, en faire un pouvoir (siddhi), et essayer de l’obtenir en demandant aux dieux et démons de l’accorder. Ce serait passer à côté d’une belle méthode d’expansion du moi. Cet exercice est en fait une sorte d’assouplissement spatial permettant de sortir d’une notion de spatialité qui tend à nous enfermer. Cela permet en même temps de prendre du recul des préoccupations humaines et de leur relativité, au même titre que la méditation sur la mort et l’impermanence.
« C'est dans des espaces innombrables, infinis, que l'esprit prend son essor et s'étend pour les parcourir dans toutes les directions en sorte qu'il ne voit jamais aucune borne, aucune limite à laquelle il puisse s'arrêter. Puisque l'espace s'étend à l'infini au-delà des murailles de ce monde, l'esprit cherche à savoir ce qui se trouve dans cette immensité où il peut plonger ses regards aussi loin qu'il veut, et où il peut s'envoler d'un essor libre et spontané. Les murailles du monde s'envolent. Je vois dans le vide immense naître les choses [ ... ] La terre ne m'empêche pas de distinguer tout ce qui, sous mes pieds, s'accomplit dans les profondeurs du vide. À ce spectacle, je me sens saisi d'un frisson de plaisir divin. »[3]
Un autre exercice bouddhiste d’expansion du moi est d’imaginer que tous les êtres ont été nos parents. Il sert à assouplir notre sens d’appartenance et de loyauté partiale. Au lieu de réserver notre bienveillance et loyauté à un petit clan, on y inclue toute l’humanité. Śantideva a écrit en détail comment le sens de loyauté partiale est responsable de bon nombre d’actes négatifs : en faveur des siens et au détriment des autres. Il a aussi conçu l’exercice spirituel de l’échange du soi et de l’autre et celui du Corps social unique.

Pour moi, la méditation sur la réincarnation est un autre exercice d’expansion du moi et d’assouplissement temporel. Au lieu de monter dans l’espace et d’avoir un regard d’en haut, on voyage dans le temps. On s’imagine un autre dans le passé, ou dans le futur. Ni tout à fait le même, ni tout à fait un autre. Nous appartenons à l’humanité, nous avons des choses en commun avec elle. Aussi bien avec les humains du passé que du futur. En tant qu’humains, nous ne sommes ni tout à fait les mêmes, ni tout à fait autres. En régressant dans le temps, en remontant l’évolution des espèces, nous avons aussi des choses en commun avec les autres espèces. Nous ne sommes ni tout à fait les mêmes, ni tout à fait autres.

Tous ces exercices ont pour but l’expansion du moi, dans l’espace, dans le temps, en intégrant tous les autres. Ainsi toutes les murailles s’envolent.

***

[1] Dhammapada, Les stances de la Loi, Jean-Pierre Osier, GF Flammarion, p.57

[2] Sénèque, Questions naturelles, I, Prologue, 7-10

[3] Cicéron, De la nature des dieux, l, 21, 54; Lucrèce, De la nature, II, 1044-1047 et III, 16 et 30. Pierre Hadot, Qu'est-ce que la philosophie antique, Gallimard (1995), pp. 310-311

jeudi 9 février 2017

Ceci apparaissant, cela naît


Game of Thrones, God of many faces
Le bouddhisme se présente depuis toujours comme une voie de milieu entre être et non-être. Les choses (dharma) se produisent à partir de causes et de conditions et n’existent pas par elles-mêmes. Ce que le Bouddha avait exprimé très succinctement par :

« Ceci étant, cela devient ;
Ceci apparaissant, cela naît.
Ceci n'étant pas, cela ne devient pas ;
Ceci cessant, cela cesse [de naître]. »[1]

Le fonctionnement de la coproduction conditionnée, où la force derrière ce fonctionnement est le karma. Concevoir ainsi le « karma » est l’essentialiser[2]. On pourrait dire aussi que le karma est ce qui nature dans la Nature. Tel qu’il est présenté dans les différentes traditions indiennes avant le premier millénaire, le karma est en effet essentialisé et entièrement intégré dans les différentes croyances réincarnationistes de l’époque.[3]

Celles-ci s’appuyaient sur une vision hiérarchique du cosmos contemporaine, à la fois influencée par le zoroastrisme et le brahmanisme, avec les dieux dans les hautes sphères célestes, les humains sur la terre et les esprits et les êtres infernaux en-dessous. L’idée derrière cette représentation étant que l’on pouvait passer de l’obscurité à la lumière en fonction de ses actes méritoires (d’une existence à une autre), ou de sortir de ce système par des méthodes où le karma joua un rôle central.

Non seulement le karma est essentialisé et quelquefois même substantialisé, il peut aussi être accumulé, sans toutefois pouvoir être quantifié ou mesuré précisément. De la position, de la fortune, de la santé, de la fertilité etc. d’un individu, on peu plus ou moins déduire que celui-ci « a du bon karma » ou que son bon karma est venu à maturité (vipāka). Cela est vrai pour la vision populaire. En fait, pour les jains, le karma est une substance qui se colle à l’essence d’un individu et dont le poids le tire vers le bas. Moins l’individu a du karma, et plus il montera haut dans le modèle cosmique. Il s’agit pour un jain de ne plus produire d’actes du tout, et de laisser s’épuiser ou de « brûler » (tapas) les actes anciens. Sans karma son essence montera au-dessus du sommet du modèle cosmique (siddhaloka).

