vendredi 28 octobre 2016

Une idée reçue peut en cacher une autre


Sysyphe

Dans les livres Le Bouddhisme: idées reçues sur le bouddhisme et Idées reçues Le Bouddhisme, qui sont un seul et même livre, Bernard Faure s’attaque aux idées reçues et plus particulièrement au « dogme » orientaliste qui serait réducteur en ce qu’il appauvrit la tradition,[1] c’est-à-dire qu’il la débarrasse de toutes « superstitions » (croyances, pratiques rituelles et dévotionnelles…). L’idée que ce bouddhisme « réducteur » puisse être un bouddhisme ancien est selon lui une illusion (voir Introduction).

Faure rappelle que l’historien comme le sociologue des religions doivent dans leur description la plus objective possible de l’évolution de la doctrine et des communautés bouddhistes s’appuyer sur « ce que les bouddhistes en font », puisque le bouddhisme n’a pas d’essence.
« Ici, l’historien s’en tient à la multiplicité des sources et des pratiques, essayant d’inclure plutôt que d’exclure. Il retient donc les deux types de croyance et s’efforce de les prendre également au sérieux. »
L’étude du bouddhisme et éventuellement l’évaluation de celui-ci doivent donc prendre en compte toutes les croyances, doctrines, pratiques, et expressions de ceux qui s’appellent des bouddhistes, et Asiatiques de préférence. En exclure quelques-unes, en vertu d’un dogme « orientaliste », d’une « antiquité illusoire », ou autre serait une réduction. Il est évident que ce parti-pris profite au bouddhisme vu et vécu comme une religion. Si, pour utiliser une image, le bouddhisme comportait aussi bien des éléments de silence et de sobriété, des éléments de critique, ironie etc. que des éléments bruyants, spectaculaires et performatifs, les premiers risqueraient d’être éclipsés par les derniers dans l’observation « objective » par un historien et un sociologue des religions.

C’est aussi en quelque sorte figer les religions dans leur « religionité » et empêcher ou rendre plus difficile leur éventuelle transformation en autre chose, voire leur dissolution par obsolescence. Vouloir opposer un « bouddhisme » à un « néobouddhisme » c'est fermer les yeux devant le fait que « le bouddhisme » a toujours été la somme d’une série de « néobouddhismes ». Une telle attitude est biaisée dans le sens que toutes les nouvelles greffes religieuses sont accueillies comme autant de nouvelles expressions de l’arbre de bodhi (l'idée bouddhiste d'expédient provisoire - upāya - permettant cela), tandis que toute tentative de l’élaguer est rejetée comme une réduction.

Le bouddhisme, ou un des bouddhismes avait défini, assez tôt, des critères pour une orthodoxie bouddhiste, comme par exemple :
« Tous les composés sont impermanents (P. sabbe saṅkhara annicā)
Tous les composés sont souffrance (P. sabbe saṅkhara dukkhā)
Toutes les choses (dharma) sont sans soi (P. sabbe dhammā anatta)
La destruction (de tous les liens), c’est le nirvāṇa (S. śantaṁ nirvāṇaṁ). »
Un autre élément important du bouddhisme, quel qu’il soit, est l’importance accordée à l’idée de l’éveil (bodhi). Du sommeil de l’ignorance (avidyā), de l’illusion du rêve, à la nature de la réalité etc. Le Bouddha est par définition celui qui est éveillé, avec « peu de poussière devant les yeux » (SN VI.1), libéré des deux voiles (āvaraṇa) des connaissables (jñeya) et des afflictions (kleśa). Il prône un accès aussi direct que possible à la réalité sensorielle et intelligible, sans spéculation, tout en utilisant son discernement et son intelligence (prajñā).

Dès ses premiers enseignements (selon les divers canons), il proclame son Dharma, défini souvent contre la religion dominante de son époque, le brahmanisme. Ou bien, il réinterprète celui-ci et ses objectifs par rapport à son Dharma. Il s’attaque notamment à tout ce que l’on croit savoir et ce que l’on fait par habitude, par tradition, par facilité sans utiliser sa propre intelligence. Il invite ses étudiants à mettre à l’épreuve ce qu’il enseigne à tester ses méthodes (comme si on testait de l'or) et à découvrir par eux-mêmes ce que le Bouddha avait cru découvrir. Nous n’avons pas à faire ici à un fondateur de « religion » qui reçoit une révélation d’un être surnaturel et qui veut l’imposer comme une injonction divine.

On peut évidemment passer par-dessus cette singularité du « bouddhisme », avec toutes ses productions littéraires, sa logique etc., ne regarder que « ce que les bouddhistes en font », de nos jours et en occident, déclarer que c’est cela le bouddhisme véritable et en conclure que ce bouddhisme est une religion comme toutes les autres, tout en traitant d’autres catégories de bouddhistes de « néobouddhistes » pratiquant un bouddhisme livresque. Un peu dur à avaler quand-même pour l’historien des religions. Est-ce qu’il est sage de faire ainsi de l’audimat religieux pour déterminer ce qu’est réellement une religion ?
« Il se peut que l’attrait du bouddhisme aux yeux des Occidentaux soit plutôt un élan vers la spiritualité qu’un retour au religieux, et que cette spiritualité bouddhique offre une réponse crédible aux angoisses produites par le monde moderne. C’est ce bouddhisme idéalisé, purement « spirituel », que j’appelle « néobouddhisme » pour le distinguer des diverses formes de bouddhisme dont la tradition s’est maintenue, tant bien que mal, en Asie. »
Il faudrait voir les définitions d’une spiritualité et d’une religion utilisées par Bernard Faure, mais il semblerait qu’aucune des formes, reformes ou transformations du bouddhisme en Asie ne puisse être qualifiée de spiritualité, contrairement à l’évolution du bouddhisme en occident, où celui-ci devient aussitôt un « néobouddhisme ». Serait-ce dû aux valeurs « occidentales » ? La démocratie, les droits universels de l’homme, la laïcité, la parité homme-femme etc. aussi imparfaites qu’elles soient. Si c’est le cas, comme le semblent penser certains maîtres bouddhistes, cela voudrait-il dire que le « vrai bouddhisme » de l’Asie ne soit pas occidento-compatible ? Le bouddhisme est-il condamné à rester la tradition qui « s’est maintenue, tant bien que mal, en Asie » ? Autrement dit, on tire un trait maintenant au-delà duquel le bouddhisme ne pourra plus évoluer, s’adapter etc. au risque de devenir du « néobouddhisme » ou un « modernisme bouddhiste » ? Pour quelle raison voudrait-on interdire ou reprocher au bouddhisme de se moderniser ? Même si c’était sous la « pression » de l’occident... De quelle nature serait d’ailleurs cette pression ? Conversions forcées, interventions militaires... ? Si des maîtres asiatiques comme par exemple le Dalaï-Lama, tiennent des « thèses néobouddhistes » pour quelque raison que ce soit, trahiraient-ils leur tradition ou sortiraient-ils de leur rôle pour autant ?

Je ne vois pas pourquoi une religion ne puisse pas se développer, se moderniser, s’adapter, devenir une spiritualité voire moins ou pire… A partir de là, on est en droit de se demander qu’est-ce qui peut bien motiver certains « historiens et les sociologues des religions » à unir leurs forces pour défendre la « religionité » des religions contre une tendance moderniste, spiritualisante et laïcisante.

***

[1] « Elles tendent à ériger en dogme ce qui n’était qu’un aspect parmi d’autres de la doctrine, à imposer une orthodoxie en lui attribuant une antiquité illusoire. En les remettant en question, on vise essentiellement à restaurer en partie sa complexité et sa richesse à la tradition bouddhique. »

jeudi 27 octobre 2016

Ogresses, félines, vamps, muses, ...


