mercredi 28 septembre 2016

L'engagement


Le Pacha, François Boucher
« Oui, l'homme est l'animal social par excellence : il l'est davantage que l'abeille, que tous les autres animaux qui vivent réunis. La nature ne fait rien en vain. Seul entre les animaux, l'homme a l'usage de la parole ; d'autres ont, comme lui, le développement de la voix pour manifester la douleur et le plaisir. La nature, en leur donnant des sensations agréables ou pénibles, les a pourvus d'un organe propre à les communiquer aux individus de leur espèce ; .elle a borné là leur langage; mais elle a doué l'homme de la parole pour exprimer le bien et le mal moral, et par conséquent le juste et l'injuste; elle a fait à lui seul ce beau présent, parce qu'il a exclusivement le sentiment du bon et du mauvais, du juste et de l'injuste, et de toutes les affections qui en dépendent. C'est la communication de ces sentiments moraux qui constitue la famille et l'État. » POLITIQUE D'ARISTOTE, CHAPITRE II. De l'État.
Ce qui permet à l’homme de fonctionner socialement, ce sont la biologie, le langage, les concepts, les émotions partagés… Même si nous pensons être une citadelle, cette citadelle même est faite de ce que nous partageons, des millions de tentacules. Nous existons par la grâce d’autres, nous sommes faites d’autres. Des animaux sociaux constituant des corps sociaux. Et tout comme les individus, les corps sociaux peuvent imaginer qu’ils sont des citadelles. Mais les corps sociaux aussi ont des milliards de tentacules, existons par la grâce d’autres corps sociaux et sont faits d’eux.

Śantideva va plus loin et imagine le plus grand corps social possible, comprenant toutes les espèces, qui de de toute façon font déjà partie du génome des êtres sociaux, et c’est ce grand corps social maximal qu’il considère le Soi.
« 112. Pourquoi ne pas considérer
Les corps des autres comme « moi » ?
Transférer [l’idée] de « mon corps »
A celui des autres n’est guère plus difficile
« 114. Tout comme les mains etc.
Sont considérées comme des parties du corps
Pourquoi ne pas considérer ceux qui ont un corps (dehinaḥ)
Comme des parties de l’univers (jagat
) ? 
115. Tout comme ce corps sans essence individuelle (nirātmaka)
A pu produire l’idée de « moi », à force d’habitude
Pourquoi ne pas produire l’idée de « moi »
[En l’appliquant] à tous les autres êtres ?
 
116. En se souciant des autres de cette façon
Cela ne sera pas un geste produisant de la fierté ou de l’émerveillement
Ce serait [tout simplement] comme l’acte de manger
Dont on n’attend aucun retour [non plus]
117. Par conséquent, tout comme [auparavant] je me protégeais
Contre la moindre atteinte à ma réputation
Je me vouerai [désormais] à la protection des autres
Et à développer un esprit altruiste
. »
C’est très simple. Pas besoin d’apprendre les définitions des divers termes techniques bouddhistes, de déterminer ce que le Bouddha a dit, aurait pu dire et n’a jamais dit… On laisse les golems linguistiques du non-soi, de la vacuité, des expédients, de la « folle sagesse », les expériences certifiables et certifiées ou non etc. se débrouiller entre eux et l’on s’engage dans « la protection » du grand corps social dans son ensemble. C’est par cet objectif que l’on pourrait juger si une action est « habile » ou non. Par exemple, la gratification (sexuelle ou autre) d'un Maître est-elle dans l’intérêt des êtres, s’agit-il là d’un acte habile (upāya) ? Śantideva nous aide à mettre les choses en perspective.

Voilà pour l’engagement (upāya). Si en plus celui-ci pourrait être sage



samedi 24 septembre 2016

Les dévots du bouddhisme


Dévot bouddhiste du Gandhara, Victoria and Albert, Londres

Les dévots du bouddhisme, Marion Dapsance, éditions Max Milo

L’anthropologue Marion Dapsance vient de publier un livre-enquête sur le milieu bouddhiste tibétain en France. L’objectif principal de ce livre est de démontrer, que contrairement à la représentation médiatique du bouddhisme (tibétain), qui serait rationnel, compatible avec les sciences, égalitariste, etc., bref une spiritualité moderne, en réalité il se comporte comme une véritable religion. Son attrait particulier en occident serait dû à un malentendu[1]. Il y a un décalage entre le discours et la pratique. Pour en prendre la mesure, Marion Dapsance s’est rendue sur le terrain (dans ce cas le mouvement Rigpa de Sogyal Rinpoché) en tant qu’observatrice. Ses observations et analyses sont pertinentes. Son analyse sur l'influence de la théosophie (avec par ailleurs son surexploitation de la réincarnation) m'a l'air juste.

Selon l’auteure, la représentation d’une spiritualité moderne, remonterait au philologue Eugène Burnouf (1801-1852), spécialiste de langues anciennes et orientales, et « s’est rapidement muée en une véritable légende urbaine ». Cette représentation privilégie « une vision livresque des traditions asiatiques » aux dépens de la réalité : « des pratiques rituelles et dévotionnelles des bouddhistes d’Asie. » Selon Dapsance « s’intéresser qu’à certains textes en laissant de côté tout ce qui fait la vie quotidienne des bouddhistes d’Asie constitue, en termes de compréhension du phénomène, un biais méthodologique lourd de conséquences. C’est aussi une forme de mépris envers les populations concernées. » Je reviendrai sur cette phrase.

Le « vrai bouddhisme » selon l’occident serait une spiritualité rationnelle, qui ferait justement l’économie des « pratiques rituelles et dévotionnelles », et qui serait parfaitement compatible avec la sécularisation, la déchristianisation de la société, et « la science comme critère absolu de vérité ». Les principaux porte-paroles français du “bouddhisme en Occident” seraient « le sociologue et journaliste spécialiste des religions Frédéric Lenoir, l’ancien biologiste et porte-parole français du Dalaï Lama Matthieu Ricard, le politologue Bruno Etienne et le sociologue des religions Raphaël Liogier ».[2] Ce bouddhisme-ci, qui se distingue des autres religions par sa parfaite compatibilité avec la société occidentale moderne, n’est pas celui que l’on rencontre en Asie, ni même dans les centres bouddhistes en occident. L’enquête de Marion Dapsance raconte son propre parcours dans quelques milieux bouddhistes et rapporte les expériences de quelques bouddhistes et ex-bouddhistes occidentaux de ces mêmes milieux. Le livre s’appuie également sur des thèses d’oeuvres anglophones, où le terme orientalisme figure souvent, et notamment sur le travail de Donald S. Lopez, auteur de Fascination tibétaine du bouddhisme de l'Occident.

C’est vrai que le bouddhisme « universel » occidento-compatible du XIVème Dalaï-Lama est un projet, voire un voeu pieux, il n’est une réalité, ni au Tibet, ni même en occident. Il ne le sera peut-être jamais. Au même titre que des déclarations d’intention du type « toutes les religions prêchent la paix et l’amour entre tous les hommes ». Ce projet n’est cependant pas une trahison du « vrai bouddhisme », qui serait au fond une simple religion comme toutes les autres. L’histoire du bouddhisme fut mouvementée avec de nombreux va-et-vient entre la foi et la raison pour faire court. Burnouf ne fut vraiment pas le premier à vouloir (re)présenter un bouddhisme plus philosophique, rationnel, universel et se méfiant des pratiques rituelles et dévotionnelles. Les Asiatiques eux-mêmes n’avaient pas attendu l’occident pour ce faire. Le bouddhisme est quelquefois présenté comme une réforme du brahmanisme, le Bouddha mettant en cause la Révélation comme connaissance valide (sct. pramaṇa), le tout-rituel, les formules magiques, le système des castes, … Nāgārjuna et le madhyamaka, enchérirent. Les maîtres du Naturel (sahajika), plutôt portés sur le mystique, enseignèrent le non-agir, la non-méditation. Saraha demanda « À quoi bon les lampes à beurre, le culte des dieux ? » en émettant des critiques sévères envers toutes les méthodes, y compris bouddhistes etc. etc. Voir de multiples autres exemples du bouddhisme comme une spiritualité plus épurée sur mon blog.

Ce serait une forme de mépris envers les scythes, les gandhariens, les indiens, les tibétains etc. de les juger incapables d’être aussi rationnels que Burnouf et d’enfermer les populations concernées uniquement dans les pratiques rituelles et la dévotion. Certes, les choses ont bien changé depuis le XIIème siècle tibétain pour de nombreuses raisons différentes. Et le bouddhisme tibétain est en effet devenu une véritable religion. Les malentendus entre maîtres tibétains et disciples occidentaux dans les années 70-80 n’ont pas aidé. Et il est advenu ce qui ne pouvait qu’advenir. Ce n’est pas comme si le bouddhisme que l’on trouve actuellement dans les centres bouddhistes en France ou ailleurs avait toujours été le même, c’est-à-dire très rituel et dévotionnel, et que Burnouf (suivi des porte-paroles du « vrai bouddhisme ») était le premier à vouloir faire du bouddhisme une religion rationnelle. On trouve cet intérêt rationnel tout le long de l’histoire du bouddhisme, et il en fait partie intégrante. Cela est d’ailleurs vrai aussi pour les pratiques rituelles, et plus tard, la dévotion (bhakti). La représentation rationnelle n’est pas l’invention de Burnouf ou d’un autre occidental.

