mardi 31 janvier 2017

Une idéologie méritocratique


A l'intérieur du mouroir de Mère Théresa à Calcutta. Sur les tableaux : "Ce qui compte ce n'est pas ce que l'on donne, mais l'amour avec lequel on donne" et "It is a natural state of life for a religious to be holy, for Jesus my spouse is holy"
Nous avons vu dans un billet précédent comment les Exploits du richissime marchand Śroṇa Koṭīkarṇa et de l’arhat Mahākātyāyana dans le Koṭīkarṇāvadāna sont souvent cités pour illustrer la véracité de la loi du karma au regard de la réincarnation, notamment dans le cadre de la générosité (sct. dāna). Les individus que rencontre Koṭīkarṇa dans les mondes des esprits (preta) et les enfers, ont souvent manqué de générosité dans une existence précédente, et plus particulièrement envers les moines mendiants. Certains, qui avaient eu la chance de rencontrer l’arhat Mahākātyāyana/le bouddhisme, ont grâce à cela pu obtenir de bonnes conditions, une meilleure naissance ou quelque répit dans leurs souffrances.

Le message central qui transparaît du texte est de ne jamais refuser un moine mendiant qui se pointe chez vous. Cela porte malheur, en revanche lui donner quelque chose peut rapporter gros. Pas forcément dans ce monde-ci, mais certainement de façon inéluctable dans l’autre monde (MN117).

Śroṇa Koṭīkarṇa naît avec une « tête large bien ronde » (de Kubera) et une précieuse boucle dans l’oreille (avec une cuillère d’argent à la bouche dirions-nous…), comme signe de bon karma, ou de générosité pratiquée dans une vie précédente. Le Bouddha en personne lui expliqua que ce fut à cause d’une précieuse boucle d’oreille donnée, pour financer la réparation d’un stūpa du Bouddha précédent Kasyapa. Déjà dans cette existence précédente, Koṭīkarṇa était un chef de caravane. De nouveau, en sa nouvelle existence, il partira pour l’île des joyaux, dont il retournera richissime. Suite à sa rencontre avec Mahākātyāyana, et après la mort de ses parents, il distribuera toutes ces richesses et deviendra moine, puis arhat.

Śroṇa Koṭīkarṇa, qui sait par expérience directe que la loi du karma et les bons effets de la générosité sont vrais, sert de bon exemple, et finit par devenir le double de son maître, les deux se vouant à la propagation de la pratique de la générosité. Le Koṭīkarṇāvadāna est un peu comme la biographie d’un millionnaire qui explique aux autres comment devenir un millionnaire, à part qu’ici la clé est la générosité à la Sangha. Donner, c’est investir dans votre vie future. Donner à la Sangha ou aux saints c’est investir dans un plan à grand rendement, c’est investir malin…

En tenant ces propos, Śroṇa Koṭīkarṇa et Mahākātyāyana parlent un langage que les marchands peuvent bien comprendre. Les riches sont riches parce qu’ils ont été généreux dans une vie précédente. Il leur suffit de continuer à être généreux envers la Sangha, pour se maintenir à ce niveau de vie. Pour les pauvres, c’est un peu différent. Ils sont pauvres parce qu’ils ont manqué de générosité dans une vie précédente. S’ils donnent néanmoins le peu qu’ils possèdent à la Sangha, ils pourront trouver de meilleures conditions dans leurs existences futures. Le texte qui raconte la pratique de charité propagée par Śroṇa Koṭīkarṇa et Mahākātyāyana donne de nombreux exemples de personnes vraiment très pauvres qui ont pu échapper à la pauvreté, après leur mort, en ayant donné le peu qu’ils avaient. Il donne également de contre-exemples de personnes qui, face à une opportunité rêvée de générosité, avaient claquée la porte au nez d’un mendiant bouddhiste, chutant de façon vertigineuse dans les tréfonds du saṁsāra dès leur mort.

