jeudi 11 août 2016

"Le mal" et comment "s'en débarrasser"

Monlam Chenpo, Katok Dorjeden Monastery - Kham

Pour rappel, ce qui suit ce sont, comme toujours, les questionnements d'un occidental contemporain (voir la présentation de mon blog).

Le Dalai-Lama nous a habitué à des propositions sages sur sa religion qui est simple et essentielle :
« J'appelle l'amour et la compassion une religion universelle. Telle est ma religion. »[1]« Combattre l'ignorance, c'est aussi combattre la souffrance. L'ignorance est la source des poisons et obscurcissements mentaux. En développant l'altruisme, l'amour, la tendresse et la compassion, on réduit la haine, le désir ou l'orgueil. »[2]« C’est ma religion, elle est simple. Il n’y a pas besoin de temples, pas besoin de philosophie compliquée. Notre propre cerveau, notre propre cœur est notre temple, la philosophie est la bonté. »
Suite aux attentats à Paris, et au slogan « Priez pour Paris », le Dalai-Lama avait réagi en disant : « Arrêtez de prier pour Paris, les humains ont créé ce problème et ils doivent le résoudre »[3]. A une autre occasion, il avait dit que les statues ne parlent pas...

Le XVIIe karmapa, pressenti parfois comme un potentiel successeur[4] spirituel du Dalai-Lama, tient souvent le même type de propos. Mais pour réduire la haine, le désir ou l’orgueil, l’amour et la compassion ne semblent pas toujours suffire. Quelquefois, la pratique de la vacuité, de la transformation spirituelle, « l’alchimie de la souffrance » (tib. blo sbyong), où l’on prend sur (son) soi (vide) les souffrances du monde ne semblent pas à la hauteur des « obstacles » et il faudrait alors faire appel à la ruse (upāya) et demander un coup de main à des puissances d’un autre ordre.

L’Office du XVIIe Karmapa vient de publier une lettre à tous ses centres (tib. dgon sde) ordonnant (tib. bka’ nan) la conduite urgente (tib. 'phral sgrub), mais néanmoins sans objet référent (tib. dmigs med su), de deux rituels à rançon/exorcisme[5] (tib. gtor zlog) pour « renvoyer » les forces maléfiques qui tourmentent actuellement l’école Kagyu[6]. Il s’agit d’un rituel à rançon, façon tantrique mais s’inspirant du cadre du Sūtra du Cœur (tib. sher snying bdud zlog), et un autre tout à fait tantrique autour de la ḍākinī à face de lion (seng gdong ma’i zlog pa). Le premier rituel est décrit dans le chapitre neuf d’Elaborations on Emptiness - Uses of the Heart Sutra de Donald S. Lopez[7]. Il existe divers rituels associés à la ḍākinī de sagesse dans sa forme courroucée à tête de lion, pour chasser les « obstacles ».[8] Je n’en parlerai pas ici.