Johannes Bronkhorst explique dans son article Karma que le Bouddha avait commencé à « psychologiser » le modèle réincarnationiste. Cela ressort de plusieurs aspects de la méthode bouddhiste. Dans le bouddhisme, ce qui constitue le « karma » n’est pas l’acte mais la volition (cetanā) de l’acte. Il n’y a pas d’acte (karma) sans volition. Le karma perd ainsi toute substantialité : il ne peut pas être « brûlé » par le feu des pénitences (tapas), ni être lavé par des bains rituels.

Par sa méthode, le bouddhisme change aussi la nature du modèle cosmique, qui est également « psychologisée ». Il existe des correspondances karmiques entre les mondes du modèle cosmique (macrocosme) et les niveaux de concentration (dhyāna) et les niveaux supérieurs. La méditation permet de traverser les niveaux et donc « les mondes », sans passer par une « re-naissance ». Gautama, né humain, finit néanmoins par « sortir » du modèle cosmique[4], tout en continuant à enseigner les humains. La « sortie » ne semble donc pas avoir été d’ordre physique. Si la méditation permet d’atteindre les niveaux de dhyāna et au-delà, que cela implique-t-il pour la théorie de la maturation karmique (vipāka) transexistentielle et de la nature de la « renaissance » et du modèle cosmique ?

Le réincarnationisme du bouddhisme actuel est aussi dû à des choix de traductions dans les diverses versions linguistiques occidentales. À cause de la spectacularité et de l’attractivité de l’idée de réincarnation, notamment sous l’influence de théosophie etc., et éventuellement les parcours spirituels individuels antérieurs des futurs traducteurs de textes bouddhistes, le simple terme « naître » (sct. jāti tib. skye ba) est quasi-systématiquement traduit par re-naître, y compris en parlant de la traversée des niveaux de dhyāna.

Ainsi, dans le chapitre sur le karma dans le Précieux ornement de la libération de Gampopa, naître, se produire (tib. skye ba) est systématiquement traduit par re-naître, y compris dans le passage sur les dhyāna etc., re-naître impliquant la nouvelle naissance du même. Le même acteur dans un rôle différent.
« En se détachant des quatre concentrations, on parvient à l’« espace infini ». Par le pouvoir de la méditation sur cet état, on renaît comme un dieu de l’Espace Infini.
En se détachant de ce nouvel état, on arrive à la « conscience infinie ». En méditant sur celle-ci, on renaît comme un dieu de la Conscience Infinie.
Si l’on se détache de ce nouvel état, on arrive au « sans rien ». En méditant sur ce dernier, on renaît comme un dieu du Sans Rien.
Se détachant à nouveau de cet état, on atteint l’état « sans perception ni absence de perception ». En méditant sur celui-ci, on renaît comme un dieu du Sans Perception ni Absence de Perception
. »[5]
« On » se détache et « on » renaît déforment ce qui se passe pendant les méditations, qui sont des détachements progressifs (tout comme dans le Dhatuvibhanga Sutta ci-dessus). Et Gampopa cite Nāgārjuna :
« En conclusion de l’exposé sur la causalité des actes immuables, nous citerons une fois encore la Guirlande de joyaux (Ratnāvalī) :
« Les concentrations infinies et sans forme
Font goûter le bonheur de Brahma et des autres dieux semblables
. »[6]
Il n’y a chez Nāgārjuna, pas de mention de « re-naître » (dans tel ou tel monde) pour goûter ce bonheur.[7] Malheureusement, la traduction de « re-naître » utilisée systématiquement renvoie au modèle cosmologique hardcore et éloigne du sens plus « psychologique » voulu par le Bouddha, et même de la formule de coproduction conditionnée en tête de ce billet. Ceci ne devient pas cela, mais ceci étant, cela devient.

Dans sa traduction du « Livre des morts tibétain » (Fremantle & Trungpa), Chogyam Trungpa (1939-1987) présente une version « psychologisée » des six mondes. C’est notamment dans l’école nyingma que l’on semble désapprouver ce genre d’interprétation trop diluée et « dangereuse », sans doute dans le sens d’arriver mal préparé pour le passage crucial au moment de la mort.
« En transposant les six destinées ou les six « mondes » du samsara pour en faire six états psychologiques, Trungpa ne cherchait pas tant à renier les renaissances dans les différentes destinées qu’à faciliter la compréhension de ces six mondes par un auditoire d’Occidentaux peu enclins à adopter l’idée de la transmigration. » « Ainsi présenté, Le Livre des morts tibétain semblait s’appliquer davantage à la vie qu’à la mort et au contexte funéraire[…] » « D’où le danger, pour un public occidental non averti, d’imaginer qu’il n’y avait que cela dans le Bardo Thödröl, ou encore que l’essence de cette œuvre était tout entière contenue dans cette présentation. » [Le livre des morts tibétain, Philippe Cornu, pp. 965-966]
***

[1] MN i.263, ii.32, iii.63; SN ii.28, 65, 70, 78, 79, 95, 96, v.388; AN v.184; Ud 1, 2.
imasmim sati, idam hoti ;
imassuppâdâ, idam uppajjati.
Imasmim asati, idam na hoti ;
imassâ nirodha, idam nirujjhati.