Le Soutra des sages et des fous (tib. mdo dzangs blun) donne deux cas d’une générosité exemplaire dans les chapitres XIX et XX. Le chapitre XIX raconte la vie précédente d’une jeune fille née en portant un habit de soie blanc. Le Bouddha expliquera que cette fille fut, dans une vie précédente, une femme mendiant très pauvre, qui ne possédait absolument plus rien, mais qui, voulant faire un don à un moine venant chez elle, lui demanda de se retourner pour enlever son habit et le lui donner. Le don du dharma du moine se résuma à « Ô femme, va rendre hommage au Bouddha ! Accumule du mérite ! »[1] après quoi il fit l’éloge de la générosité et expliqua les désavantages de l’avarice.[2]

Le chapitre XX met en scène Mahākātyāyana et une vielle esclave, incapable de lui donner quoi que ce soit, car rien n’est à elle ; tout est la propriété de sa maîtresse, y compris son propre corps et son jarre. Faire un don au moine reviendrait à donner quelque chose qui ne lui appartient pas. Le moine lui propose alors de lui vendre sa pauvreté. Mahākātyāyana lui propose de remplir son bol d’eau et de lui donner l’eau en pensant aux vertus du Bouddha. Mahākātyāyana demande si elle a un endroit à elle.
« La vieille femme répondit : « je n’ai pas d’endroit à moi, mais je passe mon temps dans l’endroit où je mouds le grain, mange et travaille. »
Le moine dit : « tu dois essayer de couper avec force toutes les pensées de ressentiment et de souffrance, qui viennent de tes actes négatifs[3]. La nuit, après que tu aies dormi dehors, tu ouvriras doucement la porte de la maison de ta maîtresse, tu y entreras, mettra un peu de paille propre dans un coin, tu t’y assiéras, et en pensant continuellement au Bouddha, tu prieras
. »[4] (traduction de la version anglaise traduite du mongole)
La vieille esclave obéit à Mahākātyāyana, mourut et renaquit aussitôt dans le ciel des Trentre-trois (Trāyastriṃśa).
« Il y a quelque chose de très beau à voir les pauvres accepter leur sort, le subir comme la passion du Christ. Le monde gagne beaucoup à leur souffrance. »[5] Mère Théresa.
Cette doctrine de charité est cinglante : elle donne une double peine aux pauvres et une double récompense aux riches. Les pauvres méritent leur pauvreté comme les riches méritent leur richesse. Autres temps autres mœurs. L’esclavage n’avait pas été aboli. Le bouddhisme condamne le vol, « prendre ce qui n’a pas été donné », mais posséder le corps et la vie d’un autre ne lui posa pas de problème tant que le propriétaire les avait légalement (conformément au dharma de sa caste) obtenus. Ce que le bouddhisme propose à la vieille femme esclave est de lui « vendre » ce qui lui reste : sa pauvreté, ses pensées de ressentiment, sa souffrance, autrement dit son « âme ». Il ne lui reste plus qu’à mourir pour récolter son dû dans l'autre monde. Avec des amis du bien comme cela, qui a besoin d’ennemis ?

Le système réincarnationiste que propose ce bouddhisme est une idéologie méritocratique, où riches et pauvres intériorisent le réincarnationisme comme un principe de justice pour légitimer un système politique inégalitaire, qui continue à produire des inégalités sociales. Ce système est cependant présenté comme juste, par la croyance que tout sera rééquilibré dans une autre vie en fonction du bilan karma-mérite de chacun. Les inégalités à la naissance viennent d’une loi universelle sur laquelle l’homme ne peut rien. La pauvreté, la faim, les maladies et les malformations ont leurs raisons que le moine Mahākātyāyana explique et dont le marchand Śroṇa Koṭīkarṇa témoigne après avoir vu des propres yeux qu’elles sont vraies ! Notre duo ne serait sans doute pas d’accord avec le premier article des droits universels de l’homme « Tous les êtres humains naissent libres et égaux en dignité et en droits ».

<attention ironie !>

L’inégalité apparente dont est « victime »/ « acteur » la vieille esclave est rééquilibrée par sa renaissance dans un paradis. La croyance en le réincarnationisme justifie les inégalités ici-bas. Celles-ci sont le résultat d’une justice supra-mondaine présentée comme une loi universelle, dépassant celles des hommes, et ceux qui semblent être les « victimes » de leur misère en sont en fait les « acteurs ». Les « victimes » sont responsables de ce qui leur arrive dans cette vie-ci. Vouloir améliorer les lois humaines pour y remédier ne sert à rien et pourrait même être considéré comme un mépris de la loi du karma, ce qui produirait encore davantage de karma négatif... Ces inégalités présentent néanmoins l’avantage qu’elles permettent aux plus fortunés de ressentir de la compassion pour les victimes/responsables, d’alléger leurs souffrances, et ainsi d’augmenter leur propre portefeuille de mérites, la conscience tranquille grâce à l’idéologie méritocratique du réincarnationisme.