La ḍākinī à tête de chacal à la langue rouge (tib. mkha' 'gro gtso mo lce spyang dmar), reine des ḍākinī 

L’épisode[1] du roi Kalmāṣapāda et son différend avec Śakti le fils de Vasiṣṭha dans le Mahābhārata (Vasiṣṭhopākhyāna), ou les versions des Jātaka, avaient peut-être inspiré Amoghavajra (705-774) dans sa retraduction[2] de l’apocryphe sūtra chinois Sūtra du roi bienveillant (Renwang-king) du Vème ou VIème siècle, où l’on voit Kalmāṣapāda («Pieds Tachetés»[3]) chargé par un maître non-bouddhiste de décapiter mille rois et d’offrir leurs têtes au dieu de charnier Mahākāla. Le dernier à décapiter, Samantaprabhāsa, est un roi bouddhiste qui lui parle de l’impermanence et de la vertu. Kalmāṣapāda se repentit, relâche tous les 1000 rois et devint moine. Il est aussi mentionné dans le Laṅkāvatāra[4], dans le Sūtra des sages et des fous (tib. mdo mdzangs blun)[5] et dans Le traité de la grande vertu de sagesse de Nāgārjuna (Mahāprajñāpāramitāśāstra, volume I, Chapitre VIII - Les Bodhisattvas). Il en existe au moins une version dans le Mahābhārata, et une autre dans le Viṣṇu-purāṇa. La version sanskrite (tardive ?) du Laṅkāvatāra précise d’ailleurs que le roi Kalmāṣapāda eut des enfants qui étaient des ḍāka et des ḍākinī. Dans les versions chinoises ces enfants étaient des rākṣasa, dont le roi Rāvaṇa fut le chef. Rappelons que Kalmāṣapāda était lui-même le fils d’un roi (Balamatar[6]) et d’une lionne. Dans le Mahābhārata, Kalmāṣapāda est un roi Saudāsa (un déscendant d’Ikṣvāku, transformé en un rākṣasa par le sage Vasiṣṭha). Dans le Sūtra des sages et des fous, le Bouddha explique que ce roi fut en fait une naissance précédente d’Aṅgulimāla

Or, un certain Liangbi 良賁, avait écrit un commentaire sur la retraduction par Amoghavajra du Sūtra du roi bienveillant (Renwang-king), donnant des détails intéressants sur l’instruction que le roi Kalmāṣapāda reçut du « faux rishi » (mais néanmoins Vasiṣṭha dans le Mahābhārata…). C’est intéressant comme un texte apocryphe au départ, composé en Chine et en Corée, intégrant des éléments hétéroclites indiens, peut s’enrichir de maṇḍalas, mantras et dhāraṇīs dans une deuxième mouture (Amoghavajra au VIIIe siècle) et se trouver encore davantage enrichi dans un commentaire sur cette dernière mouture. Le processus créatif est ininterrompu et le « texte » semble toujours s’adapter aux derniers développements. Tout comme la nature, les hagiographies (ou encore les spin-offs) ont horreur du vide, et avec le temps, chaque détail qui semblait manquer est ajouté.

« Dans le commentaire de Liangbi, composé sur l’ordre impérial, et basé sans doute sur l’enseignement d’Amoghavajra, on peut lire ce qui suit sur la phrase 
« [Le faux rishi] ordonna [au roi Kalmāṣapāda] d’[aller] prendre les têtes de mille rois, pour les donner en offrande au Dieu-génie Mahākāla-Grand-Noir [habitant] dans le cimetière » :
Le Sūtra dit : «Il lui ordonna d’[aller] prendre les têtes de mille rois, pour les donner en offrande au Dieu-génie Mahākāla-Grand-Noir [habitant] dans le cimetière» :

Explication : «Dans le cimetière», cela désigne l’endroit où habite [le Dieu]. [...] Ce Dieu-génie Grand-Noir [= Mahākāla] est un génie des combats. Si on le vénère, sa puissance s’augmente, et en tout ce qu’on entreprend, on remporte la victoire ; c’est pourquoi, on lui rend culte.
 
Comment peut-on le savoir ? Le Maître des Trois Corbeilles [Amoghavajra], citant un livre particulier en sanskrit, dit, en effet : Dans le Mahāmāyūrī-sūtra, il est dit :
«A l’Est de la ville du pays Ujjayinī, il y a une forêt appelée Śmaśāna [“charnier”] — ce qui se dit ici [en langue chinoise] “Forêt des Cadavres” [Śītavana, qui est le nom d’un cimetière de Rājagṛha]. Cette Forêt a la longueur d’un yojana et autant de largeur. Il y a là le Dieu-génie Grand-noir : c’est un Corps de transformation [nirmāṇakāya] de Maheśvara [“Grand Seigneur”, l’un des noms les plus communs de Śiva] ; il circule toujours de nuit dans la Forêt avec d’innombrables démons-génies qui sont ses acolytes. Ceux-ci [celui-ci ? — le sujet des phrases suivantes reste ambigu] possèdent une grande puissance surnaturelle et de nombreux trésors rares ; ils ont aussi une médecine qui dissimule la forme, et une médecine de longévité ; et ils circulent dans les airs. [En livrant leurs] médecines fantasmagoriques, ils trafiquent avec les hommes ; [mais] ils ne prennent en [contre-partie] que du sang et de la chair des hommes vivants. Ils se font promettre par avance un certain poids [de sang et de chair] et font le trafic des médecines et d’autres choses. Les hommes qui désirent s’y rendre se font d’abord [protéger] le corps par le Pouvoir sacramentel (sk. adhiṣṭhāna) de Charmes, et ensuite vont faire le trafic. A ceux qui ne [se protègent] pas par le Pouvoir sacramentel, ces démons-génies, en dissimulant leur forme, leur dérobent le sang et la chair, qui sont [par ce fait] diminués. Ils prennent ainsi [cette quantité de] sang et de chair sur le corps de ces hommes-là ; autant ils en prennent et autant cela diminue ; et pourtant, comme ils ne destinent pas [cette quantité de sang et de chair à l’accomplissement du] contrat préalable, ils en arrivent à la fin à prendre le sang et la chair de toute une personne, et le poids [promis à l’avance] n’ayant toujours pas été rempli, on ne peut obtenir aucune des médecines [désirées]. Ceux, [par contre,] qui se sont appliqués le Pouvoir sacramentel, peuvent trafiquer et obtenir des coquilles précieuses, des médecines et d’autres choses ; [alors,] tout ce qu’ils font se réalisera entièrement selon leurs désirs. Si l’on veut rendre culte [à ces démons-génies (ou à Mahākāla ?)], le sang et la chair d’hommes seuls [peuvent convenir]. Il [= Mahākāla, ou ils = les démons-génies ?] possède une grande force et protège les hommes, [dont] les actions seront vaillantes et farouches ; en matière de combats et autres choses [semblables] ces hommes remporteront toujours la victoire.»
C’est pourquoi, [on peut savoir que] le Dieu-génie Grand-Noir est un génie des combats
. »
Iyanaga Nobumi pense, avec certains docteurs bouddhistes du Moyen âge japonais, que les démons-génies de Mahākāla ressemblent beaucoup aux ḍākinī du Commentaire du Mahāvairocana-sūtra. Le monde de Mahākāla et de son entourage, avec ses charniers, champs de bataille ou terrains, et son trafic de substances humaines semble bien être le même que celui des ḍākinī. Les acolytes de Mahākāla décrits ci-dessus semblent aussi regardant sur le poids des substances que les paṇḍita indiens et népalais l’étaient sur le poids de l’or demandé en échange des instructions pendant la renaissance tibétaine[7]. C’est une époque où le marché des siddhis fut en plein essor.

Les Chants de l’immortalité (tib. shangs pa bka' brgyud kyi do ha rdo rje'i tshig rkang dang mgur dbyangs phyogs gcig tu bsgrigs pa thos pa don ldan byin rlabs rgya mtsho) de la lignée Shangpa, compilés par Jamgoeun Kongtrul, racontent la rencontre/vision de Nigūma par Khyounpo Neldjor « au grand cimetière de la forêt de Sosa » :
« En voyant [Nigūma] danser, [Khyounpo Neldjor] pensa :
- Ce doit être la dame de l’espace [=ḍākinī] Nigūma !
Il se prosterna, marcha respectueusement autour d’elle et lui demanda de lui donner des enseignements très purs.
- Je suis une dame de l’espace cannibale ! Quand mes amies arriveront, nous te mangerons, sauve-toi vite !
Il continua à se prosterner, à faire des circumambulations et la supplie de lui enseigner les tantras.
- La demande d’enseignements tantriques du grand véhicule s’accompagne d’offrandes d’or. Si tu en as, donne-le-moi !
Il lui offrit cinq cents onces d’or, qu’elle jeta aussitôt dans la forêt. Il pensa : Peut-être est-elle vraiment une dame de l’espace cannibale ? Elle a dispersé tout mon or. Je n’en ai plus !
La dame de l’espace tourna ses yeux vers le ciel et d’innombrables dames de l’espace vinrent de l’éther. Certaines construirent en un instant un palais céleste de trois étages, d’autres un mandala de sable coloré et d’autres encore rassemblèrent de la nourriture pour une fête sacrée. En ce soir de pleine lune, Nigūma lui donna l’initiation du corps illusoire et du rêve
. »[8]
La Reine des ogres (tib. srin po’i gtso bo ‘jigs byed dmar)

On constate une transition des ogres (rakṣasa)[9] aux ḍākinī comme la source d’ésotérisme, où les ḍākinī retinrent (initialement) les caractéristiques des ogres : elles consommèrent la chair humaine et le sang humain. Puis, avec l’avènement des yoginī-tantras, c’était désormais de la sève vitale dont elles voulaient dérober leurs victimes[10] en échange de siddhis dans le cas où les « victimes » seraient des détenteurs-de-science (vidyadhara).