[2] Ce type d’affirmation est du même ordre que la « vertu dormitive » de l’opium chez Molière (Le malade imaginaire).

[3] Voir KARMA de Johannes Bronkhorst (publié : University of Hawai’I Press, 2011).

[4] Dhatuvibhanga Sutta (MN140)

[5] bsam gtan bzhis dben pa las skyes pa ni nam mkha' mtha' yas skye mched de/ de bsgoms pas nam mkha' mtha' yas skye mched kyi lhar skye'o// de las dben pa las skyes pa ni rnam shes mtha' yas skye mched de/ de bsgoms pas rnam shes mtha' yas skye mched kyi lhar skye'o// de las dben pa las skyes pa ni ci yang med pa'i skye mched de/ de bsgoms pas ci yang med pa'i skye mched kyi lhar skye'o// de las dben pa las skyes pa ni 'du shes med 'du shes med min skye mched de/ de bsgoms pas 'du shes med 'du shes med min skye mched kyi lhar skye'o/

[6] Traductions des deux passages précédentes de Padmakara.

[7] Conseils au roi, traduit par Georges Driessens, Seuil, p.19

dimanche 5 février 2017

Les trois vérités du bouddhisme religieux


Fleurs de lys à trois, en l'honneur de la Sainte Trinité

Les deux vérités présentées par Nāgārjuna dans ses Stances du milieu (Mūlamadhyamakakārikā) sont deux regards portés sur la réalité : un regard superficiel (sāṃvrtra) et un regard profond (gambhīra) ou ultime (paramārthatas). Le point d’articulation des deux vérités étant la coproduction conditionnée (pratītyasamutpāda). Le regard profond voit que tous les phénomènes résultent d’un concours de causes et de conditions et sont vides d’essence[1].

La vérité du regard profond est appelée vérité ultime (paramārthasatya). La vérité du regard superficiel est la vérité conventionnelle, accessible à tous. Elle comprend le langage, les catégories, les concepts, le raisonnement, etc. La vérité conventionnelle est comparée à une illusion, par rapport à la vérité ultime du regard profond qui elle voit le concours de causes et de conditions. Voir cela est voir la vacuité des phénomènes.

Les métaphores du caractère illusoire de la vérité conventionnelle par rapport à la vérité profonde sont du domaine de la vérité conventionnelle, dans laquelle différents niveaux de réalité coexistent : illusions optiques (bâton dans l’eau, mirage), illusions oniriques, illusions mentales (hallucinations, méprises), illusions collectives, spéculations, mythes, fictions, créations artistiques …

Pour essayer d’établir les « vérités conventionnelles » correctes, on dispose de différents critères de vérité, ou « moyens de connaissance valide » (pramāṇa) comme ils sont appelés dans la culture indienne. Les différentes traditions philosophiques ou religieuses de l’Inde utilisaient des séries de critères pour déterminer « la vérité ». Certaines traditions pouvaient utiliser les mêmes séries de critères tout en proclamant des vérités différentes. Pour des exemples des séries, voir la page wikipédia correspondante.

On voit qu’officiellement le bouddhisme n’avait que deux séries de critères, la perception sensorielle (pratakṣya) et les inférences (anumāna), les raisonnements logiques, autrement dit les sens et le mental. Les « matérialistes » (cārvāka) n’auraient eu qu’un critère : la perception sensorielle. Tout comme les animaux sans doute… C’est un classement volontairement diffamatoire qui n’est pas celui des cārvāka.

Ce qui ressort de l’ensemble des critères proposés est que les bouddhistes n’admettaient pas la Révélation (śruti), les textes religieux (āgama) et le mot du maître (śabda) comme des critères de vérité.

Cela ressort notamment du Kālama-sutta, qui va même plus loin :
« O Kālamas, ne vous laissez pas guider par des rapports, par la tradition ou par ce que vous avez entendu dire. Ne vous laissez pas guider par l'autorité de textes religieux, ni par les simples logiques ou l'inférence [anumāna], ni par les apparences, ni par le plaisir de spéculer sur des opinions, ni par des vraisemblances, ni par la pensée : 'Il est notre maître bien-aimé'. »
À la fin du parcours bouddhiste, il n’y aurait même plus de critères du tout.
« Celui qui est arrivé à terme n’a plus de critères (P. pamāṇa)
Permettant à quelqu’un de dire que pour lui [ce terme] n’existe pas.
Quand tous les phénomènes ont été éliminés
Les moyens de parler ont été éliminés également
. »[2]
Au fur et à mesure que le bouddhisme se dote de nouvelles méthodes, empruntées à d’autres traditions, en tant qu’expédients (upāya), il s’enrichit en « critères » (pramāṇa) d’adoption, par upāya... Avec l’importance croissante du rôle du maître (guruvāda), le critère du mot du maître (śabda) s’ajoute. Avec l’intégration du yoga, des tantras, ce sont les pratiques de divinités qui s’ajoutent. Dans le bouddhisme ésotérique, les tantras sont révélés par le Bouddha sous l’aspect d’une divinité. Ces tantras sont donc des révélations (śruti) et constituent une source de vérité supplémentaire. Vu de l’extérieur, le bouddhisme se distingue alors à peine de l’hindouisme. Au niveau intérieur, cela dépend de l'habileté (upāyakauśalya) du pratiquant. Le bouddhisme, qui à la base comptait deux critères de vérité, adopte en fonction des yāna et des écoles d’autres critères, dans le cadre de l’habileté en moyens (upāyakauśalya).