Autre problème dans l'analyse de Marion Dapsance est que le concept d’expédient (sct. upāya) est uniquement traité dans son aspect caricatural de « folle sagesse » ou de « moyen habile ». C’est passer complètement à côté d’une des plus grandes subtilités du bouddhisme. Oui, quelquefois le concept d’upāya est tellement subtil qu’il échappe même à des bouddhistes de longue date, cela dit sans aucune forme de mépris.

Puisque dans le bouddhisme, toutes les choses sont sans identité propre (P. anātman), c’est-à-dire sans cœur, noyau ou essence, qui soit l’un des extrêmes bon-mauvais, vrai- faux, être-non-être etc. « Toute chose n’est pas plus qu’elle n’est pas, ou elle est et n’est pas, ou elle n’est ni n’est pas. » (Pyrrhon, disciple du Sage des Scythes (Sakamūni)). Les méthodes bouddhistes ne peuvent donc s’appuyer sur rien de déterminé (sct. anta tib. mtha’) et doivent utiliser des « positions adoptées conditionnellement » (sct. vyavasthā P. vavatthāna) et des expédients (sct. upāya). Aussi, certaines méthodes bouddhistes ont été appelée quelquefois des non-méthodes. Toute méthode bouddhiste est un expédient (sct. upāya). Il est important de garder cela à l’esprit.

Au moyen-âge indien, le bouddhisme était en concurrence avec d’autres « religions » (voir Indian Esoteric Buddhism de Ron Davidson. Les religions étaient en concurrence pour obtenir les faveurs de la cour (constructions de temples etc.). Les rois s’intéressaient surtout à des mandarins capables de prévoir les événements, les jours fastes et néfastes, de les aider à étendre leurs pouvoirs et leurs richesses, de leur garantir une descendance, de faire tomber la pluie en période de sécheresse, de guérir les maladies causées par les démons, les planètes etc. Toutes ces choses s’obtenaient en s’adressant aux dieux et leurs agents, par le biais de rituels. Celui qui allait murmurer dans l’oreille du roi, devait pouvoir lui offrir tout cela. C’était vrai aussi pour les bouddhistes.

Ne soyons pas trop orientalistes ou angélistes, les bouddhistes étaient des produits de leur temps et « croyaient » comme tous leurs contemporains en l’efficacité des « sciences religieuses » (tib. rig gnas sct. vidyā-sthāna) comme nous croyons en celle des sciences contemporaines. Le monde était peut-être une illusion (māyā), mais afin d’agir dans le monde il fallait passer par les « sciences » qui furent celles de l’époque. Comme le bouddhisme, ses doctrines et ses méthodes, ne sont pas une Révélation, quand les sciences évoluent, il peut évoluer avec elles, en « abandonnant » les « sciences » anciennes. Il appliquera la même ironie aux méthodes suivant les nouvelles sciences. En quelque sorte, le bouddhisme ne se situe pas dans ses doctrines et les méthodes. S’il faut le situer à tout prix, ce serait plutôt dans l’attitude ironique envers celles-ci et envers toute chose. Cela explique partiellement son pouvoir d’adaptation. Juger le bouddhisme sur ses théories et ses pratiques serait passer à côté de lui, et en même temps nous ne pouvons que le juger sur ce que les bouddhistes en font...

Au moyen-âge, pour faire concurrence aux méthodes populaires des autres religions, le bouddhisme n’a pas hésité à les émuler, tout en les adaptant à ses propres doctrines[3]. On trouve la même ironie par rapport à son propre objectif. Le bouddhisme ne cherche même pas à obtenir l’éveil, puisque celui-ci ne « s’obtient » pas (Sūtra du Cœur). La nature de l’éveil est particulière, tout comme celle des méthodes pour « l’obtenir ».

Si donc, pour diverses raisons, le bouddhisme (tibétain) se comporte de plus en plus comme une véritable religion, ce qui fait qu’il pourrait toujours être du « bouddhisme » (le « vrai bouddhisme ») c’est la notion de non-essence (P. anatta), dont découle l’approche des expédients (sct. upāya) et des « positions adoptées conditionnellement » (sct. vyavasthā P. vavatthāna). Sans cela, le « bouddhisme » perd son « âme » et devient comme les autres religions : essentiellement dogmatique.

Si, comme les anthropologues, on laisse de côté cette idée « bouddhiste » cruciale, et que l’on étudie les comportements, les discours, les doctrines, les rituels des bouddhistes, il est certain que rien ne distingue le bouddhisme tibétain des autres religions, surtout à l’époque actuelle. Et sans ironie (sct. upāya) par rapport à eux-mêmes et leur bouddhisme, même les bouddhistes ne seraient pas des « vrais bouddhistes ». Si par « vrai bouddhisme » on se base sur ce que le bouddhisme lui-même présente comme ses critères fondamentaux : les trois caractéristiques[4] ou les quatre sceaux de la doctrine[5]. Alternativement, on pourrait se baser sur le Sūtra des quatre refuges (sct. catuḥpratisaraṇasūtra), pour trouver quatre autres critères.[6] Quand le bouddhisme lui-même parle de critères de « vrai bouddhisme » dans des textes pré-Burnouf, il ne parle pas de pratiques rituelles ou dévotionnelles, qui seraient son essence que les occidentaux voudraient couvrir. Le premier des quatre refuges est d’ailleurs très explicite « La Loi est le refuge et non l'homme ».

Si un maître joue son rôle sans ironie sur ce rôle, sur lui-même, ses disciples et va même jusqu’à réifier et à dérouler une « folle sagesse » (mot et concept qui n’existe pas en tibétain), en « détruisant les égos », en « brisant les concepts », en mettant « la vie du disciple sens dessus dessous », tout en étant à la fois « notre compagnon principal, notre famille, notre mari, notre femme et notre enfant chéri » (type d'expression utilisée par Chogyam Trungpa, Sogyal Rinpoché, Dzongsar Khyentsé Rinpoché...) en passant par toutes sortes d’harcèlement, il est capable d’ouvrir les portes de l’enfer ici et maintenant. C’est ce que montre très bien le livre de Marion Dapsance. Les comptes-rendus d'anciennes « assistantes » dans son livre montrent la réalité sordide de la « folle sagesse » en action..

Mes quelques critiques jusqu’à maintenant (je n’ai pas fini de lire le livre) concernent une certaine cécité partielle (que Dapsance partage avec des grands bonnets universitaires étatsuniens) par rapport à l’attitude critique et ironique du bouddhisme depuis ses débuts, qui voudrait que le bouddhisme ait toujours été rituel et dévotionnel, et que c’est l’occident qui, depuis peu, lui projette une image moins religieuse, comme un énième colonialisme, spirituel cette fois-ci. C’est passer à côté de l’histoire du bouddhisme souvent recouverte par les fausses autobiographies, hagiographies diverses et autres légendes de mahāsiddha. Et aussi la non mention de l’attitude ironique du bouddhisme, même vis-à-vis de ses propres doctrines et méthodes, qui est au cœur de ce qu’il veut être. Si on ne voit pas cela, on passe à côté d'une particularité importante du bouddhisme. J’ai évidemment mes propres biais et il est très possible que ce bouddhisme n’existe nulle part, n'ait jamais existé et n'existera jamais. D'ailleurs, comment n’importe quelle méthode pourrait-elle garantir aboutir à l’ironie ?