Le mot « ḍākinī » n'a cessé de changer de sens, encore de nos jours.

Autre représentation de la Reine des ḍākinī 

***

[1] The Story of Kalmāṣapāda and Its Evolution in Indian Literature. (A Study in the Mahābhārata and the Jātaka), par K. Watanabe.

[2] Avec l’ajout de maṇḍalas, mantras et dhāraṇīs. Source

[3] Ou zébrés selon le Sūtra des sages et des fous (traduction du mongole de Stanley Frye).

[4] Le conte du roi Kalmāṣapāda nous réserve encore une autre surprise : c’est qu’il en existe une version (en réalité une courte allusion) dans le Laṅkāvatāra-sūtra ; et là, le texte sanskrit dit que le roi Kalmāṣapāda eut des enfants qui étaient des ḍāka et des ḍākinī. Note de Iyanaga Nobumi 

[5] Dans le chapitre sur Angulimala. « Un jour, un roi parti à la chasse dans la forêt, s’y égara et rencontra une lionne ; celle-ci s’éprit de lui, et le roi ne pouvant pas refuser, s’accoupla à elle. Plus tard, la lionne enfanta un fils, de la forme humaine mais avec les pieds tachetés (d’où le nom de Kalmāṣapāda, “Pieds-tachetés”). Ce fils a grandi et est devenu roi. Or, un jour, par un accident, il irrita un Sage, qui lui jeta un sort ; il prédit que le roi mangerait pendant douze ans de la chair humaine. — Après quelque temps, le cuisinier du palais du roi s’aperçut tout à coup qu’il n’y avait plus de viande dans le magasin royal. Pour se procurer de le viande, il sortit du palais, mais trouva sur le chemin le corps d’un enfant mort. Il le ramena et en fit un plat qu’il servit au roi. Celui-ci le trouva tellement bon qu’il appella le cuisinier et lui ordonna de lui servir tous les jours le même plat, même si cela coûte la vie des enfants vivants... Les habitants du royaume se plaignèrent que leurs enfants étaient volés tous les jours et étaient tués. Le roi dut avouer devant les ministres que c’était lui qui ordonnait au cuisinier le meurtre des enfants. Les ministres décidèrent de tuer ce souverain devenu un ogre ; mais au moment d’être attaqué, le roi fit serment de devenir un terrible rākṣasa volant ; et sur le champ, il se transforma en un rākṣasa... C’est après cela qu’il devint chef d’un grand nombre de rākṣasa malfaisants, ravagea le pays, et décida de tuer mille rois pour en faire un grand festin... »

[6] Selon le Sūtra des sages et des fous.

[7] Pour l'anecdote, voici un exemple des tarifs de certains tantra pratiqés par Ralo comme indiqués par Geu Zheunoupel ('gos gzhon nu dpal):
« Śrī Vajrabhairavakalpatantrarāja pour 1 srang (env. 37,5 grammes) d'or
Sarvatathāgatakāyavākcittakṛṣṇamāri-nāma tantra (Yamāntaka toh 1920) pour 1 zho (1/10 d'un srang) d'or. »
Source

Drakpa Gyeltsen (grags pa rgyal mtshan 12-13ème), écrit sur les rapports entre Gayadhara et Drogmi dans ses Chroniques des maîtres indiens. Gayadhara proposa de rester étudier auprès de lui pendant cinq ans en échange de 500 onces d’or. Au bout de trois ans, Gayadhara dit qu’il allait partir et Drogmi se rendit compte qu’il n’avait pas encore offert les 500 onces d’or. Ne disposant pas de suffisamment d’or, il fit appel à Zur po che shakya 'byung gnas (10-11ème s.). Celui-ci était en retraite, mais sortit pour lui porter les 100 onces d’or. Pour le rémercier Drogmi lui donna les Instructions de la méthode de l'inconcevable (S. acintyā) (S. AcintyākramopadeśaT. bsam gyis mi khyab pa'i rim pa'i man ngag DG TG n° 2228). Zourpoché était comblé. Il dit : « Le sūtra de Māyājāla et le sems phyogs de ce vieillard ont été bien enrichis. » Drogmi put offrir les 500 onces d’or à Gayadhara qui se montra tellement satisfait qu’il proposa à Drogmi de lui demander autre chose. Drogmi lui dit de n’avoir besoin de rien sur quoi il lui donna l’exclusivité du cycle du Chemin et le fruit au Tibet. Source

[8] Les Chants de l’immortalité, traduit par Ngawang Zangpo, Claire Lumière, p. 82

[9] Acolytes de Śiva.

[10] Voir The Alchemical Body et Kiss of the Yoginī de David Gordon White

mardi 25 octobre 2016

Fragments sur Mahākāla et les ḍākinī




Je suis tombé un peu par hasard sur des recherches anciennes de Nobumi Iyanaga publiées sous le titre « Ḍākinī et l’Empereur — Mystique bouddhique de la royauté dans le Japon médiéval » (ou ici en anglais). Les découvertes d’Iyanaga s’appliquent évidemment aussi en partie sur les phénomènes « Mahākāla » et les « ḍākinī » dans la culture tibétaine.

Pour Nobumi Iyanaga, le mythe du grand dieu (mahādeva) Śiva, Parvati et Andhaka, une version du mythe d’Œdipe à l’indienne, pourrait contenir les ébauches de celui du Mahākāla bouddhiste et de ses troupes inquiétants. Le mythe raconte la soumission de l’āsura Andhaka et son adoption par le couple Śiva et Parvati en tant que le chef de leur troupe (gaṇeśatva). Dans les représentations iconographiques de la soumission d’Andhaka (« Śiva empala avec son trident le cœur du vrai roi des asura »), on voit en effet Śiva à l’œuvre. Les gouttes de sang d’Andhaka produisent des petits Andhaka sans nombre. Les autres grands dieux viennent à l’aide pour les combattre, mais Śiva est obligé de créer une śakti du feu de sa bouche, Yogeśvarī (“Maîtresse du Yoga”), mieux connue sous le nom de Kālī. Les sept autres grands dieux font de même, chacun créant sa śakti respective[1]. Les huits déesses-śakti (aussi connues sous le nom mātṝkā) boivent tout le sang d’Andhaka et la multiplication de petits Andhakas s’arrête.
« Śiva dansa dans sa joie furieuse ; il hissa au haut le roi des démons empalé, et mille années durant le brûla avec le feu de son troisième œil. Andhaka, tout desséché, devint complètement squelettique, mais tout son péché ayant été consumé, il se repentit et demanda pardon à Śiva. Il prit refuge en Śiva ; celui-ci l’accepta avec joie et le donna à Pārvatī comme son fils. Andhaka devint ainsi un grand adorateur du couple divin, et il eut le titre de chef de leur troupe (gaṇeśatva)... »
Śiva tue Andhaka, Ellora

Une des scènes se trouve dans la grotte n° 15 d’Ellora[2]. Elle fait partie d’un complexe de grottes bouddhistes, shivaïstes et jaïns construit entre le VIème et le Xème siècle près d’Ellora. Initialement un site bouddhiste, il fut transformé en un lieu de culte shivaïste au VIIIème siècle. La scène comporte entre autres une ḍākinī.
« Au-dessus de [Kālī] voltige la ḍākinī, moitié humaine, moitié oiseau, comme on l’a indiqué plus haut. »
Nobumi Iyanaga explique que cette scène se trouve, de façon très déformée, dans un maṇḍala bouddhique japonais : le “Maṇḍala des Déesses-Mères” qui est la représentation schématique de la Section XIII du Prajñāpāramitā-naya-sūtra (plus connu au Japon sous le titre de “Rishu-kyō 理趣經”), sūtra commenté par Amoghavajra (705-774), qui a travaillé au VIIe siècle en Chine comme traducteur. Dans son commentaire, Amoghavajra indique que les Sept Mères-Déesses font partie de l’entourage du dieu Mahākāla. Le sūtra a pour objet l’offrande d’un mantra par les sept mātṝkā au Bouddha.[3] Le dieu Mahākāla, n’étant autre que le corps d’essence de Mahāvairocana. Le nom Mahākāla existe aussi dans les purāṇa comme une épithète de Śiva. Iyanaga rappelle ce passage extrait du Chapitre LIX du Viṣṇudharmottara purāṇa :
« On doit créer une forme [de Śiva] ayant de grands yeux ronds de la couleur du feu, avec un gros ventre, une face terrible par ses crocs, [...] orné de tous côtés de serpents effrayants, inspirant de l’effroi à Pārvatī par le serpent et par la peau d’éléphant dont il se couvre, ressemblant par sa couleur aux nuages lourds de pluies [...]. Cette forme, fendue de gauche, est dite être la forme de Bhairava, alors que vue de front, elle est nommée Mahākāla. »
Gajasura SamharaŚiva tueur de l'asura Gaja, tenant la peau de Gaja par dessus de sa tête


Pour ce qui est de la peau d’éléphant qui recouvre les épaules de Śiva, on trouve l’explication dans l’aspect de Śiva qui a tué Gajāsura. L’āsura Gaja avait pris la forme de l’éléphant Nīla (le noir), et fut un associé de l’āsura Andhaka. Gajāsura/Nīla est tué par Śiva, qui l’écorche et danse au milieu de la peau fraîchement équarrie.