Quand nous sommes confrontés à des adversités, le bouddhisme enseigne diverses façons de les traiter. De manière générale, elles seront traitées avec sagesse et compassion. Il existe des instructions plus concrètes de transformation spirituelle, comme certains exercices spirituels des stoïciens. Les « obstacles » peuvent aussi être considérés comme une « rétribution de méfaits anciens ».
« J’ai par le passé, durant d’innombrables kalpas, délaissé l’essentiel au profit de l’accessoire. Au fil des existences, j’ai suscité maint ressentiment et mainte haine, et causé des dommages infinis. Le malheur qui, en dépit de mon innocence présente, s’acharne sur moi, est la rétribution de méfaits anciens dont les fruits ont fini par mûrir. Il ne s’agit donc pas d’une punition infligée par le Ciel ou les puissances surnaturelles. Faisons contre mauvaise fortune bon cœur, et tous [les motifs de] ressentiment ou de récrimination disparaîtront. » Il est dit dans un sūtra : ‘ne t’afflige pas devant l’adversité. Pourquoi ? Parce que tu en comprends l’origine.’ Lorsque de telles pensées naissent [en vous], vous parvenez à vous accorder au principe, et votre compréhension du ressentiment vous permet de progresser sur la Voie. Voilà pourquoi je vous engage à vous exercer à ‘répondre à la haine’. »[9]
Les adversités peuvent encore être considérés comme autant de stimulations (tib. bog ‘don) pour se tourner vers l’essentiel. Considérer les adversités comme des « obstacles » causés par des démons (sct. māra), qui se mettent de travers entre nous et nos projets et à qui il faut donner satisfaction lors de rituels inspirés par la magie semble aussi être une réponse pour certains. À mon avis, ce n’est pas la réponse la plus évidente, ni la plus moderne, ni même la plus spirituelle. Si ces rituels sont pratiqués comme des expédients (sct. upāya) tout en étant conscient de leur symbolique, c’est-à-dire la réinterprétation du cadre magique, ils peuvent peut-être aboutir à des aperçus, qui sait ? Il faut aussitôt préciser qu’il y a des bouddhistes pour qui ces pratiques sont bien réelles, dans le sens qu’ils pensent qu’elles donnent accès à une réalité supérieure ou surnaturelle, permettant toutes sortes de raccourcis. Ceux-ci nous avertissent parfois que les interpréter symboliquement, psychologiquement, « orientalistement » etc. serait faire fausse route.

Je peux évidemment me tromper, et peut-être ces rituels sont-ils redoutablement efficaces pour chasser les « obstacles » en les prenant plutôt au premier degré, dans quel cas ils mériteraient d’être diffusés et proposés à d’autres communautés religieuses tourmentées par des obstacles en série, Monseigneur Barbarin et le diocèse de Lyon peut-être ?

Le Sūtra du Cœur est littéralement le noyau du Grand sūtra de la perfection de sagesse (Ch. Mo~ho po-jo po-lo-mi ching, sct. Pañcaviṃśatisāhasrikā-prajñāpāramitā-sūtra) dans lequel on le trouve quasiment textuellement.[10] Dans ce texte, Ārya Avalokiteśvara contemple les cinq ensembles psychosensoriels et voient qu’ils sont vides par nature. Ils apparaissent tout en étant vides. C’est comme s’il y avait deux niveaux de réalité, une profonde (sct. gambhīra), l’autre apparente (sct. vaipulya).
« Śāriputra, ainsi tous les choses sont vides, sans signes, sans naissance, sans destruction, sans impuretés, sans absence d'impuretés, sans diminution, et sans augmentation/remplissage.

Śāriputra, ainsi la vacuité est sans formes, sans sensations (sct. vedanā), sans notions (sct. saṃjñā), sans formations mentales (sct. saṃskāra) et sans consciences (sct. vijñāna), sans yeux, sans oreilles, sans nez, sans langue, sans corps, sans mental, sans forme visible, sans son, sans odeur, sans saveur, sans toucher, sans objet mental, sans élément visuel, sans vieillesse, ni mort, sans cessation de la vieillesse et de la mort. »
Le « sans » ici étant le « sans » bouddhiste, c’est-à-dire en dépassant (et incluant) à la fois le « sans » et le « avec ».

C’est à travers ce discours qu’Ārya Avalokiteśvara transmet la « perfection de la sagesse » à Śāriputra. Quand ce sūtra paraît, peut-être pour la première fois au VIIème siècle, sous la forme de la traduction chinoise de Xuanzang (Hsüan-tsang 602—664), qui pourrait bien, selon Jan Nattier, en être l’auteur, il intègre une incantation (sct. dhāraṇī), un mantra, un phénomène en vogue à l’époque. C’est un expédient. Au lieu de lire, méditer et comprendre le Grand sūtra de la perfection de sagesse, voire le Sūtra du Cœur, il suffit désormais de réciter l’incantation pour s’imprégner de la perfection de la sagesse. Puis, quand l’approche de la perfection de la sagesse est dépassée par le tantrisme, la Perfection de la sagesse est personnifiée par une déesse, dont on peut faire le culte. Ce culte intégrera toutes les activités habituelles des tantras, « à toutes fins utiles », y compris celles destinées à se débarrasser de ses obstacles et de ses ennemis.