Dans une société où il n’y a pas encore eu de séparation entre la science, la magie et la religion, ni entre « l’état » et la religion, la vérité conventionnelle contemporaine intégrait tout naturellement les vérités mythologiques, cosmogoniques et généalogiques surnaturelles, les élites étant considérés comme les régents terrestres des dieux par droit divin. Ces vérités dépassent l’expérience sensorielle et mentale brute, et sont connues par les mots du maître (śabda) et les révélations (śruti). Elles n’engagent que ceux qui y croient.

Quand, au cours de l’histoire et surtout après les Lumières, la séparation entre la science et la religion et entre l’état et la religion deviennent un fait dans le monde occidental, les vérités mythologiques, cosmogoniques et généalogiques surnaturelles (de type śabda et śruti) deviennent obsolètes. Cela ne pose aucun problème au bouddhisme originel qui a comme critères la perception sensorielle (pratakṣya) et les inférences (anumāna). En revanche, cela pose un problème aux formes de bouddhisme adhérant à des vérités mythologiques, cosmogoniques et généalogiques surnaturelles, si celles-ci ne sont pas considérées comme des expédients (upāya).

Ironiquement, on voit que justement les bouddhistes de type śabda et śruti, que l’on pourrait appeler des « bouddhistes religieux », reprochent aux bouddhistes de type pratakṣya et anumāna, appelés « bouddhistes non-religieux » de ne pas adhérer aux vérités « religieuses », plus spécifiquement le récit réincarnationiste et les pratiques de bardo associées. Pour les décrédibiliser encore davantage, ils comparent les « bouddhistes non-religieux » à des cārvāka (matérialistes), caractérisés dans la tradition indienne par leur critère de vérité unique de la perception sensorielle, privant les « bouddhistes non-religieux » en plus du critère de l’inférence (anumāna). Toute cette manœuvre a pour but de faire passer le « bouddhisme religieux » pour l’unique et vrai bouddhisme et le « bouddhisme non-religieux » pour incomplet ou « nihiliste ».

En bon échange de procédures, un « bouddhiste non-religieux » pourrait aisément associer les « bouddhistes religieux » à des vedantins, des brahmanistes, des chamanistes ou autres théistes et animistes, mais il ne le fera pas, car il sait que ces pratiques (de type śabda et śruti) ne sont pour eux que des expédients (upāya)...

Dans le passé, j’ai écrit des billets qui parlent du passage d’une pratique non-religieuse à des pratiques religieuses du bouddhisme. Il y a l’épisode des hagiographies de Réchungpa, où on le voit passer de la pratique d’un dzogchen non religieux à des pratiques impliquant des dieux et des démons, dans le but d’obtenir les siddhis. Un autre billet parle de la thèse du livre de Henk Blezer, « Kar gling Zhi khro: A Tantric Buddhist Concept » (1997), où celui-ci montre comment le schéma initial de trois bardos[3] est ultérieurement développé en un système de six bardos[4], intégrant un troisième niveau de réalité, inséré entre le bardo de la mort et du devenir, et qui consiste en une série de visions de maṇḍalas de divinités paisibles et courroucées. Les instructions relatives aux initiations et pratiques de ces divinités exigent des critères supplémentaires (śabda et śruti). Si ces pratiques du bouddhisme ésotérique des Anciens sont des expédients (upāya), elles ne constituent que des moyens supplémentaires, dont on peut très bien se passer (ce que font d’ailleurs la plupart des écoles bouddhistes). Si elles ne sont pas considérées comme des expédients, on peut se demander s’il s’agit encore de bouddhisme.

***

[1] Stances du milieu par excellence, Guy Bugault, Gallimard p. 24

[2] Sn 5 :6, The Mind like Fire Unbound, Thanissaro Bhikkhu, p.28

[3] 1. L’état intermédiaire entre la naissance et la mort (T. skye shi bar do), 2. L’état intermédiaire du rêve (T. rmi lam bar do) et 3. L’état intermédiaire du devenir (T. srid pa’i bar do).

[4] 1. l’état intermédiaire du lieu de naissance (ou sanctuaire selon Jean-Luc Achard)(T. skyes gnas bar do)
2. L’état intermédiaire du rêve (T. rmi lam bar do)
3. L’état intermédiare de la méditation (T. bsam gtan bar do)
4. L’état intermédiaire de la mort (T. ‘chi kha’i bar do), qui comporte ici des instructions sur les signes de la mort, les rituels de rançon et le transfert de la conscience.
5. L’état intermédiaire du dharmatā (T. chos nyid bar do), où se manifeste la Lumière manifeste du dharmatā (chos nyid kyi ‘od gsal)
6. L’état intermédiaire du devenir (T. srid pa’i bar do)

samedi 4 février 2017

Devenir Bouddha est difficile ? Essayez d'être un bon bouddhiste...