***

[1] Voir aussi l’article de l’Express ‘Dérives sexuelles, humiliations et business, la face cachée du bouddhisme’ d’Anna Benjamin du 14/09/2016
« Qu'est-ce que le bouddhisme pour Occidentaux?
C'est un bouddhisme qui dit privilégier la méditation et serait une sorte de psychothérapie, de pratique tournée vers le bien-être. Il est très différent du bouddhisme enseigné en Asie qui ne consiste pas à améliorer son état ou sa dépression. Traditionnellement, les Tibétains laïcs ne font pas de méditation, ils récitent des prières, font des dons aux monastères, tentent de purifier leur karma en usant de reliques. En réalité, beaucoup d'Européens en rupture avec le christianisme se sont imaginé cette religion comme une spiritualité idéale, en prenant le christianisme comme contre-modèle: on dit refuser les êtres surnaturels, les dogmes, le clergé, les prières, mais on y adhère sans problème dès lors qu'ils se rattachent au bouddhisme. Les Asiatiques, eux, ne considèrent pas que le bouddhisme soit sans dieux, sans rituels, sans clergé, sans foi
. »

[2]La rencontre du bouddhisme et de l’Occident” dans la sphère médiatico-académique française: Une sotériologie théosophique Marion DAPSANCE Columbia University, New York. 2015 ⎸ANUAC. VOL. 4, N° 1, GIUGNO 2015: 124-144


[3] « Āryadeva ou Indrabhūti, à qui sont attribuées les versions tibétaines du Cittaviśuddhiprakaraṇa, est très conscient du caractère provisoire des moyens que l’on choisit pour donner corps à la pensée éveillée. Il rappelle que peu importe la méthode, ce qui importe c’est qu’elle procède d’une pensée pure et qu’on s’y applique avec un mental unifié.[8] A cette condition, on peut utiliser tous les moyens du monde, on est capable d’ingérer et de supporter tous les poisons. Qui peuvent même devenir du nectar. Ce qui rend possible cette transformation est la pensée éveillé, pas la méthode en elle-même. La pensée éveillé n’est pas une pensée magique. Au moyen âge indien et tibétain, période très théocentrée, les dieux étaient omniprésents dans les méthodes du monde. On s’adressait à eux pour accomplir les divers objectifs d’une existence humaine. Pas de problème, dit Āryadeva ou Indrabhūti. S’il faut passer par là, allons-y, mais toujours en procédant à partir de la pensée éveillée. » Une proposition modeste

[4] « Toutes les choses (sct. dharma) sont impermanentes (P. anitya), 2. Toutes les choses sont insatisfaisantes (P. duḥka) et toutes les choses sont sans identité propre (sct. anātman). »

[5] « Tous les composés sont impermanents (P. sabbe saṅkhara annicā)
Tous les composés sont souffrance (P. sabbe saṅkhara dukkhā)
Tous les phénomènes (dharma) sont sans soi (P. sabbe dhammā anatta)
La destruction (de tous les liens), c’est le nirvāṇa (S. śantaṁ nirvāṇaṁ). »

[6] « 1. La Loi est le refuge et non l'homme
2. l'esprit de la lettre est le refuge et non la lettre
3. Le sūtra de sens définitif (sct. nītārtha tib. nges don) est le refuge et non le sūtra de sens à élucider (sct. neyārtha tib. drang don).
4. La connaissance principielle (sct. jñāna tib. ye shes) est le refuge et non pas les perceptions sensorielles avec la conscience mentale (sct. vijñāna tib. rnam shes). »

mercredi 21 septembre 2016

Les héros qui prennent leur propre destin en mains


Cakravartin, Musée Guimet

« Hercule, quoi qu’on en ait dit, n’est pas un petit prince grec fameux par des aventures romanesques, revêtues du merveilleux de la poésie, et chantées d’âge en âge par les hommes qui ont suivi les siècles héroïques. Il est l’astre puissant qui anime et qui féconde l’Univers ; celui dont la divinité a été partout honorée par des temples et des autels, et consacrée dans les chants religieux de tous les peuples. Depuis Méroé en Éthiopie, et Thèbes dans la haute Égypte, jusqu’aux îles britanniques et aux glaces de la Scythie ; depuis l’ancienne Trapobane et Palibothra dans l’Inde, jusqu’à Cadix et aux bords de l’Océan atlantique ; depuis les forêts de Germanie, jusqu’aux sables brûlants de la Libye, partout où l’on éprouva les bienfaits du Soleil, là on trouve le culte d’Hercule établi ; partout on chante les exploits glorieux de ce dieu invincible, qui ne s’est montré à l’homme que pour le délivrer de ses maux, et pour purger la Terre de monstres, et surtout de tyrans, qu’on peut mettre au nombre des plus grands fléaux qu’ait à redouter notre faiblesse. Bien des siècles avant l’époque où l’on fait vivre le fils d’Alcmène ou le prétendu héros de Tirynthe, l’Égypte et la Phénicie, qui certainement n’empruntèrent pas leurs dieux de la Grèce, avaient élevé des temples au Soleil sous le nom d’Hercule, et en avaient porté le culte dans l’île de Thase et à Cadix, où l’on avait aussi consacré un temple à l’année et aux mois qui la divisent en douze parties, c’est-à-dire, aux douze travaux ou aux douze victoires qui conduisirent Hercule à l’immortalité. »
(Charles-François Dupuis, Abrégé de l’origine de tous les cultes, CHAPITRE V. Explication de l’Héracléide ou du Poème sacré, sur les douze mois et sur le Soleil honoré sous le nom d’Hercule)

« Héraclès », comme on nommera ici l’Homme Fort[1] par facilité ici, semble avoir des liens avec Bilgames le sumérien, Gilgamesh le mésopotamien, Melqart le phénicien, Hercule le romain, Vajrapāṇi le ghandarien... Chaque version du héros solaire a ses caractéristiques propres et peut en emprunter à d’autres héros, voire des dieux, mais en essence, il s’agit ici de héros solaires. Le terme avait été défini par Mircéa Eliade dans son Traité d'histoire des religions (Chapitre III. - Le Soleil et les cultes solaires), mais il fut déjà utilisé par Charles-François Dupuis[2].

La légende ou l’épopée la plus ancienne[3] de notre liste est celle du mésopotamien Gilgamesh (IIIème millénaire av. JC). Gilgamesh, le roi d’Uruk, est le fils de Lugulbanda et de Ninsuna « la Buflesse ». Gilgamesh était « humain pour un tiers et divin aux deux tiers »[4]. Son admission, en l’état, au cercle des dieux immortels pose donc problème, et nous avons là sans doute la clé du phénomène du héros. Le héros est un dieu potentiel, un dieu en devenir. Il pourrait théoriquement faillir ou réussir, mais s’il réussit, il est un héros et sera divinisé. Ce sera le cas pour Héraclès, mais ce n’est pas ce qui arriva à Gilgamesh et Enkidu.

Il semblerait d’ailleurs que la légende d’Héraclès, l’Héracléide (Ἡράκλεια), compilée par Pisandre de Rhodes (645-590 av. JC), (selon Clément d’Alexandrie, possiblement inspiré par la version de Pisine de Lindos, Rhodes), introduit des nouveautés comme par exemple les douze travaux et l’attribut emblématique d’Héraclès : la massue. Les douze travaux et la massue seraient donc des inventions grecques. Selon Dumézil, l’apogée d’Héraclès serait aussi « propre au grecs »[5]. Les exploits de Gilgamesh et d’Enkidu se limitent à la destruction de Humbaba et du Taureau céleste. Suite à ces exploits, la mort d’Enkidu et la quête de l’immortalité de Gilgamesh, on pourrait considérer que le véritable et dernier exploit de Gilgamesh est d’être un bon roi (voir la dernière tablette).

L’épopée de Gilgamesh présente un plérôme, un conseil des dieux, sous la direction d’Anu, le dieu suprême. Ce conseil est convoqué suite à la méconduite du roi Gilgamesh. Il est décidé de créer un double parfait de Gilgamesh, pour le sauver de lui-même, sauver sa parcelle divine. Ce double sera l’homme sauvage Enkidu, créé à partir de l’argile et élevé par des animaux sauvages. Enkidu, l’inné, sera le double de Gilgamesh, l’acquis, « nature versus nurture ».

C’est Enkidu qui tirera Gilgamesh de sa débauche et en fera un vrai héros. Mais seulement après que Gilgamesh ait d’abord tenté de débaucher/civiliser Enkidu, en lui envoyant une prêtresse d’Ishtar/courtisane pour l’initier à l’art d’aimer. Il est séduit et l’accompagne à la ville, en abandonnant les plaines et les animaux. C’est à Uruk où il rencontre Gilgamesh, se bat avec lui et devient ami. L’épopée précise[6] que Gilgamesh et Enkidu sont sous la protection du dieu soleil Shamash, dont ils font le culte[7] et vers qui ils se tournent quand ils sont en difficulté. L’épopée, par la bouche de Ninsuna la mère de Gilgamesh, explique qu’Enkidu est une « étoile tombée du ciel, ton alter égo/L’essence du dieu du firmament. »[8]

L’amitié scellée, Gilgamesh se sent pousser des ailes.
« Pour quoi crois-tu que les hommes naissent ?
Leur ambition est-elle de demeurer inactifs ?
Non, bien sûr !
Montrons qui nous sommes
Et allons au-devant de notre destinée !
»[9]
L’immortalité recherchée par les héros est le souvenir de leur vie héroïque.
« Si je meurs, mon nom, lui, vivra à jamais,
Et la postérité se souviendra de moi
Comme du héros qui est tombé
Dans sa lutte contre Humbaba
. »[10]
« Je vais faire de mon nom un souvenir immortel ! »[11]
Après avoir triomphé sur Humbaba, les amis retournent à la Uruk, où la déesse Ishtar propose à Gilgamesh de la prendre pour femme, mais Gilgamesh refuse. Furieuse, elle convainc son père Anu d’envoyer le taureau céleste sur la terre d’Uruk. Les deux amis l’abattent et Enkidu défie Ishtar. Un conseil de dieux est tenu à cause du meurtre d’Humbaba et du taureau céleste. Un des deux amis doit mourir et ce sera Enkidu. Enkidu se lamente, maudit le jour où il est devenu civilisé et se révolte contre les dieux[12].
« Ô porte [du temple d’Enlil à Nippur qu’Enkidu avait construite], si seulement j’avais pu déviner
Ce que tu me réservais en échange de mes égards,
Je t’aurais massacrée à coups de hache.
»
Le dieu soleil le console. Quand Enkidu meurt de maladie, toute la nature est en deuil. Gilgamesh reste auprès de son corps pendant sept nuits et six jours. C’est comme s’il est devenu Enkidu. Effrayé par sa mortalité, il renonce à ses fonctions et se met à la quête de l’immortalité.
« Je me laisserai pousser barbe et cheveux,
Je me revêtirai de la peau d’un félin
Et m’en irai errer au fin fond des steppes
. »[13]
La quête révèle quelques détails très intéressants. Le sage de longue vie Ziusudra fut le seul survivant du Grand Déluge, et connaît le secret de l’immortalité. C’est lui que Gilgamesh va chercher et qu’il trouvera au terme d’un long voyage initiatique. Mais le sage de l’immortalité lui enseigne la mortalité des humains.
« La vie des hommes est fragile, éphémère ;
Tel un vulgaire roseau,
Elle est vouée à être fauchée par le temps ;
Son sort la condamne à être implacablement brisée. »[14]
Sur l’insistance de Gilgamish, Ziusudra lui transmet néanmoins le secret d’Enkidu. Enkidu fut présent au conseil des dieux où l’on décida du Déluge. En transgressant la volonté des dieux, il donna à Ziusudra des instructions pour survivre au Déluge, en construisant un arc, à l’instar de celui de Noé. Le dieu soleil Shamash prévient Ziusudra du jour fatidique. Deux dieux de mèche avec des humains. Tout le monde périt, sauf Ziusudra et son arc. « Les dieux eux-mêmes furent épouvantés ».[15] Ishtar se lamente :
« Je me suis prononcée contre eux
à l’assemblée des dieux ?
Quel genre de folie s’est emparée de moi
Pour souhaiter un tel malheur ?
»[16]« Et les grands dieux pleurèrent avec elles »
Le Grand Déluge que l’on trouve dans de nombreux mythes, toutes civilisations confondues, semble avoir été un événement réel marquant, et qui avait peut-être sonné le glas de l’asservissement des hommes aux dieux et annoncé la naissance de l’idéal du héros, l’homme qui ne fait plus (uniquement) confiance aux dieux et va « au-devant de sa destinée » .

Dans l’épopée, les protagonistes se montrent critiques des dieux (Enlil, Ishtar etc.) et de leurs décisions à plusieurs reprises. Le dieu que Gilgamesh et Enkidu respectent cependant est le dieu soleil Shamash. Le sage Enki joue également un rôle positif. D’ailleurs le nom Enki-du signifie « création d’Enki ». Enkidu serait une sorte d’émanation (« étoile ») ou envoyé d’Enki. Enki semble être l’équivalent de Mercure. L’avatar Enki-du semble particulièrement hostile à Ishtar, et le dieu Enki transgresse les ordres des autres dieux en divulguant leurs secrets.

Georges Dumézil[17] distingue entre des « divinités sombres » et des « divinités claires ». On pourrait proposer qu’Enki et Shamash sont des « divinités claires », davantage engagés. Enlil, divinité plutôt sombre, rapproche à Shamash : « A force de te lever chaque jour au-dessus de leurs têtes, Tu es devenu un des leurs ! »[18] Le soleil et les héros solaires se soucient des terriens. Bien qu’il existe des versions sumériennes plus anciennes de Bilgames et son serviteur (sic) Enkidu, la forme de l’épopée comme une ensemble est babylonienne. Il y a des thèmes dans l’épopée (l’homme sauvage etc.) que l’on ne trouve pas dans les versions sumériennes.[19] L’épisode du Taureau céleste y figure cependant. Et c’est celle-ci qui nous intéresse ici, car Dupuis nous montre que le Taureau céleste correspond au septième mois, plus précisément au « Passage du Soleil au signe du verseau, et au lieu du Ciel où se trouvait tous les ans la pleine Lune, qui servait d’époque à la célébration des jeux Olympiques. Ce passage était marqué par le vautour, placé dans le Ciel à côté de la constellation qu’on nomme Prométhée, en même temps que le taureau céleste, appelé taureau de Pasiphaé et de Marathon, culminait au méridien, au coucher du cheval Arion ou de Pégase. »[20]
« C’est au lecteur à juger des rapports, et à voir jusqu’à quel point le poème [l’Héracléiade] et le calendrier s’accordent. Il nous suffit de dire que nous n’avons point interverti la série des douze travaux ; qu’elle est ici telle que la rapporte Diodore de Sicile. Quant aux tableaux célestes, chacun peut les vérifier avec une sphère, en faisant passer le colure des solstices par le Lion et le Verseau, et celui des équinoxes par le Taureau et le Scorpion, position qu’avait la sphère à l’époque où le Lion ouvrait l’année solsticiale, environ deux mille quatre cents ans avant notre ère. »
Or, quand Ishtar conduit le Taureau céleste vers Uruk pour punir Gilgamesh, les effets sont terribles. La canicule/sécheresse s’accompagne de tremblements de terre, suivi d’une période de famine de sept ans.
« A son premier mugissement
La terre s’ouvrit,
Avalant cent, deux cents, puis trois cents hommes.
A son second mugissement
Une deuxième crevasse se créa,
Dans laquelle tombèrent
Cent, deux cents, puis trois cents hommes
. »[21]
Un troisième beuglement faillit emporter Enkidu, mais les deux amis viennent au bout du Taureau céleste. La discussion au conseil divin avant l’envoi du Taureau céleste montre que celui-ci amènera une famine de sept ans. La décision revient à provoquer une famine de sept ans sur tout un peuple, pour punir son roi. Il est néanmoins concédé à Ishtar de mener au bout son projet.

Devant les horreurs causées par le Déluge, le conseil des dieux montre certains regrets. Néanmoins, il est concédé à Ishtar d’envoyer le Taureau céleste, ce qui cause de nouveau de nombreuses pertes humaines. Ce sont Gilgamesh et Enkidu qui mettent fin à ce projet. Mais pour le conseil des dieux ils sont coupables de l’assassinat de Humbaba et du Taureau céleste, qui furent aux ordres des dieux. L’épopée de Gilgamesh fait aussi apparaître un début de scission parmi les dieux (polythéistes « sombres ») préfigurant peut-être les réformes de Zoroastre et le monothéisme. Shamash (le soleil) et Enki prennent parti pour les humains et soutiennent des héros solaires dans leurs projets.

D’autres signaux de rébellion dans l’épopée. Le « mauvais comportement » du roi Gilgamesh, utilisant son droit de cuissage, serait conforme aux volontés d’Ishtar dont on faisait le culte dans l’Eanna. Il aurait pu s’inscrire dans ce culte, voire dépasser ses pouvoirs dans celui-ci.
« Chaque année au nouvel an, le souverain était tenu « d’épouser » l’une des prêtresses d’Inanna, afin d’assurer la fertilité des terres et la fécondité des femelles. Ce fut sûrement tout d’abord un rite propre à Uruk, qui s’est ensuite généralisé vers la fin du IIIe millénaire.
Le roi remplace le dieu Dumuzi du mythe, et l’union avec la prêtresse (hiérodule), représentante de la déesse, a lieu dans l’Eanna. Les festivités étaient très joyeuses et se déroulaient dans l’allégresse. » (Wikipedia)
Enkidu se manifeste/est envoyé pour arrêter la « méconduite ». En même temps, il est très hostile à Ishtar, à ses prêtresses, à son culte. Serait-il venu pour mettre fin à la domination d’Ishtar ? Initialement l’Eanna était dédié au dieu suprême Anu, c’est par la suite qu’Ishtar devint sa divinité principale.