Le rituel de rançon conduit au monastère de Benchen
Ainsi, le système de la perfection de la sagesse s’est vu également enrichi d’un rituel de rançon (tib. gtor zlog), où les quatre Māra entourent la victime de forces maléfiques, présente sous la forme d’une effigie (tib. ngar mi), placée devant une représentation du Bouddha. Ce qui avait lieu de façon intérieure et spirituelle dans la transmission racontée par le Sūtra du Cœur est ici mise en scène de façon plus que concrète. La vacuité manifeste n’est autre que les cinq ensembles psychosensoriels (skandha), les quatre/cinq éléments, les sagesses etc. Et n’est autre que le Bouddha, la divinité etc.

Idéalement, les expédients conduisent d’une « pratique » (sct. sādhana) à la vacuité manifeste (« embodied »). Mais si toutes les routes mènent à Rome, en partant de Rome, toutes les routes mènent n’importe où. Les routes, les ponts, les radeaux, les escaliers etc. permettent d'aller dans les deux sens. Normalement, le radeau est abandonné après la traversée. Les pratiques ont forcément une forme dualiste, qui, idéalement, doit conduire à la non-dualité. Mais quand la dualité de la pratique (y compris de son objectif) n’est pas dépassée, on reste enfermé dans un symbolique dualiste réifié.

Quand, dans la « vie réelle » de tous les jours, nous sommes confrontés à des problèmes, des « obstacles », le sens du Sūtra du Cœur pourrait nous aider à voir leur nature (=sagesse), tout en essayant de les résoudre… Mais quand la sagesse est personnifiée en Déesse avec son maṇḍala et que nos problèmes/ « obstacles » sont personnifiés en Māra, à qui l’on présente des offrandes en leur demandant des faveurs, cela semble excessivement laborieux, inadapté, sans que l’on soit certain de l’effet escompté.

La vacuité manifeste est à la fois vacuité et manifeste. « Manifeste », ce sont toutes les concrétisations, de l’Esprit à l’œuvre dans la Matière. Car dans les méthodes religieuses théistes presque tout peut être réduit à des jeux de l’Esprit et de la Matière. Quand l’Esprit se manifeste, se concrétise, dans la Matière en se multipliant comme les couleurs du prisme, il sort de son repos bienheureux. Fasciné par ses propres manifestations, Il peut, en s’identifiant à elles, alors s’oublier. Les méthodes religieuses théistes ont alors pour but de L’aider à s’en re-souvenir. Mais on est bien dans le cadre théiste d’une dualité Esprit-Matière, même si la Matière est considérée comme la création ou l'organisation du chaos, le reflet naturel, le flux etc. d'un Esprit, qui ne serait autre que Dieu. Et que voulons-nous dire quand nous disons Dieu, qui a une très longue histoire plutôt compliquée…

La perfection de la sagesse ne se préoccupe pas de « la Source » et ne cherche pas à s’y (ré)installer pour (re)trouver la paix. Aussi n’a-t-elle que faire des discours sur la Source (mythologie, cosmogonie, généalogie…). Pour elle-même du moins. Pour agir et pour aider ceux enfermés dans des discours, il faut bien que la perfection de la sagesse passe par des discours, des méthodes (y compris théistes), sans lesquelles elle n’aurait aucune prise, et qu’elle utilise comme des expédients. Pour sauver des discours sur la dualité Esprit et la Matière, avec l’Esprit animant/créant/manifestant la Matière, elle doit alors se servir d’une grammaire adéquate.