Une religion peut-elle survivre à l’abolition d’un ou plusieurs de ses dogmes ? le christianisme serait-il toujours du christianisme sans le péché originel ? Le péché originel ou péché d’Adam, est « l’acte de rébellion d'Adam et Ève, du premier homme transmis à tout être humain et effacé par le baptême ».[1] La doctrine du « péché originel » est cependant rejetée par le judaïsme, qui la considère comme un dévoiement de la mythologie hébraïque par les docteurs chrétiens.[2]

Un hoax récent[3] avait joué avec l’idée de Pape François déclarant qu’Adam et Ève n’avaient pas réellement existé et que l’Enfer n’existait pas. La plupart de non-croyants savent cela depuis longtemps, mais il était étonnant que le chef de l’église catholique le déclarât officiellement. Cela aurait eu pour conséquence qu’il n’y avait pas de péché d’Adam, et donc pas de péché originel, qui aurait besoin d’être effacé par le baptême et par le rachat des péchés par la mort sur la croix et la résurrection du Christ. L’Enfer étant l’endroit où iront tous ceux dont le péché d’Adam n’aurait pas été racheté. Il est donc absolument nécessaire qu’Adam ait vécu et existé, sinon tout l’édifice catholique s’écroule.

D’autres pourront dire (et l’ont en effet fait) que l’on peut très bien vivre de manière chrétienne sans Adam et Ève, et sans toute la théologie qui repose sur leurs épaules. Il existe des formes de christianisme plus modernes et plus légères (séculières).[4] Elles doivent alors coexister avec des formes plus traditionnelles, réactionnaires voire fondamentalistes, qui les considèrent comme insuffisantes, manquant de l’essentiel (les dogmes) et donc foncièrement non-chrétiennes.

Les formes les plus conservatrices considèrent les grandes valeurs occidentales comme autant de menaces, notamment la laïcité, qui tend à loger toutes les formes religieuses à la même enseigne, infirmant ainsi les dogmes caractéristiques de chaque religion qui les distinguent des autres. Tous les leaders religieux conservateurs se retrouvent dans leur hostilité envers les valeurs occidentales, surtout celles qui sapent leur autorité : démocratie, liberté d’expression, pensée critique, méthode scientifique, laïcité, …

Le bouddhisme et le bouddhisme tibétain ne sont pas à l’abri du conservatisme religieux et d’attitudes fondamentalistes. Ainsi, des maîtres nyingmapa, tels Thinley Norbu Rinpoché (1931-2011)[5] et son fils Dzongsar Khyentsé Rinpoché (DKR) né en 1961, s’en sont publiquement pris à plusieurs reprises aux valeurs occidentales, qu’ils perçoivent comme une menace pour « le bouddhisme » ou même pour la spiritualité (« any spiritual point of view ») en général. Mais ce qu’ils appellent « bouddhisme » et « spiritualité », auxquels s’opposeraient des « nihilistes », n’est en fait que le réincarnationisme. Quand ils partent en guerre contre ceux qui mettent en doute le dogme réincarnationiste, les « nihilistes », les « matérialistes », les « carvaka », etc., ils considèrent que le bouddhisme et « la spiritualité » se réduisent au réincarnationisme.

Cela ressort aussi des deux vidéos Youtube (part 01 et part 02) d’une conférence donnée par Dzongsar Khyentsé Rinpoché à l'Université de Berkeley, Californie, USA, en juillet 2015. DKR y dit en substance qu’il n’y a pas de terrain commun entre le bouddhisme et la science (2 :41), mais qu’il se réjouit néanmoins des échanges entre bouddhiste et scientifiques. Il est convaincu qu’un jour les scientifiques découvriront que ce que le Bouddha avait enseigné il y a 2500 ans est vrai. « Ce que le Bouddha avait enseigné » étant plus particulièrement ce qui se rapporte au réincarnationisme, car c’est surtout là que le bât blesse.

Un des thèmes qui semble préoccuper en particulier DKR, et qui revient souvent dans ses livres, publications en ligne et conférences, ce sont des gens qui s’appellent « bouddhistes », mais qui ne sont pas réellement des bouddhistes, car ils sont au fond des matérialistes (4 :50), des carvakas (5 :20). Il y a aussi des « bouddhistes » qui sont spirituels, mais plutôt de tendance « abrahamique ». Avec ces « bouddhistes » religieux, le dialogue est possible. Ce qui empêche essentiellement le dialogue avec un scientifique (ou un « bouddhiste » matérialiste) est le concept d’union (tib. zung ‘jug sct. yuganadda) et notamment l’union de la matière et de l’esprit (matter and mind 9 :31). Ce qui empêche plus spécifiquement le dialogue avec un scientifique serait le fait que, contrairement à un bouddhiste religieux, pour un scientifique la Parole de Bouddha n’est pas un critère de vérité (pramāṇa).[6] De nouveau, il est évident que la « Parole du Bouddha » est utilisée ici par DKR comme un synonyme de réincarnationisme. Dans une autre « Parole de Bouddha », celui-ci invite cependant ses disciples à bien examiner une tradition avant de s’y engager.
« Kalamas, ne vous laissez pas guider par ce que vous avez entendu dire ni par les traditions. Ne vous laissez par guider par l'autorité des textes religieux, ni par la simple logique ou les allégations, ni par les apparences, ni par la spéculation sur des opinions, ni par des vraisemblances probables, ni par la pensée : ‘Ce religieux est notre maître spirituel’. »[7]
Pour être fairplay, DKR admet la grande contribution des carvaka à la pensée indienne (15 :50). Il souligne néanmoins qu’à cause de leur rejet par les religieux indiens, il reste peu de traces de leur littérature, et que tous ceux qui ne croient pas en la réincarnation (SKM) sont traités de Carvaka en Inde.