Il ne faut pas non plus oublier l’opposition entre peuples « bergers » et « fermiers » en Mésopotamie.
« Inanna éconduit d’abord Dumuzi le berger[1], lui préférant son rival, le fermier Enkimdu, et il faut toute l’éloquence persuasive de son frère, le dieu-soleil Utu, et celle de Dumuzi, pour la faire changer d’avis. »[2]
-

Pourquoi mon intérêt pour les héros (solaires) et leurs épopées ? Ils sont à mon avis le signe d’un déplacement d’intérêt des dieux à l’homme et une certaine prise de distance des dieux. L’homme devient la mesure et prend sa destinée en mains, pas en totale indépendance des dieux, mais ce ne sont plus eux les dieux qui dictent la loi. Les héros sont ainsi les précurseurs des philosophes. D’Alexandre le Grand, qui prend pour modèle Achille et Héraclès, Conche dit :
« Le projet qui inspira son entreprise fut un projet philosophique, car il tendait à faire l’unité du genre humain, et à réaliser cet État universel dont Zénon, le fondateur de l’École stoïcienne, devait ensuite faire la théorie dans sa république ‘tant admirée’ »[22]
Alexandre le Grand est lui-même comme un héros solaire, mais qui va de l’ouest en est… Et en tant que héros solaire il émule le soleil.
« C’est sous le nom d’Hercule Astrochyton ou du dieu revêtu du manteau d’étoiles, que le poète Nonnus désigne le dieu Soleil, adoré par les Tyriens. Les épithètes de roi du Feu, de chef du Monde et des Astres, de nourricier des hommes, de Dieu, dont le disque lumineux roule éternellement autour de la Terre, et qui, faisant circuler à sa suite l’Année, fille du Temps et mère des douze Mois, ramène successivement les saisons qui se reproduisent, sont autant de traits qui nous feraient reconnaître le Soleil, quand bien même le poète n’aurait pas donné à son Hercule le nom d’ Hélios ou de Soleil. » (l'Abrégé de l'origine de tous les cultes, chapitre V, de Charles-François Dupuis)
On ne compte pas le nombre de rois qui ont tenté d’émuler les grands héros (solaires) et qui se sont fait représenter sur leurs monnaies etc. en tant que leurs héros. Les rois eux-mêmes se considèrent comme le représentant du dieu soleil, et plus tard de « Dieu » tout court, sur la terre. Comme le soleil « dont le disque lumineux roule éternellement autour de la Terre ». Le concept du cakravala cakravartin emprunte évidemment au même imaginaire.

***

[1] Expression de Dumézil, Mythe et épopée I, II et III

[2] « Dès l’instant que les hommes eurent donné une âme au Monde, et à chacune de ses parties la vie et l’intelligence ; dès qu’ils eurent placé des anges, des génies, des dieux dans chaque élément, dans chaque astre, et surtout dans l’astre bienfaisant qui vivifie toute la Nature, qui engendre les saisons, et qui dispense à la Terre cette chaleur active qui fait éclore tous les biens de son sein, et écarte les maux que le principe des ténèbres verse dans la matière, il n’y eut qu’un pas à faire pour mettre en action dans les poèmes sacrés toutes les intelligences répandues dans l’Univers ; pour leur donner un caractère et des mœurs analogues à leur nature, et pour en faire autant de personnages qui jouèrent chacun son rôle dans les fictions poétiques et dans les chants religieux, comme ils en jouaient un sur la brillante scène du Monde. De là sont nés les poèmes sur le Soleil, désigné sous le nom d’Hercule, de Bacchus, d’Osiris, de Thésée, de Jason, etc., tels que l’Héracléide, les Dionysiaques, la Théséide, les Argonautiques, poèmes dont les uns ont parvenus en totalité, les autres seulement en partie jusqu’à nous.

Il n’est pas un des héros de ces divers poèmes qu’on ne puisse rapporter au soleil, ni un de ces chants qui ne fasse partie des chants sur la nature, sur les cycles, sur les saisons et sur l’astre qui les engendre. Tel est le poème sur les douze mois, connu sous le nom de chants sur les douze travaux d’Hercule ou du Soleil solsticial. »
Abrégé de l’origine de tous les cultes/V

[3] En tant que composition, même si l’épopée est constituée de fragments plus anciens, y compros d’origine sumérienne.

[4] Une explication possible est que son père, le deuxième roi d’Uruk de la période postdiluvienne, était lui mi-humain et mi-divin.

[5] Georges Dumézil, Mythe et épopée I, II et III, p. 789

[6] Toutes les citations de l'épopée de Gilgamesh viennent de l'Epopée de Gilgamesh traduite par Jean Kardec, p.49

[7] p. 75

[8] p. 50

[9] p. 67

[10] p. 69

[11] p. 70

[12] p. 117

[13] p. 129

[14] p. 159

[15] p. 167

[16] p. 167

[17] Mythe et épopée II, L’enjeu du jeu des dieux : un héros, Quarto Gallimard, p. 791

[18] p. 116

[19] A. R. George-The Babylonian Gilgamesh Epic_ introduction, critical edition and cuneiform texts - Volume 1-Oxford University Press (2003). « Other episodes extant in Old Babylonian versions that seem not to have been adapted from Sumerian sources, as our knowledge of the corpus now stands, are stages in the taming of Enkidu: the seduction and civilizing by a woman, the dreams portending Enkidu’s coming, the combat between the two heroes. All of these arose from a need to transform the character of Enkidu from beloved servant to alter ego and may have been original inventions. Elsewhere in the extant Old Babylonian epic the dreams about Humbaba, the cursing of the prostitute, the tavern at the world’s end and the myth of the Stone Ones all have no parallel in Sumerian literature. Either they are also original inventions or we have yet to discover their sources. Some of these sources may have been Akkadian. »

[20] Abrégé, ch. V

[21] p. 108-109

[22] Pyrrhon ou l’apparence, Marcel Conche, p. 27

samedi 17 septembre 2016

La roue des six mondes



Le bouddhisme normatif se construit autour de la triade saṁsāra-karma-mokṣa, qui existait déjà dans les Upaniṣad[1], mais qui fut reformée par le Bouddha.

Le saṁsāra est un cercle vicieux dont le fuel est le karma, l’agir. Tant que nous agissons, motivés par la convoitise, l’aversion et l’aveuglement, nous tournons en rond dans un cercle vicieux. Voici une interprétation très raisonnable, mais malheureusement trop psychologique au goût de certains bouddhistes normatifs.


Car pour un bouddhiste préoccupé par une certaine orthodoxie, le saṁsāra est un « cycle d’existences », de destinées, qui dure tant que du nouveau « karma » est créé et tant que « le karma » ancien n’a pas épuisé. Une fois le karma épuisé, le « bouddhiste orthodoxe » est libre (mokṣa) du saṁsāra. Quand il parle de la triade saṁsāra-karma-mokṣa, il en parle avec un certain réalisme naïf qui semble quelquefois oublier les notions d’expédients (upāya) et de « positions adoptées conditionnellement » (sct. vyavasthā P. vavatthāna), orthodoxes elles aussi. En cela, sa position serait plutôt proche de celle du jinisme, où le karma est comme une substance qui s’accroche à l’âme en l’alourdissant et qui peut être brûlé par l'ascèse (sct. tapas). Ou un karma qui montre des affinités avec le fravahr du zoroastrisme.

Pour ce même bouddhiste (quelqu’un l’aurait-il vu quelque part ?), « quelque chose », sans essence mais grevée de karma, ou une sorte d’agrégat de karma, termine une existence (gati), pour en entamer une autre, poursuivant le cycle, jusqu’à ce qu’il ne reste plus un gramme de karma, et que ce « quelque chose » est libre et léger comme une plume. Mais en attendant, « il » passera d’une existence (gati) à une autre, en fonction du poids du karma qu’il traîne à la patte.

Le saṁsāra, s’il est considéré comme une série d’existences (sct. gati), compte actuellement six destinées, le plus souvent appelés « mondes » (ṣaḍ-gati). Les dieux, les demi-dieux, les humains, les animaux, les mânes et les enfers. Actuellement, car il fut un temps où il comptait cinq mondes, lorsque les dieux et les demi-dieux n’étaient pas comptés séparément.

Peut-on vraiment parler des six « mondes » ? En le faisant, on peut être tenté par penser que le monde des humains et le monde des animaux étant « réels », les mondes célestes et souterrains devraient avoir le même ordre de réalité, du point de vue du concept des « six mondes ». Pourquoi parler de deux mondes (humains et animaux), si les humains et les animaux partagent le même « monde » ? Pour ce qui est de destinée, on pourrait dire que les animaux et les humains ne partagent pas la même destinée, mais que cela signifierait dans la pratique ? Nous partageons les destinées d’autres humains, et il est évident que des humains peuvent partager leur destinée avec des animaux, quelquefois considérés même comme des membres de leur famille. De quel ordre est alors le gati ?

On pourrait d’ailleurs aussi faire un classement en trois niveaux, en regroupant les êtres célestes (dieux et demi-dieux), les êtres terrestres (humains et animaux) et les êtres souterrains (mânes et enfers). Et on s’approche ainsi du concept védique (?) de trois niveaux : le ciel, la terre et le monde des mânes (pitṛloka). Selon les Védas, ce dernier aurait été découvert par Yama, car avant lui les seules destinations furent le ciel et la terre, et éventuellement un puits de ténèbres (un genre de Tartare avant la lettre, une fosse commune aux dimensions cosmiques) pour enfermer les mânes, afin d’éviter qu’ils reviennent, des oubliettes en quelque sorte... La découverte par Yama était présentée comme quelque chose de plutôt positif. Les mânes avaient désormais un chez soi et Yama était leur roi. Au cours des siècles, et au fil de l’inspiration des devins, le monde des mânes fut aménagé et étendu. De nouveaux manèges furent imaginés et ajoutés avec pour animateurs des anciens dieux dégradés en démons.

Chez les sumériens, il y avait hormis le ciel et la terre un monde souterrain, où allaient les mânes. Dans ce monde, les mânes souffraient de la soif. Plus un sumérien avait de fils (sic), et plus il pouvait s’estimer heureux quand, après la mort, il souffrira de la soif dans le monde souterrain. Car tous ses fils pourraient faire des libations d’eau fraîche[2] et ainsi soulager sa soif.[3] Ce monde fut la destination commune de tous ceux qui mouraient, y compris les héros Gilgamesh et Enkidu. Seul Ziusudra (« Noah ») avait pu accéder avec sa femme à l’immortalité, grâce à son arche qui lui avait permis de traverser les flots et d’échapper au Déluge.

Quelques millénaires plus tard, chez les bouddhistes, il y aura d’abord cinq, puis six « mondes » - appelé l’océan du saṁsāra - à traverser. Pas dans une arche mais par une série d’absorptions et de recueillements (dhyāna et āyatana), série expliquée par le Bouddha dans de nombreux Discours, notamment dans le Discours de l’analyse des éléments (Dhātuvibhaṅga-sutta, Majjhima Nikaya 140). C’est assis sous un figuier (par exemple) que cette série peut être faite et que la libération (mokṣa) peut être trouvée. Il n’est donc pas besoin de mourir, de passer par le bardo et de renaître dans une terre pure ou ailleurs, pour « traverser l’océan du saṁsāra ».

De toute façon, quelle que soit le moment de la libération (mokṣa), il est certain que ce moment soit un « maintenant ».


 New Buddha Series: Mickey Mouse (2008) par l'artiste tibétain Gade

***

[1] How Buddhism Began, Richard F. Gombrich, p. 31 etc.

[2] Voir le billet Importation, homologation et exportation d'une ogresse (yaksi). Comparer avec Jalabalividhi (Chu gtor gyi cho ga). Tôh. no. 3775. Derge Tanjur, vol. TSHU, folios 193v.4 195r.5. Tr. by Rin chen bzang po. Author's name given as alternatively Jayasena or Jayasenā.
Chu gtor ou chab gtor; a water torma; ritual text outlining the method for offering water (chu sbyin) and rolled dough pellets (gtor ril) [RY]
water offering to the pretas [IW] water offerings, oblations to the dead, water to quench yi dwag thirst [JV]

[3] A. R. George-The Babylonian Gilgamesh Epic_ introduction, critical edition and cuneiform texts - Volume 1-Oxford University Press (2003), p. 13

vendredi 16 septembre 2016

Le puits de l'Oubli


Le chaos est le dés-ordre primordial, la con-fusion. C’est l’Intelligence qui crée de l’ordre en séparant le haut et le bas, le Ciel et la Terre. Tout le reste, la vie et la mort, a lieu dans ce cadre.

L’Enfer c’est le lieu souterrain où séjournent traditionnellement les morts. Première surprise, « les morts » séjournent quelque part, et plus précisément dans un monde souterrain ? Les morts ne seraient donc pas tout à fait morts ? Notons, que l’Enfer n’a pas toujours été associé avec la souffrance, autre que l'oubli, ce n’est pas forcément un « lieu où les damnés subissent le châtiment éternel », mais tout simplement le lieu des morts.

Évidemment, quand les morts sont enterrés, ils séjournent six pieds sous terre. Mais il n’est pas question de cela quand on parle du monde souterrain. Chez les Grecs, l’Enfer s'appelait l’Hadès, un mot composé du préfixe négatif a- et d’eido, qui signifie percevoir (avec les sens), connaître, avoir une attention sur… Ce serait donc un lieu, où l’on ne perçoit pas, où l’on ne connaît pas et où l’on n’a plus d’attention. Voire, un lieu où l’on n’est plus vu, ni connu. Un lieu d’oubli, l’Oubli.

L’ordre créé par l’Intelligence est dit dans la Vérité (Alétheia). Marcelle Detienne[1] explique que seuls trois sortes d’individus étaient habilités à dire la Vérité dans la Grèce archaïque. Tout le monde peut dire sa vérité, mais seuls le devin, le poète (aède, chantre, ṛṣi) et le roi de justice pouvaient dire la Vérité. Le mot Vérité en grec se dit alétheia, de nouveau un mot composé du préfixe a- et de lèthè, oubli, donc littéralement le non-oubli. Le poète a une double fonction : célébrer les dieux (immortels) et célébrer « les exploits des hommes vaillants », qui ainsi passent à l’immortalité. Rendre immortels, faire passer à l’immortalité signifie en fait empêcher qu’ils tombent dans l’oubli. Le poète empêche que quelqu’un tombe dans l’oubli, en le « célébrant », en faisant son éloge, régulièrement, à des moments de commémoration. Autrement dit, il dit la Vérité.

Célébrer les dieux, c’est empêcher de les oublier. Cet aspect existe aussi dans le bouddhisme, dans le souvenir du Bouddha (Buddhānusmṛti). Un calendrier est établi pour fixer les jours où l’on sort les dieux de l’oubli, où on les maintient en vie et dans la lumière. Le conseil des dieux décide quel héros peut les rejoindre et passer à l’immortalité. Comment les simples mortels apprennent-ils la nouvelle ? Par les devins et les poètes qui disent la Vérité.

Par le chantre Homère[2], nous savons que les morts dans le Tartare sont des ombres ou des images (εἴδωλον).
« Dans l’Iliade, Homère connaît le Tartare, dont il parle à propos des Titans comme l’endroit le plus profond des Enfers, où quelques criminels mythiques célèbres reçoivent leur punition (les Danaïdes, Ixion, Sisyphe, Tantale, etc.) C’est aussi la prison des dieux déchus comme les Titans et des Géants, et tous les anciens dieux qui s’étaient opposés aux Olympiens. » (Wikipédia)
Les Titans sont des dieux anciens, que les chantres des nouveaux dieux que sont les Olympiens, ont mis dans l’Oubli le plus profond (Tartare). De même, les nouveaux chantres du Zoroastrisme avaient mis leurs anciens dieux (daeva) dans la Maison des Druj/dēw qui est l’Enfer profond des zoroastriens (Gathas, Yasna 30:11). Au lieu de continuer à célébrer les Titans et les dēw, les chantres grecs et perses les mettent dans l’Oubli, et ils diront désormais la Vérité des Olympiens et d’Ahura Mazdâ. Les prophètes, qui disent la Vérité chez les hébreux, avaient fait passer tous les autres dieux (idoles) à l’Oubli, en n’admettant plus que le culte du seul Iahvé. L'Oubli y est appelée la Géhenne[3]. Mahomet aurait détruit 360 idoles installées dans la Kaaba par les tribus préislamiques locales et le verset 24 de la sourate XXIX, dite «de l'araignée» déclare :
« Vous avez pris à côté de Dieu des idoles pour l’objet de votre culte, par l’amour de ce monde, qui existe chez vous ; mais, au jour de la résurrection, une partie de vous reniera l’autre, les uns maudiront les autres; le feu sera votre demeure, et vous n’aurez aucun protecteur. »
On note que les anciens dieux d’une civilisation méritent souvent des punitions exemplaires, et dans un endroit spécifique de l’Enfer. Sans doute furent-ils punis davantage, s'ils étaient plus difficiles à oublier ? L’Oubli ne suffisant pas non plus toujours pour inspirer la crainte aux fidèles, il fallait frapper fort avec des punitions créatives. Et il faut dire que les religions établies se sont vraiment surpassées dans ce domaine !

Dans un passé récent encore, les livres, dont la vérité ne s’accordait pas avec la Vérité, furent placés dans l’Enfer bibliothécaire, ou devaient brûler dans le feu (autodafé).

La porte d'Orcus dans les jardins de Bomarzo, Italie, xvie siècle

Pour marquer l’aspect punitif des Enfers, on inventa Orcus en latin ou Horkos en grec. C’était un dieu chargé de punir les parjures ou ceux qui avaient brisé leurs serments. Orcus serait à l’origine du mot ogre. Notons que le vajrayāna, où les « serments » (samaya) sont essentiels, réserve aussi un enfer spécifique (tib. rdo rje'i dmyal ba) aux transgresseurs de samaya (tib. dam sri).[4] Mais quand les temps, les devins, et la Vérité changent, même Orcus peut être mis aux oubliettes. Saint Eloi l’aurait jeté personnellement dans l’Enfer ensemble avec d'autres dieux anciens.
« Que personne n’ait l'audace d'ajouter foi à des noms de démons, soit Neptune, Orcus, Diane, Minerve, ou les génies, ou autres niaiseries de ce genre, ou bien de les invoquer... Qu’aucun chrétien n'allume des lampes devant des lieux sacrés, soit pierres, sources, arbres, bornes ou aux carrefours, ou n’ait l'audace d'y faire des offrandes. Que personne n'ose mettre un pendentif au cou d'un homme ou d'un animal quelconque, même fabriqué par des clercs, même si l'on dit que l'objet est sacré et contient des formules divines, car ce n'est pas le remède du Christ, mais le poison du diable qui s'y trouve. Que personne n'ose faire des purifications ni ensorceler des herbes... Qu’aucune femme n'ose accrocher à son cou des parures d'ambre ni mentionner sur la toile ou un tissu teint ou n'importe quel ouvrage, Minerve ou d'autres personnages funestes, mais quelle ait à coeur de souhaiter que la grâce du Christ soit présente dans chacun de ses ouvrages et de garder confiance de toute son âme en la vertu de son nom. »[5]
L’idée diabolique des poètes est alors de non seulement enfermer les anciens dieux dans l’Enfer, mais encore d’en faire les tortionnaires infernaux et des démons haïs.