Du point de vue de la perfection de la sagesse et du concept des expédients, le Rituel de rançon de la perfection de la sagesse (tib. sher snying bdud zlog) servirait à reconduire vers une perspective de vacuité manifeste (à la fois Esprit et Matière si l’on veut, mais sans les pièges). Proposer un rituel (de rançon ou autre avec tout le package associé) à cet effet, ne se justifie que dans le cas d’un adepte sensible au discours ritualiste et de son efficacité. Si l’on n’y est pas sensible, faudrait-il d’abord s’y rendre sensible (comment ?), pour ensuite « pratiquer le rituel » en attendant les siddhi ? Si l’on se trouve à un point B hypothétique, et qu’il existe des possibilités pour passer à point A (vacuité manifeste), pourquoi passer par point C (approche ritualiste traditionnelle) pour passer à point A à partir de là ? Qu’est-ce qui justifie ce détour pour un adepte occidental contemporain ?

« L'erreur habituelle de l'Occidental (et notamment des théosophes) est de se comporter comme l'étudiant de Faust qui suit les mauvais conseils du diable, de tourner le dos à la science, de s'adonner à l'extase orientale, de prendre à la lettre les exercices de yoga et de devenir un pitoyable imitateur. La théosophie est le meilleur exemple de cette méprise. En agissant ainsi il abandonne l'unique terrain sûr de l'esprit occidental et se perd dans un brouillard de mots et d'idées qui ne seraient jamais sortis de cerveaux européens. »
« C'est pourquoi il ne s'agit pas d'imiter artificiellement les peuples lointains, voire de leur envoyer des missionnaires, mais de bâtir sur place la civilisation occidentale qui souffre de mille maux, et de prendre pour cela l'Européen réel dans sa vie quotidienne d'Occidental, avec ses problèmes conjugaux, ses névroses, ses idées politiques absurdes et tout le désarroi de son univers. »

Carl-Gustav Jung, Commentaire sur le mystère de la fleur d'or, Introduction aux difficultés de l'européen face à l'orient

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[1] Mon autobiographie spirituelle

[2] Mon autobiographie spirituelle

[3] Deutsche Welle

[4] Rencontre avec le karmapa, le protégé du dalaï-lama LE MONDE MAGAZINE | 25.07.2010 à 20h12 • Mis à jour le 25.07.2010 à 20h15 | Par Martine Valo - Envoyée spéciale à Dharamsala (Inde)

[5] La traduction choisie par Lopez

[6] « Deng gi dus na sgrub brgyud snying po’i bstan pa de ‘dzin dang bcas par gegs chag ci che byung bar brten/ » La nature exacte des « obstacles » n’est pas précisée.

[7] Le passage concerné en ligne

[8] Un exemple : « Namo ! Maîtres racines et de la lignée, déités yidam, Et la ḍākinī, mère courroucée qui subjugue les māra, Par la bénédiction de leur suprême vérité, Toute la dissonance de l’environnement, l’énergie négative dirigée, les malédictions et les sorts, Et toutes les circonstances discordantes, calamités et menaces, Sont renvoyés aux ennemis qui nous haïssent : Jo ! Sont renvoyés aux créateurs d'obstacles qui nous blessent : Jo ! Et retournés sur ceux qui agissent comme māra et ennemis : Jo ! Puissent-ils être renvoyés sans qu'aucune trace n'en demeure ! » Source

[9] Le traité de Bodhidharma, Bernard Faure, Point Sagesses, pp. 69-70

[10] C’est-à-dire dans la traduction chinoise de Kumārajīva (343/344—413). Voir Jan Nattier dans son article The Heart Sutra: A Chinese Apocryphal Text?. La traduction chinoise du Sūtra du Cœur est attribuée à Xuanzang (Hsüan-tsang 602—664). Jan Nattier émet l’hypothèse que la version sanscrite du Sūtra du Cœur pourrait être une « retraduction » (« back-translation ») de la version de Xuanzang, ce phénomène étant connu et attesté (voir Jan Nattier).


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