Ou de « matérialistes », « nihilistes », « athées », etc. en Occident par DKR et son père, qui ont leurs propres raisons pour faire du réincarnationisme le cœur du bouddhisme, sans lequel « le bouddhisme » ne pourrait exister. Tout comme le péché originel dans la religion catholique, le réincarnationisme est ce qui fait tourner le moteur du bouddhisme en tant que religion. Dès leur naissance, les fidèles ont une dette, un manque, une tare que seul la religion peut effacer, combler et éliminer, et qui les tiennent en alerte.
« J’ai du mal à voir un quelconque avantage à incorporer ces systèmes de valeurs limités de l’Occident dans une approche de Dharma. Ils ne constituent certainement pas la réalisation extraordinaire de Prince Siddharta sous l’arbre de Bodhi il y a 2500 ans. L’Occident peut analyser et critiquer la culture tibétaine à volonté, mais je lui serais reconnaissant de faire preuve d’humilité et de laisser tranquilles les enseignements de Siddharta, ou sinon de les étudier et pratiquer à fond, avant de s’ériger en autorité. »[8]
Une spiritualité « non-religieuse », c’est-à-dire qui ne traite pas le péché originel, le réincarnationisme etc. (et tout ce qui s’en suit) à la lettre, mais les réinterprète, n’est pas pour autant synonyme de matérialisme, nihilisme etc. Ni « la culture tibétaine » n’est-elle synonyme des « enseignements de Siddharta ». Une spiritualité laïque et une éthique laïque peuvent s’inscrire dans « les enseignements de Siddharta » au même titre que la culture tibétaine. Le Dalaï-Lama, à qui on reproche quelquefois son modernisme bouddhiste, le répète d’ailleurs assez souvent.

Je ne veux pas m’ériger en autorité à mon tour, mais classer avec autorité les personnes qui suivent le Bouddha en « matérialistes », « nihilistes », en « soi-disant bouddhistes » de différentes catégories « matérialistes » ou « abrahamiques », en faisant du réincarnationisme un dogme sine qua non, ne me semble pas relever de l’intention du Bouddha. Même si le Chef n’était lui-même pas avare d’invectives[9]. On n’agit pas toujours selon ses propres intentions…


Au lieu de partir en guerre contre les valeurs occidentales et les méthodes scientifiques, on ferait mieux, en Occident où l’on vit avec ces valeurs jusqu’à nouvel ordre, de travailler à une sorte d’alliance (tib. zung ‘jug sct. yuganadda) entre les enseignements de Siddharta et les valeurs occidentales. Cela ne conduira évidemment pas à « la réalisation extraordinaire de Prince Siddharta » il y a 2500 ans en Inde, mais si cela conduit les occidentaux à leurs propres « réalisations extraordinaires » ici et maintenant, c’est déjà pas mal. Croire que cela est possible, au lieu de cheminer pendant trois grandes périodes cosmiques risque néanmoins de faire de vous un matérialiste...

***


[1] BREMOND, Hist. sent. relig., t.3, 1921, p.518

[2] Source Wikipédia

[3] Site hoaxbuster

[4] l'Abrégé de l'Évangile de Tolstoï que Wittgenstein appréciait beacoup.

[5] « Words for the West » « According to my understanding, nihilism means not believing in any spiritual point of view. Nihilists only believe in what they can see, what they can hear, and what they can think, or the substantial reality of whatever temporarily exists in front of them. For example, they believe only in this life and not in previous lives or future lives, because they don't believe in continuous mind, although it is inevitable that mind is continuous. Nihilists don't accept Buddhist beliefs such as the interdependence of reality, or that relative truth, whose essence is delusion, only exists according to beings' reality habits. When something happens through previous karma, if nihilists cannot find any explanation to prove why it has happened, they think it is just coincidence. »

[6] En tibétain lung tshad ma. Il n’y a pas non plus de terrain d’entente possible dans le domaine de la cognition directe (tib. rnal ‘byor mngon sum sct. yogi-pratyakṣa), ou sur la définition de l’esprit (mind). 9 :53

[7] Discours du Bouddha aux Kalamas, à propos de la liberté de penser. Kalama Sutta (AN 3.65)