Daikokuten, le Mahākāla / Śiva japonais

Iyanaga tente de montrer que le Śiva tueur de l’āsura Andhaka partage des attributs très similaires avec le Mahākāla que l’on trouve dans le Maṇḍala de la Matrice (Taizō-mandara 胎藏曼荼羅) du Mahāvairocana-sūtra. Le Mahākāla du Mahāvairocana-sūtra correspond à celui du Prajñāpāramitā-naya-sūtra (voir ci-dessus), qui existe par ailleurs aussi en tibétain, et que Iyanaga décrit ainsi[4] :
« C’est une divinité courroucée à trois têtes et à six bras, torse nu, assise avec les jambes croisées. Son corps est de couleur bleue-noire. Ses longs cheveux sont hérissés et les trois têtes sont couronnées de crânes humains. La tête principale a trois yeux et a des crocs apparents. Il se pare d’une guirlande faite de deux serpents qui pendent à son cou. Il porte aussi des enfilades de calottes crâniennes. Ses bras sont ornés de bracelets faits de serpents qui s’y nouent. Des deux mains principales, il tient une épée à l’horizontale sur les genoux. L’extrémité de la poignée de cette épée est en forme de trident (les pointes étant du côté droit). La seconde main droite saisit un petit personnage par les cheveux ; celui-ci est nu, les mains jointes, et est à genoux. La seconde main gauche saisit les cornes d’un bélier blanc dont les membres pendent. Des deux dernières mains, il étend une peau d’éléphant sur le dos, comme s’il allait s’en couvrir. »
Mahākāla à six bras
Dans l’école tibétaine que je connais le mieux, le Shangpa-Kagyu[5], on fait la pratique quotidienne du dharmapala au six bras (tib. mgon po phyag drug pa)[6], le plus souvent appelé en occident « Mahākāla à six bras ». Tāranātha (1575–1634), un détenteur à la fois de l’école Jonangpa et de l’école Shangpa, avait raconté l’origine de la pratique de Mahākāla à six bras[7]. Lama Lodru du centre bouddhiste Kagya droden Kunchab à San Francisco a écrit un petit résumé de la légende du système de Khyoungpo Neldjor (en anglais), qui ne comporte aucun élément hagiographique permettant d’établir une connexion shivaïste, en dehors des éléments iconographiques de la divinité, mais qui recevront une interprétation bouddhiste.[8]

Quoi qu’en dise Tāranātha, l’introduction de la pratique Shangpa au Tibet (XI-XIIème s.) est attribuée à Khyoungpo Neldjor (décédé approx. 1140). Celui-ci l’aurait reçu au Népal d’un certain Rahula le yogi caché (tib. sbas pa’i rnal ‘byor sgra gcan ‘dzin pa)[9], ou selon Tāranātha de Maitrīgupta (tib. byams pa sbas pa), qui ne serait autre qu’Advayavajra,[10] les pratiques du cycle du protecteur à six bras. Une fois, quand Maitrīpa fut absent, Khyoungpo Neldjor reçut des instructions sur la mahāmudrā et sur Mahākāla de sa femme Jomo Yogeśvarī Gaṅgadhāri.[11] La particularité de ce dharmapala est qu’il se tient devant un arbre à santal, les pieds joints, écrasant Vināyaka, « le chef des troupes », aussi connu sous le nom de Gaṇeśatva ou encore Gaṇapati. Cette fois-ci le chef des āsura précédemment soumis par Śiva et nommé chef des troupes de Śiva est de nouveau soumis par le protecteur à six bras. Le culte, qui consiste en des offrandes spécifiques, reste sensiblement le même, mais est transformé en un rituel bouddhiste. Les attributs reçoivent une interprétation bouddhiste.
« Il a un visage unique car, n’étant autre que des conceptualisations fabriquées par l’intellect, tous les phénomènes ont une saveur unique en l’ainsité. Les deux jambes sont le symbole qu’il ne demeure pas dans les extrêmes du saṁsāra et du nirvāṇa. Il a six bras parce qu’il guide [les êtres] hors des six classes d’existence. La couleur bleu foncé (sct. nīla) est celle du dharmatā immuable ; ses trois yeux voient avec clarté les trois temps ; il a quatre canines parce qu’il a dompté les quatre māra. Le diadème de crânes secs, parce qu’il possède les cinq sagesses. Le long sautoir de crânes frais est la pureté des cinquante-et-un facteurs mentaux (sct. caitta). Les six ornements en os parce qu’il possède les six pāramitā ; le nœud de cinq familles de serpents parce qu’il a purifié les cinq afflictions (sct. kleśa). Le vêtement du haut en peau d’éléphant symbolise la transformation de l’ignorance (sct. avidyā) en espace (sct. dḥatu) ; le kilt (tib. sham thabs) de guerrier en peau de tigre, car il a dompté les troupes des māra ; l’écharpe de soie d’un guerrier, car il jouit constamment des plaisirs de sens. Le tablier (tib. ‘phyungs ‘phrul) en os parce qu’il rassemble l’assemblée masculine des guerriers ; la guirlande de grelots parce qu’il rassemble l’assemblée féminine des guerrières. Le point de vermillon car il rassemble les ḍākinī des trois niveaux ; le feu de sagesse parce qu’il brûle les broussailles de l’ignorance (sct. avidyā). Il se tient près d’un arbre de santal, symbolisant qu’il aime les êtres comme ses fils et qu’il soutient les heureux élus. Le couperet parce qu’il coupe les afflictions (sct. kleśa) à la racine ; le crâne empli de sang parce qu’il dévore le cerveau et le sang des ennemis et causeurs d’obstacles (sct. vighna) ; le mala en os pour guider les êtres hors des six lieux d’existence. Comme il a obtenu le fruit que sont les trois corps il porte le khaṭvāṅga à trois pointes (sct. triśūla) ; le damaru pour fasciner les ḍākinī ; le lasso pour ligoter ceux qui ont endommagé leurs engagements (sct. samaya), les ennemis et les obstacles. Puisqu’il vient rapidement, de par sa compassion bienveillante, et qu’il soutient les heureux élus ses jambes jointes sont plantées fermement ; et pour discipliner les armées de māra féroces, il prend la posture de la marche héroïque (tib. ‘dor stabs), la jambe droite pliée, la gauche étendue, etc. Ainsi il danse en prenant différentes positions/stations. »[12]
Le protecteur à six bras dansant sur Vināyaka
Le protecteur à six bras est un danseur comme Śiva nataraja. Comme toujours en matière des dieux, les correspondances astrologiques ne sont pas fortuites. Il n’y a pas de référence directe dans la courte pratique aux sept mères (sapta mātṝkā). Il y est fait cependant fait référence à Kālī (tib. dpal ldan lha mo)[13], la Mahākālī de Mahākāla. Mais celles-ci sont compris dans le terme ḍākinī. Dans les rituels extensifs les mātṝkā ḍākinī (tib. ma mo mkha’ ‘gro) sont souvent mentionnés ensembles, précédés du qualificatif « mangeuses de chaire » (tib. sha za).

Śiva ithyphallique tuant l'asura Gaja en présence de quelques mātṝkā

Les cultes des protecteurs au Tibet ont aussi intégré des dieux locaux avec leurs tributs et éléments de cultes respectifs dans les pratiques d’origine indienne/népalaise, qui elles avaient déjà intégré des pratiques locales non-bouddhistes. N'oublions pas que les āsura sont souvent des dieux anciens.

Mahākālī et Mahākāla, Ellora

***

[1] Brahmāṇī, Māheśvarī, Kaumārī, Vaiṣṇavī, Vārāhī, Indrāṇī et Cāmuṇḍā.

[2] « On voit aussi par ce mythe le contexte dans lequel apparaît la ḍākinī dans la sculpture du temple-grotte No 15 d’Ellora. D’après la description donnée par T. A. Gopinath Rao, cette sculpture représente principalement : au centre, un Śiva furieux, fendu à gauche, ayant huit bras ; les deux bras du devant portent le trident au bout duquel est empalé, tout en haut, l’asura Andhaka, déjà tout squelettique et adorant le dieu en joignant les deux mains ; les deux mains supérieures de Śiva tiennent et tendent à l’arrière la peau d’éléphant dont il se couvre ; les autres mains portent l’une une coupe crânienne (kapāla) dans lequel le dieu reçoit le sang du démon, une autre un tambour et une autre une épée ; la dernière main fait le geste de menace en étendant l’index ; sous le pied gauche de Śiva est représenté un petit atlante (ou une déesse ?), qui le porte sur ses mains et sa tête(7) ; à gauche du dieu, accroupie sur le sol même, on voit la śakti de Śiva, Yogeśvarī (Kālī), horrible vieillarde décharnée aux seins pendants ; elle a deux longs bras ; la main gauche, tendue vers le haut, porte une coupe dans laquelle elle reçoit les gouttes du sang d’Andhaka ; l’autre main tient un poignard courbe ; et au-dessus de cette déesse voltige la ḍākinī, moitié humaine, moitié oiseau, comme on l’a indiqué plus haut ; enfin, à gauche de Kālī, à la mi-hauteur, se trouve assise Pārvatī, la jambe droite repliée et la jambe gauche pendante, regardant avec frayeur le terrible combat qui se déroule devant elle(8) ».

[3] « Amoghavajra l’expose ainsi :
Ces Déesses ont aussi leur maṇḍala : au centre, on dessine Mahākāla, entouré par les Sept Mères-Déesses ; les détails sont ainsi qu’il est enseigné dans le Sūtra en large. “Mahākāla” : c’est le Sens du Grand-Temps ; le Temps, ce sont les Trois moments [le passé, le présent et le futur] ; [le qualificatif] “Grand”, c’est le Sens de n’avoir aucun obstacle : [ainsi,] c’est le Corps d’Essence du Buddha Mahāairocana, qui n’a aucun lieu où il ne pénètre.
Les Sept Mères-Déesses, avec la Mère-Déesse Brāhmī, représentent ensemble les Huit Bodhisattva de Culte.
[Ainsi,] par le Phénoménal est manifesté le Principiel ».

[4] Cette description est basée en partie sur celle du Shosetsu-fudō-ki 諸説不同記 TZ. I 2922 x 127a25-b22. Note d’Iyanaga.

[5] L’école Shangpa fondée par Khyoungpo Neldjor et l’école Karma-Kagyupa étant une branche descendant de Marpa le traducteur.

[6] Mgon po phyag drug pa’i gtor chog bsdus pa dbu phyogs lags so, composé par Tāranātha.

[7] dpal ye shes kyi mgon po phyag drug pa'i chos skor byung tshul dngos grub bdud rtsi'i char 'bebs.  Pour une explication de cette pratique en français La lignée Shangpa et le protecteur de sagesse Mahakala

[8] Voir Le commentaire de la pratique de « snying gzhugs », intitulé « L’activité spontanément accomplie ». (Volume 2, p. 397 etc. du volume des Textes Shangpa - dpal ldan shangs pa bka' brgyud pa'i chos skor rnam lnga'i rgya gzhung). Titre complet de la pratique : phyag drug pa snying bzhugs dang 'brel ba'i bla ma'i rnal'byor

[9] « According to Ven. Khyabjé Tenga Rinpoché, lama Shérab Drimé reports the existence of a sixth Root Master of Khyunpo Naljor, a mysterious master whom we only know as Bäpä Naljor (tib : sbas pa'i rnal 'byor) or Hidden Yogin: “This master is truly a hidden yogin because we know virtually nothing about him other than that he gave a number of transmissions to Khyungpo Naljor. In several lineage supplications he is also referred to as "Bäpä Naljor Drachen Dzinpa" (sbas pa'i rnal 'byor sgra gcan 'dzin pa), or "Hidden Yogin Rahula". He is thus not to be confused with the aforementioned Mahasiddha Rahula. According to Ven. Kyabje Tenga Rinpoche, the hidden yogin is named Rahula because he was the son of the Buddha himself in a previous lifetime, whose name was also Rahula. In some publications Bäpä Naljor has been confused with Maitripa.” » Source

[10] dus skabs de nas lo stong phrag tsam lon pa'i dus phyis mnga' bdag mai trī gupta te bod skad du byams pa sbas pa/ gsang mtshan gnyis med rdo rje ces bya ba de bi kra ma shī lar bzhugs dus bskyed pa'i rim pa la brtan pa thob nas nus mthu khyad par can brnyes kyang*/ gnas lugs kyi don ma rtogs nas/ lhag pa'i lha la gsol ba btab pas/ lho phyogs dpal gyi ri la songs shig/ / ri khrod mgon pos rjes su 'dzin par 'gyur zhes lung bstan/

[11] de skabs mnga' bdag mai trī pa ni mi bzhugs/ jo mo rnal 'byor gyi dbang phyug ma gangga dhā ri'i drung du gser gyi maṇḍal phul bas kyang phyag chen dang mgon po la dngos grub 'grub pa'i ltas khyad par can brnyes/

[12]

[13] Dont le mantra-cœur est བྷྱོ་མ་མོ་ནག་མོ་བཻ་ཏཱ་ལི་སིནྡྷ་ཀུ་ལུ་ཀུ་ལུ་ཧཱུྃ་ཕཊ་སྭཱ་ཧཱ། dédié à la Mère noire cannibale (vetālī)

samedi 22 octobre 2016

Ni ange, ni bête


Corrida céleste : Saint Michael terrassant le diable dans la chapelle Sainte Eugénie de Nîmes
Je veux revenir sur le livre Les dévots du Bouddhisme de Marion Dapsance et sur certaines déclarations de l’auteure suite à la publication du livre, notamment dans un interview avec le Monde « Les Occidentaux ont une vision idéalisée du bouddhisme » recueillies par Henri de Monvallier et publié le 03/10/2016. L’interview est disponible sur le site du Monde des religions (payant le Monde des religions), sur le site Academia.edu ou encore sur le site Bouddhanar.

J’avais déjà relevé certaines conclusions hâtives du livre dans mon billet Les dévots du bouddhisme du 24 septembre 2016. Notamment le fait de juger la pratique du bouddhisme à travers les siècles sur la pratique actuelle du bouddhisme tibétain en occident, notamment dans les centres Rigpa en France. Marion Dapsance fait à mon avis une bonne analyse de la pratique actuelle du bouddhisme tibétain en France, vue par les yeux d’une anthropologue. Le livre donne également une bonne analyse de l’invention du « bouddhisme » par Eugène Burnouf et de l’influence de la théosophie sur les croyances bouddhistes en occident, et même en certaines parties d’Asie par synergie. Ce qu’elle écrit sur le phénomène du « modernisme bouddhiste » (qui a beaucoup d’autres noms), s’inscrit dans les thèses anglophones, où le terme orientalisme figure souvent, et notamment sur le travail de Donald S. Lopez, auteur de Fascination tibétaine du bouddhisme de l'Occident.

L’orientalisme, tels qu’ils le conçoivent, est justement « La vision idéalisée du bouddhisme des occidentaux ». Cette vision idéalisée rejoint d’une part l’idée plutôt théosophique du Tibet comme un havre de doctrines ésotériques que l’occident aurait perdu, où les lamas tibétains exilés sont accueillis comme de véritables « mahātma » capables de retransmettre le savoir ésotérique et les Traditions que l’occident aurait perdus. Et d’autre part, les occidentaux auraient selon Dapsance et les « anti-orientalistes » aussi une vision idéalisée de la portée philosophique du bouddhisme, que celui-ci n’aurait jamais eu et qui serait une invention de l’occident, en la personne du philologue Eugène Burnouf (1801-1852), spécialiste de langues anciennes et orientales.

Le bouddhisme inventé par Burnouf, qui « s’est rapidement muée en une véritable légende urbaine », privilégie « une vision livresque des traditions asiatiques » aux dépens de la réalité : « des pratiques rituelles et dévotionnelles des bouddhistes d’Asie ». Ce bouddhisme, qui serait parfaitement compatible avec la sécularisation, la déchristianisation de la société, et « la science comme critère absolu de vérité » est celui actuellement répandu par le Dalaï-Lama et ses principaux porte-paroles en France :« le sociologue et journaliste spécialiste des religions Frédéric Lenoir, l’ancien biologiste et porte-parole français du Dalaï Lama Matthieu Ricard, le politologue Bruno Etienne et le sociologue des religions Raphaël Liogier ».[2] Ce bouddhisme-ci, qui se distingue des autres religions par sa parfaite compatibilité avec la société occidentale moderne, n’est pas celui que l’on rencontre en Asie, ni même dans les centres bouddhistes en occident.

L’enquête sur le terrain de Marion Dapsance en fournit la preuve. Mais de là nier tout passé philosophique (dans le sens de Pierre Hadot) au bouddhisme, en laissant de côté « la version livresque » justement, et faire comme si les pratiques rituelles et dévotionnelles des bouddhistes telles qu’on les trouve maintenant en France ou ailleurs ont toujours été les mêmes et constituent le vrai bouddhisme, ce n’est pas très sérieux. Le bouddhisme a changé tout le long de son histoire et dans tous les zones géographiques où il s’est installé. On y trouve des oscillations entre la foi et la raison comme dans d’autres courants spirituels et religions, avec toutefois un côté non-essentialiste et analytique qu’il considère comme une part essentielle de son identité.

Mais venons-en aux faits. Dans l’article du Monde, l’auteure parle davantage du rejet du christianisme comme moteur derrière le projet néo-bouddhiste. Quelques exemples :
« On présente certaines de ses séduisantes doctrines, mais on oublie de mentionner ses pratiques rituelles et dévotionnelles, qui rappelleraient malencontreusement « la religion », c’est-à-dire en fait le christianisme, dont sont issus les convertis, et qu’ils érigent en contre-modèle.  
« Surtout, le christianisme est l’objet de moqueries et de dénigrements réguliers depuis le siècle des dites « Lumières », qui l’ont caricaturé et rendu intellectuellement inacceptable. » 
« Or, il semble que les Occidentaux acceptent bien plus volontiers la mythologie bouddhiste que la théologie chrétienne – ce qui laisse entrevoir leurs réelles motivations : ce n’est pas, contrairement à ce qu’ils affirment, « la religion » qu’ils rejettent, mais bel et bien le christianisme. » 
« Cela s’explique par le discrédit massivement jeté sur le christianisme depuis près de trois siècles, et par le fait que le bouddhisme ait été découvert (en tant que doctrine d’origine indienne distincte de l’hindouisme) dans des textes sanscrits par des savants européens du XIXe siècle, en plein contexte de sécularisation. Les textes doctrinaux découverts, déconnectés de toute réalité culturelle et sociale asiatique, ont ainsi été élevés au rang de « philosophie », et pensés sur le contre-modèle d’un christianisme démodé : sans Dieu, sans dogme, sans hiérarchie, sans surnaturel. Ce qui est faux : les divinités pullulent et les vérités à accepter sur parole sont légion. »
En résumé, en pleine déconstruction du christianisme depuis les Lumières, Burnouf invente le « bouddhisme » et, en enlevant tous les éléments rituels et dévotionnels, en fait un contre-modèle du christianisme, déconnecté de « toute réalité culturelle et sociale asiatique ». Les occidentaux, dégoûtés du christianisme par la caricature qu’on (?) leur en faisait, se sont ensuite jetés sur le néo-bouddhisme philosophique, qui avait aussi fait des émules en Asie (par orientalisme). Pourtant, le bouddhisme tibétain, tel qu’il est pratiqué actuellement en Asie et en occident ne correspond pas à ce bouddhisme-là.

C’est vrai, rien que depuis les années 70, j’ai pu constater moi-même que le bouddhisme tibétain en occident, alors très influencé par Chögyam Trungpa en occident, s’est transformé en, ou est redevenu, une véritable religion qui n’a rien à envier au christianisme-épouvantail. Le bouddhisme tibétain était encore tout neuf en occident et s’accommodait sans doute des attentes « néo-bouddhistes », par upāya ? Trungpa s’était d’ailleurs grandement inspiré du Zen japonais pour développer son système à lui. Mais sans doute, les anti-orientalistes diront que le Zen japonais justement avait fortement subi l’influence néo-bouddhiste orientaliste dans leur pratique dénudée. Il faut dire que le bouddhisme avec son approche non-essentialiste et d’expédient s’y prête plus facilement que toute autre religion. Cela devrait faire penser.

Les textes ont joué un rôle crucial dans la transmission du bouddhisme. Ils reflètent la réflexion profonde et les nombreux débats des bouddhistes par rapport à leur propre doctrine. Passer à côté des « livres » et de la réflexion (tib. lung dang rigs pa) serait passer à côté d’un aspect essentiel du bouddhisme. Celui qui voit le Dharma me voit a dit le Bouddha. Ce sont les sūtras qui furent utilisés pour charger (sct. pratiṣṭhā) les représentations symboliques (stūpa, caitya, statues etc. poupées...), ce sont les volumes du Canon bouddhiste que l’on sort en procession pour bénir les lieux etc. Le Dalaï-Lama répète actuellement souvent que son bouddhisme s’appuie sur celui enseigné à Nalanda en Inde au moyen-âge indien. Si on laisse de côté toute cette tradition bouddhiste, pour se concentrer sur les « pratiques rituelles et dévotionnelles » actuelles dans les centres bouddhistes tibétains en France, et notamment dans des centres Rigpa, et que l’on base son jugement de tout le bouddhisme sur celles-ci, on se trompe de méthode selon moi. Mais je prends acte du décalage entre le « bouddhisme livresque » et les « thèses néo-bouddhistes » d’un côté et la pratique dans de nombreux centres bouddhistes tibétains français.

J’ai moi-même parlé à plusieurs reprises dans mon blog du bovarysme dans le bouddhisme tibétain (L'imitation peut-elle être une voie ?, Les rêves d'un heruka, La théopathie est-elle une pathologie ? etc.), qui peut conduire certains maîtres à se prendre pour des herukas, des mahāsiddha, des experts en folle sagesse ou des gurus suffisants. J’y ai abordé aussi le viol, la position de la femme et d’autres abus dans le bouddhisme. Je regrette que les hiérarques du bouddhisme tibétain ne prennent pas clairement position contre ces abus et ces attitudes. Je regrette notamment qu’aucune déclaration ou enquête ait suivi aux déclarations de Yangsi Kalou Rinpoché.
« Mais Kalu dit que dans les premières années de son adolescence, il a été abusé sexuellement par une bande de moines plus âgés qui se rendaient dans sa chambre chaque semaine. Quand j’aborde la notion d’ « attouchements », il éclate d’un rire tendu. C’était du sexe hard-core, dit-il, avec pénétration. « La plupart du temps ils venaient seuls », dit-il. « Ils frappaient violemment à la porte et je devais ouvrir. Je savais ce qui allait se passer, et après on finit par s’habituer ». C’est seulement après son retour au monastère après la retraite de trois ans, qu’il a réalisé à quel point cette pratique était incorrect. Il dit qu’à ce moment-là le cycle avait recommencé sur une plus jeune génération de victimes. »
« Il dit qu’à ce moment-là le cycle avait recommencé sur une plus jeune génération de victimes »…
Retour à l’interview :
« Pourquoi le dalaï-lama, l’autorité spirituelle suprême du bouddhisme tibétain, n’a-t-il jamais désavoué et « excommunié » publiquement Rinpoché si tout ce qu’on lui reproche est fondé ? Peut-on dire que, comme pour les affaires de pédophilie dans l’Église catholique, il a été « couvert » par certains de ses supérieurs ? 
Je rappelle au sujet de la pédophilie qu’elle n’est pas le fait spécifique de l’Église catholique, dû au célibat des prêtres, etc. Les statistiques montrent que le phénomène concerne aussi bien l’école publique que les familles. Faut-il pour autant condamner l’école ou tirer comme conclusion que tous les pères de famille, les oncles, ou les cousins sont, de par leur position ou par nature, des prédateurs en puissance ? Malgré des fautes graves comme ces silences et ces complaisances auxquels vous faites allusion, l’Église a toujours considéré la pédophilie, à l’instar de toute forme d’atteinte à la personne humaine, comme un grave péché. Il n’y a aucune glorification de la pédophilie chez les catholiques. En revanche, le bouddhisme tibétain a bel et bien proposé à l’admiration de ses fidèles des modèles de maîtres violents. Il suffit de lire les hagiographies des maîtres Milarepa (1052-1135) et Drukpa Kunleg (1455-1529), dont le comportement à l’égard de ses disciples serait assimilé aujourd’hui à une véritable torture. »
Selon Marion Dapsance, les hagiographies de maîtres violents du bouddhisme tibétain pourraient servir de modèle ou de justification à certains maîtres actuels. Ce n’est probablement pas faux. Mais ce bovarysme destructif ne se limite pas au bouddhisme tibétain. On peut dire que le même type de bovarysme a contribué à produire le même type de déviances dans le catholicisme. Certes, le modèle du prêtre catholique n’est pas le mahāsiddha, mais l’ange. Et qui veut faire l’ange fait la bête. C’est l’ange qui sert de modèle au prêtre célibataire. C’est l’idée de l’ange, un agent asexué entre Dieu et l’homme. L’ange, placé plus haut dans la hiérarchie céleste (car détaché de son corps) que l’homme, n’a ni désir, ni libido. Un pur esprit qui n’a plus rien à voir avec la sagesse du monde. Par rapport au monde sa sagesse est folle. Le christianisme a bien sa folle sagesse à lui
« 27 Mais Dieu a choisi les choses folles du monde pour confondre les sages; Dieu a choisi les choses faibles du monde pour confondre les fortes;
28 et Dieu a choisi les choses viles du monde et celles qu'on méprise, celles qui ne sont point, pour réduire à néant celles qui sont,
29 afin que nulle chair ne se glorifie devant Dieu. » (Paul dans le premier épître aux Corinthiens)
C’est alors en tout confiance que l’on peut se confier à son prêtre, ou lui confier ses enfants... C’est ce type de bovarysme qui a contribué à produire les scandales découvertes ces dernières décennies.

Ne soyons pas aveugles aux mythes, croyances et hagiographies permettant ce bovarysme, ni dans le bouddhisme ni dans le christianisme.



jeudi 20 octobre 2016

La dévotion


Marie-Madeleine baisant les pieds de Jésus
Le mot dévotion vient du latin devotio, « dévouement, attachement », et nomme « le dévouement et zèle déployé, sous une forme liturgique ou par des pratiques régulières privées en l'honneur de Dieu ou des saints » (Atilf). Le dévot, est un « dévoué, zélé », «dévoué aux pratiques religieuses. » Il peut être dévot à la Vulgate (la version latine de la Bible), à la Croix : « qui manifeste une grande dévotion envers la Croix ». Et là nous nous approchons du sens péjoratif du mot, car la manifestation peut être excessive, ostentatoire, voire hypocrite, un geste creux.

François de Sales est l’auteur de L'Introduction à la vie dévote.
« Il se divise en cinq parties : la première partie enseigne comment passer du désir de Dieu à sa réalisation ; la deuxième partie cherche à apprendre la perfection par l'« oraison », c'est-à-dire la prière structurée, conduite et raisonnée ; la troisième partie est consacrée à la pratique des vertus ; la quatrième partie indique l'attitude à avoir vis-à-vis des tentations ; et la dernière considère la façon de renouveler la ferveur du dévot. » Wikipedia
Un dévot peut donc être celui ou celle qui mène une vie dévote. Un peu comme un philosophe qui mène une vie philosophique, ou un ascète qui mène une vie ascétique, c’est-à-dire une vie constituée de « pratiques » qui s’inscrivent dans un cadre dévot, philosophique, ascétique etc. la vie dévote ayant ceci de spécifique qu’il est riche en symboles, objets symboliques, actes symboliques et manifestations dévotes. Il convient de rendre symboliquement visible etc. ce qui ne l’est pas. Comme une manifestation sensorielle de l’idée, ce qui est d’ailleurs une définition de l’esthétique de Hegel.

« Dramatiser est ce que font les personnes dévotes qui suivent les « Exercices » de saint Ignace (mais non celles-là seules). » (G. BATAILLE, L'Expérience intérieure, 1943, p. 183) Et Roland Barthes décrit la méthode d’Ignace de Loyola comme un « impérialisme radical de l’image » (Dans : Sade, Fourier, Loyola, Seuil, p. 71).
« C'est seulement dans l'imagination que l'on a inventé la légende des douze actes du Bouddha, dans l'espoir que l'imitation de ceux-ci conduise à la délivrance. Pour donner un exemple, les gens non-instruits ne voient pas le palais céleste de Śakra. Alors ils s'en font un modèle qui n'est pas une reproduction conforme. De la même façon, ne voyant pas que le bouddha est intérieur, [les gens non-instruits imaginent que le bouddha est ‘Quelqu'un quelque part’ » (Advayavajra, Commentaire des Distiques).
On retrouve le phénomène de l'« impérialisme radical de l’image » aussi dans le mouvement Bhakti, apparu au moyen-âge, au VIIème siècle dans le sud de l’Inde. De là, il se répandit sur tout l’Inde, ayant son apogée au XVème siècle au Bengale et Inde du nord. Le mot bhakti vient de la racine bhaj[1], qui signifie partager, distribuer, faire profiter, mais aussi servir, révérer, adorer, aimer. Celui qui pratique la bhakti est appelé un bhakta.
« Ces vérités [exposées dans le Védanta], lorsqu’on les transmet, ne libèrent leur éclat que dans l’âme élevée (mahātma) de celui qui nourrit une dévotion ardente (bhakti) pour la Divinité, et une égale dévotion à l’égard de son instructeur spirituel (guru). Oui, ces vérités libèrent leur éclat dans une âme élevée ! » (Śvetaṣvatara Upaniṣad, VI-23, trad. Martine Buttex).
Il semblerait aussi possible que le développement de la bhakti soit en partie influencée ou stimulée par l’arrivée de l’Islam en Inde (voir Wendy Doniger, Karen Pechelis…). La bhakti a fait son entrée dans le bouddhisme par le biais des tantras. Le bouddhisme ne connut pas de Divinité, ni guru, ni dévotion ardente à l’égard de la Divinité (Iṣṭa-devatā) ou du guru avant l’introduction des tantras. Le rôle du « maître » se limitait à celui d’un « ami de vertu » (kalyanamitra). Et même au Tibet jusqu’au XIIème siècle environ, c’est le terme d’ami de vertu (tib. dge ba’i gshes gnyen) qui domine, avant que ce soit le tour du mot lama. Avec les tantras, le rôle de l’instructeur se transforme en celui du guru. On voit apparaître les premières pratiques de guru-yoga (tib. bla ma’i rnal ‘byor) au XIII-XIVème siècle dans la lignée Kadampa, initialement comme un exercice spirituel (tib. blo sbyong[2]

Dans un guru-yoga composé par Sheunou Gyelcho (gzhon nu gryal mchog), on trouve une citation attribuée au Gaṇḍavyūhasūtra (tib. sdong po bkod pa), mais qui ne s’y trouve pas :
« Sans passeur
Cette barque n’atteindra pas l’autre rive.
Même si l’on possède toutes les qualités,
Sans guru, le devenir n’aura pas de fin.
»[3]
Dans cet exercice, on imagine que le guru est réellement le Bouddha, entouré de tous les bouddhas, bodhisattvas et des lamas de la lignée, tous indifférenciés du guru.
« On imagine alors que le directeur fait le geste de l’équanimité (mnyam bzhag gi phyag rgya) et que notre orifice de Brahma (tshangs phug) au sommet de la tête s’ouvre. Le corps de lumière du directeur spirituel y descend à la façon d’une étoile filante et pénètre le cœur. On pense que le directeur spirituel est le Bouddha même et l’on cultive la confiance (dad) et le respect (gus) un instant (tshad gcig). Quand on est profondément détendu (khong glod la), on imagine que le corps, la parole et la pensée éveillés du directeur spirituel se fondent dans notre corps, parole et pensée et que notre corps, parole et pensée deviennent lumineux comme le ciel. On reste ainsi quelque temps. »
On imagine ainsi que l’on acquiert les qualités qui sont celles du guru et de tous les bouddhas et bodhisattvas. C’est ce qui s’appelle obtenir la grâce du guru et de la lignée. Ce type d’exercice allait prendre de plus en plus d’importance et avec lui la qualité de la dévotion (tib. mos gus). Il ne s’agissait plus, comme à l’époque de Gampopa, de pratiquer la méditation et de se faire guider par un « ami de bien » en cette pratique, mais de développer de la dévotion à travers le guru-yoga et d’autres pratiques associées, afin de recevoir la grâce du guru. La grâce reçue étant proportionnelle à la dévotion investie. La dévotion peut ainsi être une sorte de raccourci de la voie spirituelle.

