dimanche 3 juillet 2016

Au secours, des mahāsiddhas !


Khenpo Gangshar (à gauche) et Chogyam Trungpa (à droite) 

Les mahāsiddhas avec leur idéal de Heruka, ont-ils réellement existé ? Rien n’est moins sûr, mais il est certain qu’ils ont toujours inspiré les bouddhistes tibétains et qu’ils sont très présents dans l’imaginaire tibétain.

Quand nous regardons la vie de Khenpo Gangshar et plus particulièrement l’épisode où celui-ci change radicalement son style de vie et d’enseignement, il faut se rendre à l’évidence : il s’est réellement pris pour un mahāsiddha. La conversion semble s’être produite pendant l’été de 1957, probablement suite à l’ascension du mont Doti gangkar (tib. rdo ti gangs dkar), racontée par Chogyam Trungpa dans Born in Tibet (p. 120-121).

Le dieu de cette montagne est rGyam rgyal rdo ti gangs dkar, « un dieu blanc portant un casque et une armure faits de cristal. Il monte un cheval marron-blanc avec une crinière couleur turquoise. Il tient un vajra et une bannière de victoire. