jeudi 17 novembre 2016

Derrière les coulisses du Guide du Naturel


Babel fish

Au XI-XIIème siècle, le moine tibétain Dro Shérab Drak (’Bro Shes rab Grags) rentre au Tibet avec probablement dans ses bagages deux traductions tibétaines sur le Naturel. Le Sahajasiddi (SS) attribué à Indrabhūti, qu’il aurait traduit auparavant[1] avec le pandit cachemirien Somanātha au Tibet. Et le commentaire de ce texte (Sahajasiddhi-padhhati SSP) composé par Lakṣmīṅkārā, qu’il avait traduit au Népal avec un maître indien au Mānavihāra, « après avoir bien écouté ses explications ». Au Népal, Shérab Drak, s’appelait Prajñākīrti (son nom tibétain traduit en sanskrit). Et c’est de ce nom sanskrit qu’il signait sa traduction faite au Népal. Nous n’avons pas d’autres précisions sur l’identité de ce maître indien.

Mais il existe un autre colophon donnant des informations intéressantes sur la présence d’Advayavajra au Népal et la rencontre entre Shérab Drak avec Advayavajra. Avec le prince indien parmi les paṇḍits Śrī Abhayadeva (tib. rgyal po’i sras dpal ’jigs med lha) Shérab Drak travailla sur le commentaire Hevajra-piṇḍārtha-ṭīkā qu’il termina tout seul. Le colophon de ce texte nous intéresse plus particulièrement.
« Traduit par le traducteur tibétain, le moine de ’Bro, Shes rab Grags, après en avoir fait la demande à plusieurs reprises au maître indien, le grand guru Maitrīpāda, et après l’avoir bien écouté. Ce commentaire détaillé de la version condensé du Hevajratantra composé par le bodhisattva Vajragarbha, fut difficile à trouver et n’avait pas encore été traduit au-delà du chapitre Tattva. C’est à cet effet que le moine traducteur de ’Bro l’avait acquis à Lalitapaṭṭana (Lalitpur, Patan) au Nepal de paṇḍita Maitrīpāda. Ayant ramené le manuscrit avec lui au Tibet, il l’avait traduit après que le moine et yogi Dbang phyug Grags pa lui en avait fait la demande. »[2]
Le cercle d’Advayavajra/Maitṛipada avait joue un rôle important dans la production de textes qui seront inclus dans les canons tibétains. Vajrapāṇi à lui seul avait collaboré avec divers traducteurs tibétains au Népal sur 39 textes, parmi lesquels le traducteur attitré d’Atiśa, tshul khrims rgyal ba. Il est également l’auteur de quelques textes comme son propre Commentaire du Sūtra du Cœur (toh : 3820), résolument dans la perspective du système de Maitrīpada (ca. 1007-1085). On remarque l’expression « traduit après avoir bien écouté [le maître indien] » (tib. legs par mnyan te bsgyur ba’o), que l’on trouve à la fois dans le colophon du commentaire Hevajra-piṇḍārtha-ṭīkā, et où le maître fut Maitṛipada, que dans le colophon du Guide du Naturel (Sahajasiddhi-padhhati SSP), où le maître fut « le maître indien au Mānavihāra[3] », sans précision du nom du maître.

Les sessions de traduction étaient très souvent publiques. Un maître expliquait un texte, les disciples étrangers écoutaient, interrogeaient le maître ou son entourage et firent leurs traductions. Pas forcément sur place et en présence du maître. Les traducteurs célèbres (Kumārajīva, Hsüan-tsang[4], Amoghavajra, Rinchen Zangpo …) travaillaient avec leurs équipes.
« La prédication du bouddhisme est un vaste processus de traduction de textes qui étaient censés véhiculer la parole du Buddha et de ses premiers disciples. Pendant longtemps, ces textes ont été transmis oralement, et quand il fut décidé de les coucher par écrit, les manuscrits n’ont pas interrompu cette chaîne première de transmission. Le rituel bouddhique prescrit la récitation d’une quantité substantielle de textes. L’enseignement se faisait de manière orale, de maître à disciples, et les textes étaient souvent dictés avant d’être révisés. La traduction, quand elle était nécessaire, se réalisait sous la forme de conférences publiques. » (Georges-jean Pinault, Les Tokhariens, passeurs et interprètes du bouddhisme, dans Asie Centrale, transferts culturels le long de la Route de la soie)
Dans notre cas, Shérab Drak avait « bien écouté les explications » de la Démonstration du Naturel (SS) (d’Indrabhūti) auprès du « maître indien » du monastère Mānavihāra, avant d’amener « le texte » (SS et SSP ?) avec lui, et de traduire le commentaire (SSP) seul au Tibet, comme il l’avait fait pour le Hevajra-piṇḍārtha-ṭīkā ? Ou bien avait-il fait la traduction au Népal (vers 1070), comme le suggère Kragh, puisque Shérab Drak avait signé la traduction de son nom sanskrit.

Voilà comment le colophon du commentaire du Sūtra du Cœur par Vajrapāṇi raconte comment cela se passa au Népal :
« Lorsque des ami spirituels tibétains étaient venus demander des instructions au vénéré guide Vajrapāṇi au Népal, dans la ville de Lalitapura (tib. ye rang gi grong khyer), le jour où le Guide commença son instruction, au matin, les amis spirituels tibétains récitèrent un sūtra. Le guide demanda alors au traducteur ce qu'ils récitaient. Le traducteur répondit que c'était le Sūtra du cœur. "Alors, si le cœur de la perfection de la sagesse est connu au Tibet, la prédiction du Bouddha est vraie. »
« Connaissent-ils les instructions du sens du Cœur (sct. hṛdayārtha tib. snying po'i don) ? » Le traducteur répondit que non. « Alors, je vais vous donner ces instructions ». Il donna les instructions du sens du Cœur qui furent mis par écrit et pratiquées avec énergie.
»[5]
Vajrapāṇi donne en effet un commentaire du Sūtra du Cœur, mais il s’agit essentiellement d’une exposition de la doctrine de son maître Advayavajra. On remarque d’ailleurs, que les commentaires de texte du cercle d’Advayavajra, se font toujours en incluant le texte racine qui est commenté, ce qui est aussi cas pour le Guide du Naturel. On imagine bien le maître récitant ou lisant le texte-racine, vers par vers, en le commentant. Ce procédé se retrouve dans la forme de nombreux commentaires tibétains. Le Guide du Naturel (SSP) était peut-être un texte en sanskrit, traduit en tibétain par la suite, mais c’est plus probablement les explications orales du « maître au Mānavihāra », dont Shérab Drak avait pris des notes, et dont il avait rédigé/traduit ensuite le commentaire tibétain, comme ce fut le cas pour le commentaire du Sūtra du Cœur de Vajrapāṇi. Si c’est le cas, pourquoi attribuer le commentaire à Lakṣmīṅkārā ? Probablement, comme pour toutes les attributions de ce type, pour donner plus d’autorité au texte. Quoi qu’il en soit, il n’existe pas/plus de version sanskrite du SS et du SSP.

***

[1] Selon Ulrich T. Kragh, Somanātha se serait rendu au Tibet autour de l’an 1055. Somanātha y serait resté environ six ans (app. 1061), avant de retourner pendant six ans en Inde (app. jusqu’à 1067) pour y chercher d’autres enseignements. Plus tard, il résidait de nouveau au Tibet pendant une période d’environ six ans (app. jusqu’à 1073). De cette deuxième période, aucune collaboration avec un traducteur tibétain n’est connue. Kragh pense que Somanātha maîtrisait suffisamment bien le tibétain pour s’exprimer directement dans cette langue, comme il s’avère des colophons de textes sur le Kalacakra Tantra traduits en tibétain. 

[2] DG1180 rgya gar gyi mkhan po bla ma chen po mai tri zhabs la/ bod kyi lotsA ba ’bro dge slong shes rab grags pas mang du gsol ba btab nas/ legs par mnyan te bsgyur ba’o// //kye’i rdo rje’i bsdus pa’i rgyud kyi rgya cher bshad pa/ byang chub sems dpa’ rdo rje snying pos mdzad pa/ rnyed par dka’ ba ’di sngon de kho na nyid kyi le’u yan chad kyi ’grel pa las ma bsgyur ba las/ da kyi bal po’i yul gyi grong khyer chen po rol pa zhes bya ba nas/ ’bro dge slong lotsA bas/ paNDi ta mai tri zhabs las rnyed de/ bod yul du dpe spyan drangs nas/ dge slong rnal ’byor pa spyod pa dbang phyug grags pas gsol ba btab ste bsgyur ba’o// //.

[3] rGya gar gyi mkhan po chen po ma na bi ha ra la. « The Gopālarājavaṃśāvalī, the earliest of the local chronicles, compiled during the reign of Jayasthitimalla (1382–1395), claims that the Caitya at Guṃvihāra and a monastery, the Mānavihāra, were established by Mānadeva. » Alexis Sanderson, The Śaiva Age, dans Genesis and Development of Tantrism, édité par Shingo Einoo, p. 74. Mānadeva (464–505) fur le premier roi historique Licchavi.

[4] Hsüan-tsang étudia les textes du Yogācāra auprès de Śīlabhadra au monastère de Nalanda. Il ramena les textes en Chine avec lui, et obtint le support matériel pour procéder à la traduction des textes Yogācāra avec une équipe de traducteurs en Chine.

[5] « Reçu du précepteur (sct. upādhyāya) indien lui-même et édité par le moine Seng ge rgyal mtshan . » Ce dernier était un disciple de Ngog blo ldan shes rab (1059-1109).


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