Liberté de foi et de croyance certes, mais si la foi donne des raisons recouvrant les vraies raisons (obscurantisme), empêchant d’agir efficacement au niveau des causes de la souffrance, elle empêche la réalisation même d’un de ses propres vœux :
« Que les êtres soient libérés de la souffrance et des causes de la souffrance. »
Le bouddhisme a aussi d’autres tendances davantage activistes, j’en parle régulièrement sur mon blog.

***

[1] Bud med de la khyod sangs rgyas la phyag ‘tshal du song shig/ yon phul cig/ sbyin pa’i yon tan bsngags te/ sers na byed pa’i rnam par smin pa bstan nas :

[2] Sutra of the wise and the foolish, p. 94

[3] Le tibétain est quelque peu différent Khyod ngan las byed pa la ‘gyod pa dang*/ mi dga’ ba ma byed par brtson ‘grus su las byos la/

[4] Gzhan ma sems par sangs rgyas yid la byos la dran par gyis shig/

[5] « S’il est évident que Mère Teresa a du temps à consacrer aux riches et aux puissants, qu’en est-il de son souci proclamé pour les pauvres et pour les faibles ? Le bilan n’est pas aussi clair qu’on l’imagine. Des médecins britanniques et américains ont, par exemple, relevé le niveau très aléatoire des pratiques médicales dans les petites cliniques de Calcutta de Mère Teresa : pas d’antalgiques, des seringues lavées à l’eau froide, un régime alimentaire redoutable pour les patients et une attitude très fataliste à l’égard de la mort. Cela ne s’explique pas par le manque d’argent. Les comptes de son ordre religieux (catholique), les Missionnaires de la charité, ne sont pas publics, mais chacun sait que d’énormes sommes ont été recueillies, qui suffiraient largement à assurer le fonctionnement d’une clinique convenable de Calcutta. En revanche, Mère Teresa a évoqué sa fierté d’avoir ouvert 500 couvents dans 101 pays, « sans compter l’Inde » . L’argent offert par les donateurs pour soulager la souffrance des pauvres aurait-il alors été utilisé par la« multinationale missionnaire » pour faire du prosélytisme religieux ?

Et en faveur de quelle théologie ? Mère Teresa défend une version très intense et très simplifiée du fondamentalisme chrétien. Adoptant une approche traditionnelle du stoïcisme et de la résignation, elle assimile la souffrance des pauvres à un don de Dieu. Sur les murs de la morgue dont elle s’occupe à Calcutta, on peut d’ailleurs lire l’inscription : « Aujourd’hui, je vais au Ciel. » Assez logiquement, Mère Teresa critique avec fermeté tout projet politique qui lutte contre l’injustice et les inégalités, et a exprimé sa sympathie à l’égard des catholiques conservateurs d’Amérique latine et d’Europe. Non seulement elle condamne fermement l’usage de contraceptifs, mais elle a proclamé qu’elle n’accepterait jamais de « confier un enfant à un parent adoptif ayant auparavant consenti à un avortement ». D’ailleurs, dans le discours qu’elle a prononcé en 1979, au moment de recevoir le prix Nobel, elle a présenté l’interruption volontaire de grossesse comme le « principal danger menaçant la paix mondiale »… On ne sera donc pas surpris d’apprendre que Mère Teresa n’a cessé, au sein de l’Eglise, de prendre le parti du pape Jean Paul II contre la « théologie de la libération » et autres « hérésies progressistes ». Elle a d’ailleurs expliqué : « Il y a quelque chose de très beau à voir les pauvres accepter leur sort, le subir comme la passion du Christ. Le monde gagne beaucoup à leur souffrance. » Et puisque les pauvres seront toujours parmi nous, pourquoi en effet ne pas les utiliser pour illustrer des contes moraux ? »
Censeur des pauvres, amie des riches, Mère Teresa, une sainteté médiatique, Christopher Hitchens, Monde Diplomatique, novembre 1996

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