Les gens ordinaires, que les devins et les poètes ne rendront pas immortels, seront voués à l’Oubli, sauf s’ils ont des enfants pour les commémorer (cultes ancestraux). L’idée (sumérienne) des mânes « vivants » de parents morts souffrant de la soif dans l’Enfer là-bas et pouvant être désaltérés par des libations d’eau ici, a pour avantage que, le temps du rituel, ils seront sortis de l’Oubli, de l’Enfer. Tout ça pour ça, pourrait-on dire.

Humbaba, l'ogre de l'épopée de Gilgamesh

***

[1] Les Maîtres de Vérité dans la Grèce archaïque, Livre de poche, Références

[2] Odyssée, Livre XI

[3] « La vallée [de Hinnom] est associée de longue date à des cultes idolâtres, dont l'un inclut la pratique d'infanticides rituels dans le feu. Convertie ensuite en dépotoir dont la pestilence émane à des lieues à la ronde, la Géhenne acquiert dans la littérature juive ultérieure, tant apocalyptique que rabbinique et chrétienne, une dimension métaphorique, devenant un lieu de terribles souffrances, puis de demeure après la mort pour les pécheurs. Elle fut également réputée pour être le lieu de réclusion des lépreux et pestiférés. Toutefois, alors qu'elle n'est qu'un lieu de passage, voire la dénomination d'un processus de purification des âmes dans la pensée juive, elle se confond, sous l'influence de la pensée grecque, avec l'Enfer dans la pensée chrétienne, puis musulmane, le Jahannam du Coran n'ayant plus aucune parenté avec le Wadi er-Rababi. » Wikipédia

[4] Trungpa sur l’enfer vajra « Telling students they will go to vajra hell if they break samaya ("Trungpa told us that if we ever tried to leave the Vajrayana, we would suffer unbearable, subtle, continuous anguish, and disasters would pursue us like furies") and will have a bad time in the bardo, seems to be old hat in the Tibetan tradition, and as you say, it is a fairly conventional Vajrayana view »

[5] Vie de saint Eloi, évêque de Noyons , II, 16, MGH, Script. Rer. Merovingic., t. IV, p. 706-707 , Trad: Jacques Melchionne et Martine Coquet.

jeudi 15 septembre 2016

Les héros solaires meurent-ils vraiment ?


La mort d'Hercule, gravure (1542–48) de Hans Sebald Beham.

Les héros solaires ne meurent pas de la même façon dans les épopées sumériennes/babyloniennes et chez les grecs. Gilgamesh et Enkidu meurent dans leurs lits. La mort d’Héraclès sur le bûcher est nettement plus spectaculaire. Gilgamesh ira dans les Enfers, où il retrouvera sa famille et Enkidu et où il participera au gouvernement[1]. Le conseil des dieux n'avait pas voulu l’admettre au ciel.

Héraclès, empoisonné par la tunique trempée dans le sang de Nessos, se fait porter sur le mont Œta « dans son appareil guerrier » et fait dresser un très grand bûcher. Personne ne veut ou n'arrive à l’allumer... Finalement, Philoctète accepte, mais la foudre tombant du ciel allume le bûcher et Héraclès est « immédiatement consumé ».
« Iolaso et ses compagnons cherchèrent à recueillir des ossements : ils n’en trouvèrent aucun. Ils conclurent que, conformément aux oracles, Héraclès était passé du monde des hommes au monde des dieux… »[2]
Cet épisode est cependant relativement tardif, il nous est raconté par Diodore de Sicile env. 90-30 av. J.C.), Ovide (43 av. J.C. – 17/18 ap. J.-C) et la Bibliothèque de (Pseudo-)Appolodore[3] (IIe siècle av. J.C). L’empire romain subissait des influences orientales certaines[4] et s’ouvrait à leurs mystères. Dans les Trachiniennes, Sophocle (495-406 av. J.-C.) mentionne bien le détail du bûcher du mont sacré de l'Œta, mais sans apogée.

Dumézil relève le thème du bûcher et l’apothéose, selon lui, propre à la Grèce. Un héros immolé vivant sur un bûcher, cela rappelle aussi le sage indien Calanos, qui s’est immolé volontairement sur un bûcher devant Alexandre le Grand et ses hommes, « exemple pour toute l’armée de dignité et d’impassibilité »[5], y compris pour les philosophes grecs enrôlés dans l’armée d’Alexandre.

Selon les tablettes racontant La mort de Bilgames (le nom sumérien de Gilgamesh), son tombeau fut édifié dans le lit de la rivière l’Euphrate, spécialement déviée à l'occasion pour les travaux. Son harem et son entourage y prennent place, le corps du roi postdiluvien y est installé, puis la rivière reprend son cours habituel. Héraclès par le feu, Bilgames par l’eau[6].

La mort héroïque par auto-immolation (combustion spontanée) fut aussi celle choisie par Dabba Mallaputta, disciple du Bouddha.
« Dabba le fils de Malla dit au Bouddha : « Le temps est venu pour moi d'entrer dans le Nirvana. » « Comme tu voudras », répondit le Maître. De même que brûlent et se consument le beurre et l'huile sans que reste cendre ou suie, de même Dabba le fils de Malla s'éleva dans les airs et s'y tint assis, entra dans le recueillement de l'élément igné, puis, sortant de ce recueillement, entra dans le Nirvana. De son corps incendié, il ne resta ni cendre, ni suie. Et le Bouddha prononça cette déclaration (udāna): « On ne reconnaît pas où va le feu qui s'est peu à peu éteint: de même est-il impossible de dire où vont les saints parfaitement délivrés, qui ont traversé le torrent des désirs, qui ont atteint le bonheur inébranlable[7]. »
Pour revenir sur la mort et l’apogée d’Héraclès, c’est Ovide qui « livre » le plus de détails. Arrivé sur le mont de l'Œta, il sacrifie d’abord aux dieux.
« Tout en priant, le héros versait de l'encens sur le feu naissant,
et à l'aide d'une patère répandait du vin sur les autels de marbre
. »[8]
Jupiter ainsi que les autres dieux, y compris Héra, décident de l’accepter comme un des leurs.
« Et comme il s'est acquitté de sa tâche sur terre, moi, je l'accueillerai
dans les rivages célestes et mon acte sera agréable à tous les dieux
. »[9]
Il ne restera plus rien de matériel (« de la figure de sa mère ») sur le corps d’Héraclès, qui « ne conserve que des traits de Jupiter », son père. Nous retrouvons le dualisme Esprit-Matière/Ciel-Terre, où l'Esprit est le Père et la Matière la Mère. Voir le billet A travers le miroir.
« Comme un serpent nouveau qui, une fois dépouillé de sa vieille peau,
retrouve d'habitude sa vigueur et brille de ses écailles neuves,
ainsi, le Tirynthien, une fois dégagé de ses membres mortels,
prend vie dans sa part la meilleure, commence à paraître plus grand
et, grâce à son auguste majesté, à mériter la vénération.
Son père tout-puissant l'enleva au creux d'un nuage
et, sur un quadrige, le transporta parmi les astres rayonnants
. »[10]
On pourrait dire qu’Héraclès avait ainsi atteint le « corps d’arc-en-ciel » et fut emporté au firmament (khecari tib. mkha’ spyod du gshegs pa). On pourrait dire aussi que tel Parménide dans son poème, il est transporté dans un char par les filles du soleil « sur la route fameuse de la Divinité ».[11] Ou que, tel Hénoch (Genèse 5:24, Hébreux 11:5), Elie (2 Rois 2:9-11), Jésus (Actes 1:9-11), Paul (2 Cor. 12:2-4) et Jean (Apoc. 4:1-2), il fut enlevé au ciel.

Et pourtant, selon Homère (VIIIe siècle av. J.-C), qui composa ses vers avant ces influences orientales, Héraclès aurait eu un double sort. Sans doute sa part humaine fut recueillie dans le Tartare, où Ulysse le voit, et sa part divine emportée au ciel. Il précise qu’Ulysse ne voit que l’image d’Héraclès.[12]
« 601 » Après Sisyphe, je vois le vigoureux Hercule, ou plutôt son image (εἴδωλον); car ce dieu assis parmi les immortels goûte les joies du festin, et il possède Hébé aux jolis pieds, Hébé, la fille du puissant Jupiter et de Junon aux brodequins d'or. Autour de cette ombre les morts s'agitent avec bruit comme des oiseaux épouvantés qui fuient de toutes parts. Hercule, semblable à la nuit sombre, jette de farouches regards; il tient son arc et il appuie le trait sur le nerf comme un guerrier prêt à lancer une flèche : un baudrier terrible, formé d'un tissu d'or, étincelle sur sa poitrine ; sur ce baudrier sont tracés de merveilleux travaux, des ours, des sangliers sauvages, des lions aux regards terribles, des combats, des mêlées, des meurtres, des homicides. L'ouvrier habile qui mit son art à façonner ce magnifique bau­drier n'a jamais rien enfanté et n'enfantera jamais rien de sem­blable. Bientôt Hercule me reconnaît; il me contemple attentivement, et, plein de compassion, il m'adresse ces paroles :
617 « Noble fils de Laërte, ingénieux Ulysse, tu es donc aussi sous le poids du terrible destin, comme je l'étais moi-même lorsque je voyais encore la brillante clarté du soleil ! Moi, fils de Jupiter, je fus accablé de maux sans nombre : je servis un homme bien inférieur à moi, et ce faible mortel m'imposa les plus rudes travaux ; il m'envoya même en ces lieux pour enlever le chien gardien des enfers, car il ne connaissait pas d'entreprise plus périlleuse. Pourtant je saisis le monstre et je le conduisis hors des sombres demeures : Mercure et Minerve avaient guidé mes pas. »
627 En achevant ces mots, Hercule disparaît dans le ténébreux séjour. Moi je reste là pour voir s'il viendrait encore quelques-uns des vaillants héros morts autrefois. »
Cette double présence rappelle celle des bodhisattvas selon La Concentration de la marche héroïque (sct. Śūrāṅgamasamādhisūtra tib. dpa' bar 'gro ba'i ting nge 'dzin gyi mdo), qui sont présents dans les cieux, tout en oeuvrant sur la terre à travers des εἴδωλον.

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[1] A. R. George-The Babylonian Gilgamesh Epic, introduction, critical edition and cuneiform texts, Volume 1, Oxford University Press (2003), p. 15

[2] Georges Dumézil, Mythe et épopée I, II et III, p. 789

[3] « La compilation de récits mythologiques qui lui a été attribuée, dite Bibliothèque, serait en réalité bien postérieure à lui : l’œuvre cite un auteur romain, Castor l’Annaliste, contemporain de Cicéron (Ier siècle av. J.-C.). On appelle généralement l’auteur de la Bibliothèque le « pseudo-Apollodore ». (Wikipédia)

[4] « Les juifs - ou plutôt, pour les Romains, des Iuadaei, "Judéens", habitants de la Judée - ont le droit de respecter leurs coutumes et de pratiquer leur religion, quand elles ne sont pas en contradiction avec les lois romaines. De plus, certaines mesures dérogatoires permettent aux juifs de respecter les impératifs de leur foi et de leurs pratiques cultuelles. Le monothéisme juif exerce même, pendant les deux premiers siècles de notre ère, une séduction réelle. Les conversions au judaïsme n'ont rien d'exceptionnel. Face à ce phénomène, dans une ville qui devient de plus en plus cosmopolite, l'élite intellectuelle et politique romaine manifeste son inquiétude. » Les Juifs dans l’Empire romain

[5] Marcel Conche, Pyrrhon ou l’apparence, p. 37

[6] A. R. George

[7] Udāna, viii, 10; version sanscrite dans Udānavarga XXX. 36, qui porte : « Séjour inébranlable, acalam padam. —La première ligne fait difficulté : ayoghanahatasyeha (hdi na) jvalate jātavedasas. J'ai établi une petite bibliograpbie du « recueillement de l'élément igné » dans la traduction de l'Abhidbarmakoça, iv, p. 229, Netti p. 66. Note de Louis la Vallée-Poussin

[8] Hercule désespéré et furieux sur l'Oeta (9, 159-210)

[9] Métamorphose de Lichas et apothéose d'Hercule (9, 211-272)

[10] Métamorphose de Lichas et apothéose d'Hercule (9, 211-272)

[11] Le poème de Parménide

[12] Odyssée, Livre XI 

mercredi 14 septembre 2016

L'ironie, l'upāya de l'éveillé grec ?


Autoportrait du jeune Rembrandt en Démocrite riant

Ironie : Du grec eironeia, interrogation, de eromai : interroger. Procédé de raillerie qui consiste en un discours dont le sens apparent est opposé à sa signification intentionnelle profonde. (Dictionnaire de philosophie, Armand Colin)

« Comme le soleil, dans son ironie, renverse son cours, je renverse les tables de valeur, faisant... table rase. Je fais en sorte que, dans l’homme grec, l’homme se moque du Grec, dans l’homme perse, l’homme se moque du Perse, dans l’homme indien, l’homme se moque de l’Indien, etc. Pour libérer l’homme de toutes les particularités et en faire le héraut d’une morale universelle? Non, car il n’y a rien de tel. Aucune valeur ne vaut. Que le Grec vive donc en Grec, le Perse en Perse, etc., mais toujours ironiquement. Je [Pyrrhon] donne moi-même l’exemple en acceptant la prêtrise et en assurant le service divin, en toute ironie. La clef du bonheur est dans la possession d’une vérité très simple : rien ne vaut que notre humeur, toujours égale, toujours au beau fixe, comme un perpétuel beau temps (cf. αίεί) soit si peu que ce soit altérée. A quoi bon se soucier puisque tout est indifférent, de sorte qu’en définitive rien ne se passe?

La réponse de Pyrrhon suppose, pour être comprise, que l’on ait toujours dans l’esprit l’anastrophé, le retournement ou renversement. L’être est une illusion du langage, mais inévitable. Ce qu’il faut, c’est faire apparaître, en même temps que l’être, son caractère d’illusion. Le ώς μοι καταφαίνεται είναι renverse l’être en apparence, ce renversement n’étant pas, du reste, le renversement dialectique de l’être en non-être, puisque l’apparence n’est pas le non-être pur. Si, d’après l’exposé par Timon de la « doctrine » pyrrhonienne, la première question à poser porte sur la « nature des choses », la réponse, on l’a vu, fait apparaître qu’il n’y a pas de « nature » des choses. Si donc il est question d’une « nature du divin et du bien », on se gardera de prendre ces mots à la lettre, dogmatiquement. Le divin, comme toutes choses, n’est «pas plus ceci que cela» (Diogène Laërce, IX, 61). S’il avait une nature, il serait ce qu’il serait et pas autre chose. Il n’y a donc pas de « nature » du divin. Pyrrhon parle ironiquement. Comment faire autrement? Le langage, comme tel, a partie liée avec l’adversaire dogmatique. Le Pyrrhonien ne peut vouloir dire quelque chose que le langage même dont il se sert ne dise le contraire. C’est pourquoi il doit se moquer du langage lui-même, faire en sorte que l’ironie agile passe à travers le sérieux des mots. Or, que signifie cette ironie? Qu’apporte-t-elle sinon, à travers la dissolution de l’être et de la vérité de l’étant, une « vérité » nouvelle, mais une vérité-délivrance, une vérité vécue? Non plus une vérité sur les choses, sur l’homme, ou sur quelque « être » que ce soit, mais un principe de dépréoccupation du monde (non par retrait en soi-même, mais par dissolution de ce monde même que l’on réifie sans cesse) et de vie sereine. » (PYRRHON OU L’APPARENCE, Marcel Conche, pp. 125-126)

« Nous retrouvons ici l’une des raisons profondes de l’ironie socratique. Le langage direct est impuissant à communiquer l'expérience de l’exister, la conscience authentique de l'être, le sérieux du vécu, la solitude de la décision. Parler, c'est être condamné doublement à la banalité. Tout d'abord, il n'y a pas de communication directe de l'expérience existentielle : toute parole est “banale”. Et d'autre part, la banalité, sous la forme de l'ironie, peut permettre la communication indirecte. Comme dit Nietzsche : “Je crois sentir que Socrate était profond (son ironie correspondait à la nécessité où il était de se donner un air superficiel pour pouvoir rester en relation avec les hommes).” Pour le penseur existentiel, la banalité et le superficiel sont en effet une nécessité vitale : il s'agit d rester en contact avec les hommes, même si ceux-ci sont inconscients. Mais ce sont aussi de artifices pédagogiques : les détours et les circuits de l'ironie, le choc de l'aporie, peuvent faire accéder au sérieux de la conscience existentielle, surtout si vient s'y ajouter, comme nous le verrons, la puissance d'Eros. Socrate n'a pas de système à enseigner. Sa philosophie est tout entière exercice spirituel, nouveau mode de vie, réflexion active, conscience vivante. » (Eloge de Socrate, Pierre Hadot, éditions Allia, pp. 35-36)


« La médiocrité est le masque le plus heureux que puisse porter l’esprit supérieur » (Nietzsche, Humain, trop humain. Le Voyageur et son ombre)

Voir aussi :

Bouddhisme et langage 1
Le rire dévastateur du Bouddha
"Les véhicules, c'est pour entraîner les sots"