[8] « I find it difficult to see the advantage of incorporating these limited Western value systems into an approach to the dharma. These certainly do not constitute the extraordinary realization Prince Siddhartha attained under the Bodhi tree 2,500 years ago. The West can analyze and criticize Tibetan culture, but I would be so thankful if they could have the humility and respect to leave the teachings of Siddhartha alone, or at least to study and practice them thoroughly before they set themselves up as authorities. »
L'article Distortions

[9] Il faudrait faire un inventaire de toutes les invectives du Bouddha. Il avait traité Devadatta de "lèche-bottes" (lickspittle, voir KR Norman sur le Vinaya). Les plus courantes sont bālamoghapurisadattu, jala, mūḷho, manda, bālisa

mercredi 1 février 2017

Sortir du réincarnationisme



Le réincarnationisme peut faire de l’ombre au bouddhisme. Ce que j’appelle réincarnationisme est la croyance pré-bouddhiste en le système saṁsāra-karma-mokṣa (SKM). Le saṁsāra est le cycle d’existences qu’une « âme » traverse, tant qu’elle perpétue les actes (karma) qui la tiennent prisonnière du cycle. Une fois débarrassé de tout combustible (karma), il n’y a plus de naissance. C’est ce que le bouddhisme appelle « libération » (sct. mokṣa) ou « extinction » (sct. nirvāṇa) .

Selon la légende du Bouddha (Buddhacaritam), que le prince Gautama, comme beaucoup d’autres ascètes errants (samaṇa-brāhmaṇa) de son époque, chercha la libération de ce système, synonyme de souffrance (dukkha). Initialement à travers toutes les méthodes disponibles à son époque. C’est presque par hasard, et au bout de beaucoup d’efforts, que Gautama trouva sa voie du milieu entre ascétisme (yoga) et consommation (bhoga), et entre le non-être et l’être.

On peut présenter la voie du milieu du Bouddha comme une méthode qui s’inscrit dans le système SKM et qui cherche à en sortir (nirvāṇa). Ou bien, on peut comme le fait le mahāyāna, appliquer le principe de la voie du milieu à la dualité saṁsāra-nirvāṇa, sans choisir l’un ou l’autre extrême, en fixant leur « égalité ». Cette égalité a pour nom vacuité (sct. śūnyatā). C’est une autre façon de sortir du système SKM. Elle a pour avantage de ne pas « essentialiser » (= attribuer une essence aux) extrêmes de l’être et du non-être, du saṁsāra et du nirvāṇa, et donc par-là de n'essentialiser ni l’emprisonnement ni la libération. Le bodhisattva qui suit cette approche n’est ni emprisonné ni libéré, ou plutôt ne choisit pas entre ces deux états et ne s’y installe pas.

Était-ce là la véritable intention du Bouddha ? C’est ce que prétend le mahāyāna. Dans cette approche, que le système SKM soit « réel » ou non importe peu. Le bodhisattva ne cherche pas à sortir (mokṣa) du saṁsāra, et continue à agir (karma) pour le bien des êtres. Le bodhisattva ne cherche pas comme les dévots bouddhistes, les samaṇa et les brāhmaṇa à progressivement améliorer sa condition (par la pratique de la charité etc.) et à sortir par échelons (cieux, bhūmi etc.) du saṁsāra. Sa propre promotion au sein du système SKM ne l’intéresse pas, il s’intéresse au bien des êtres. La réincarnation ne fait pas partie de ses préoccupations. Il ne conformera pas ses actions aux principes d’une science réincarnationnelle (cutūpapāta-ñāṇa et pubbe-nivāsānussati-ñāṇa) qui n’entre pas dans son champ éthique.

Cela n’empêche pas que des bouddhistes, et pas des moindres, tentent d’imposer la croyance en la réincarnation comme une sorte de dogme, en s’appuyant notamment sur un Discours spécifique où le Bouddha parle en creux de la vue juste (p. samma ditthi sct. samyakdṛṣṭi), en des termes très religieux.
« Et qu'est-ce, bhikkhus, que la vue erronée ? 'Il n'y a rien qui soit donné, rien qui soit offert, rien qui soit sacrifié [1]. Il n'y a pas de fruit ni de résultat aux bonnes et mauvaises actions [2] ; il n'y a pas ce monde, il n'y a pas d'autre monde [3] ; il n'y a pas de mère, pas de père [4] ; il n'y a pas d’être renaissant spontanément [5] ; il n'y a pas de samanas ni brahmanes dans le monde qui, progressant correctement et pratiquant correctement, font connaître ce monde et les autres mondes, les ayant connus et réalisés par eux-mêmes [6]’ : voici, bhikkhus, ce qu'est la vue erronée de cet individu. » Mahācattārīsaka Sutta (MN117)[1].
Il s’agit ici de rien de moins de tout ce que peut comporter le bouddhisme en éléments religieux :

1. La croyance en l’efficacité des rituels et des sacrifices
2. La croyance en le karma comme loi morale telle qu’énoncée dans le canon pāli : intention (cetanā) – acte (karma) – résultat (vipāka). En gros, œil pour œil dent pour dent, à l’adresse de l’auteur, avec la maturation (vipāka) en plus.
3. La croyance en l’existence d’un au-delà, de la réincarnation ou en la survie de la conscience[2]
4. La piété filiale et le culte des ancêtres
5. La croyance en les êtres surnaturel (divins, démoniaques)
6. La croyance en le rôle spécifique du clergé.

En des termes religieux, car à d’autres endroits, la vue juste est définie beaucoup plus simplement comme :
« Et qu'est-ce que la vue correcte ? Connaissance par rapport à la souffrance, connaissance par rapport à l'origine de la souffrance, connaissance par rapport à la cessation de la souffrance, connaissance par rapport à la Voie de la pratique qui mène à la cessation de la souffrance : C'est ce qu'on appelle vue correcte. » (Maha-satipatthana Sutta DN 22 PTS: D ii 290[3])
Cette deuxième vue juste est de prime abord plus philosophique. Il ne s’y agit pas de croire, mais de connaître les quatre nobles vérités par une expérience directe. D’ailleurs traiter la vue juste comme la croyance en une série de dogmes serait faire des thèses fondamentales bouddhiques un chemin de la foi, ce qu’il n’est pas.

Bouddhistes réincarnationistes et sceptiques se retrouveront sans doute sur la nécessité d’éliminer ce qui qui est considéré comme le moteur ou la cause du cycle des existences : les trois ou quatre efflux, obstacles, contaminations ou fermentations (āsrava). Le Sabbāsava Sutta[4], Majjhima I, éd. 6-12 enseigne trois efflux : le désir (kāma), l’existence (bhava), et l ’ignorance (avijjā, avidyā). À ces trois peut s’ajouter un quatrième[5] « la vue erronnée » (diṭṭhi, dṛṣṭi).

Ici c’est le deuxième efflux, la contamination existentielle ou du désir d’existence qui nous intéresse. Rahula traduit āsrava par obstacles.
« Ainsi par le fait de penser aux choses qui ne doivent pas être pensées, et de ne pas penser aux choses qui doivent être pensées, des obstacles [āsrava] non apparus, paraissent en lui, et les obstacles déjà présents s’accroissent
Ainsi, sans sagesse, il pense : « Ai-je existé dans le passé ? » « N’ai-je pas existé dans le passé ?» « Qu’ai-je été dans le passé ?» « Comment ai-je été dans le passé ?» « Qu’est-ce qu’ayant été (antérieurement) j’ai été dans le passé ?» « Serai-je dans le futur ?» « Ne serai-je pas dans le futur ? » « Que serai-je dans le futur ?» « Comment serai-je dans le futur ? » « Qu’est-ce qu’ayant été (dans ce futur), je serai dans le futur (plus lointain) ? » Le présent lui aussi, maintenant, le rend perplexe sur lui-même : « Suis-je ? » « Ne suis-je pas ?» « Que suis-je ? » « Comment suis-je ? » « Cet être, d’où est-il venu, et où ira-t-il ? » 
Ainsi, pensant sans sagesse, l'une des six vues fausses surgira en lui : « J’ai une âme » ; cette vue fausse naît en lui, véridique et ferme. « Je n’ai pas d’âme » ; cette vue fausse naît en lui, véridique- et ferme. « Par l’âme, je connais l’âme » ; cette vue fausse naît en lui, véridique et ferme. « Par l’âme, je connais le non-âme » ; cette vue fausse naît en lui véridique et ferme. Ou encore cette autre vue fausse surgit en lui : « Cette âme qui est mienne, s’exprimant et ressentant, reçoit ici ou là le résultat des bonnes et des mauvaises actions, et cette âme qui est mienne, permanente, fixe, éternelle, de nature immuable, demeure ainsi éternellement ». 
Ceci, O moines, est appelé spéculations, jungle d’opinions [p. diṭṭhi tib. lta ba], désert d’opinions, perversion d'opinions, agitation d’opinions et liens d’opinions. Lié par ces liens d’opinions, O moines, l’homme ordinaire et non instruit n’est pas libéré de la naissance, de la vieillesse, de la mort, des chagrins, lamentations, souffrances, peines mentales, agonies ; il n’est pas libéré de la souffrance, je le dis. »[6]

***

[1] Traduction


[2] Cela frôle le bhāva dṛṣṭi, car que voudrait dire croire en un au-delà ? Comment ne pas entrer dans des spéculations dès qu'on en parle ?

[3] Traduction © Nanabozho (Gichi Wabush)

[4] Walpola Rahula, L’enseignement du Bouddha, p. 152-159. Ou en ligne 

[5] A cause du « principe d’incrémentation », la série de trois contaminations est sans doute plus ancienne que celle de quatre. Dans le bouddhisme tibétain, il y a quatre contaminations, « zag pa bzhi, ou chu bo bzhi, « quatre torrents », à savoir le torrent de l’existence (srid pa’i chu bo), le torrent du désir sensuel (sred pa’i chu bo), le torrent de l’aveuglement (ma rig pa’i chu bo) et le torrent des opinions (lta ba’i chu bo). Quand il est parlé dans les textes tibétains de "contaminé" (zag bcas) ou de "non-contaminé" (zag med), c’est de la présence ou de l’absence de ces efflux ou contaminations qu’il s’agit.

[6] Extrait de la traduction du Sabbāsava Sutta par Walpola Rahula dans L’enseignement du Bouddha, pp. 153-154