La « dévotion » (tib. mos gus), initialement « confiance et respect », peut devenir une dévotion ardente (mos gus drag po), un amour inconditionnel, et peut en occident faire résonance avec, par exemple, un Saint Paul :
« Quand je parlerais les langues des hommes et des anges, si je n'ai pas la charité, je suis un airain qui résonne, ou une cymbale qui retentit. Et quand j'aurais le don de prophétie, la science de tous les mystères et toute la connaissance, quand j'aurais même toute la foi jusqu'à transporter des montagnes, si je n'ai pas la charité, je ne suis rien.… » (1 Corinthiens 13:1).
Le bouddhisme guruvādin peut ainsi devenir une voie de la foi et de la dévotion pure, où ces qualités seules suffisent. Et en effet, on peut voir en occident un type de dévotion « bouddhiste » que l’on ne voit pas en Asie (voir Les dévots du bouddhisme de Marion Dapsance), et qui donne lieu à des abus.
« Une grande partie du temps libre de Sogyal Rinpoché est selon elle consacrée aux relations sexuelles avec l’une ou plusieurs de ses dakinis, ce qui constitue le motif de plaintes et de controverses le plus important. Mimi affirme que les relations sexuelles lui furent imposées dans le flux continu des différentes tâches à accomplir dans le chalet de Sogyal Rinpoché et présentées par lui comme un « test ». Si elle se soumettait, elle prouvait à la fois sa dévotion absolue dans le maître (qui lui aurait demandé de visualiser Padmasambhava et de réciter son mantra pendant l’acte, à la manière d’une pratique tantrique) et sa capacité à « voir au-delà des apparences ».
A Strasbourg (2016) le Dalaï-Lama avait confié à Ursula Gauthier :
« La prière, les rituels, la ferveur vis-à-vis d’un maître spirituel, c’est bien, mais ce n’est pas cela qui va apporter le changement intime dont parle le bouddhisme, ni aider à changer le monde. La foi aveugle, y compris envers les textes les plus sacrés du bouddhisme, c’est de la stupidité. » et « Un milliard de prosternations ne valent pas une seule journée d’étude sérieuse. » « Think, think, think ! »[4]
Temps de renverser la vapeur ?

MàJ 21102016

«There is a tremendous potential for abuse in this idea of trying to see all the behaviours of the guru as pure, of seeing everything the guru does as enlightened. I have stated that this is like a poison
Dalaï Lama, In “Healing Anger – The power of patience from a Buddhist perspective,” pub. Snow Lion, USA 1997, pp 83-85
***


[1] [1] pr. (bhajati) pft. (babhāja) pp. (bhakta) pfp. (bhajya) pf. (vi) diviser, partager, distribuer; allouer <acc.> à <dat. g.> | pratiquer; not. adorer, prier — pr. md. (bhajate) recevoir en partage, obtenir, recouvrer, posséder | servir, révérer, adorer, aimer | se rendre dans, sur; suivre (un chemin) — ca. (bhājayati) ca. md. (bhājayate) diviser, distribuer; faire profiter <acc.> de <acc. g.> — dés. md. (bhikṣate) cf. bhikṣ.


[2] Mind Training, Thupten Jinpa, Tibetan Classics, p. 601. Cette collection contient un guru-yoga, qui s’est inspiré de celui de l’œuvre de gzhon nu rgyal mchog.
« Voici la lignée de transmission de cet enseignement.

Bouddha bhagavat, Maitreya(natha), Asaṅga, Vasubandhu, Kusali l’ancien, Kusali le jeune, gser gling pa de Suvarna-dvipa (maître d’Atiśa), Atiśa, Geshe ston pa, Po to ba, Sha ra ba, ‘chad ka ba, spyil bu ba, slob dpon lha, lha gdeng pa, dpon, dharmasidha, rgya ston, byang chub rgyal mtshan, mkhan po gzhon nu byang cub, rin chen ‘byung gnas dpal bzang po, buddharatna, kirtishilala, Jayabhadra, puṇyaratna (bsod nams rin chen de Nup Chöling) [qui le transmit à gzhon nu gryal mchog]. »


[3] skya ba ‘dzin pa med pa yi//
gru ‘di ph arol phyin mi nus//
yon thams cad rab rdzogs kyang//
bla ma med pas srid mthar min//


[4] Dalaï-lama : « Le monde irait peut-être mieux sans religion » par URSULA-GAUTHIER le 24 septembre 2016 • 18 h 36 min http://www.ursulagauthier.fr/dalai-lama-le-monde-irait-peut-etre-mieux-sans-religion/

samedi 8 octobre 2016

L'arrêt


Conversion d'Angulimāla, Gandhara
Étant petit, je me souviens de régulièrement faire des cauchemars, où un « méchant » me poursuivait. J’avais beau me cacher dans les meilleures cachettes, il venait toujours droit vers moi. Comme s’il savait exactement où j’étais. Et ce « méchant » le savait en effet, car il était celui même qui était en train de rêver. Le seul échappatoire était de se réveiller.

Dans un des discours du Bouddha en pāli il est raconté la conversion du bandit de grand chemin Angulimāla.[1]

« 4. Le bandit Angulimāla vit le Bouddha arriver de loin. Quand il le vit, il se dit : « C’est extraordinaire, c’est incroyable ! Des hommes ont parcouru cette route par groupes de dix, de vingt, de trente et même de quarante mais ils sont, à chaque fois, tombés entre mes mains. Et voilà que ce moine vient seul, sans escorte, comme s’il était guidé par le destin. Pourquoi ne prendrais-je pas la vie de ce moine ? » Angulimāla saisit alors son épée et son bouclier, fixa son arc et son carquois à sa ceinture, puis se mit à suivre le Bouddha de près.

5. A ce moment-là, le Bouddha utilisa ses pouvoirs surnaturels pour faire en sorte que le bandit Angulimāla, bien que marchant aussi vite qu’il le pouvait, ne puisse le rattraper alors que lui-même marchait à une allure normale.

Le bandit Angulimāla se dit alors : « C’est extraordinaire, c’est incroyable ! Autrefois je pouvais même rattraper un éléphant rapide et m’en saisir ; je pouvais même rattraper un cheval rapide et m’en saisir ; je pouvais même rattraper un chariot et m’en saisir ; je pouvais même rattraper un daim rapide et m’en saisir ; mais à cet instant, alors que je marche aussi vite que je le peux, je n’arrive pas à rattraper ce moine qui marche à une allure normale ! » Il s’arrêta et cria au Bouddha : « Arrête-toi, moine ! Arrête-toi, moine ! »

« Je me suis arrêté, Angulimāla. A présent, c’est à toi de t’arrêter aussi. »

On peut lire cette histoire en effet comme Angulimāla essayant de rattraper le Bouddha qui par ses pouvoirs surnaturels arriva à le garder à distance. On peut aussi l’aborder par une lecture plus intérieure, par exemple où le Bouddha est le potentiel d’éveil toujours présent et où « le mental » tente de le rattraper par tous les moyens possibles, sans y arriver. C’est justement « l’arrêt du mental »[2] qui ouvre à l’éveil. On perdrait néanmoins et le Bouddha, et Angulimāla et les pouvoirs surnaturels du Bouddha par cette interprétation, est-ce grave ?

Dans l’histoire tous les moyens que déploie Angulimāla sont contrés et neutralisés par les pouvoirs surnaturels (P. iddhipāda sct. ṛddhipāda) du Bouddha. Tout comme dans mes cauchemars toutes mes ruses furent contrées par les pouvoirs surnaturels du « méchant ». Je comprends maintenant la nature des ruses et des pouvoirs surnaturels de mes rêves. Celles des ruses d’Angulimāla et des pouvoirs surnaturels du Bouddha seraient-ils différents ?

Et toutes les méthodes bouddhistes pour trouver l’éveil, qu’en est-il ? Est-ce pour cela qu’on les appellerait « expédients » ?

***

[1] Angulimala Sutta (MN 86). Traduction française de Jeanne Schut

[2] Je mets ces termes entre guillemets, car ils ne fournissent pas de véritable explication. Il ne faut pas s’y arrêter et ils sont à creuser davantage. Une fois la flèche extirpée rien n’empêche de se livrer à son analyse. Cūla-Mālunkya-sutta (Majjhima Nikāya, I, 426-432).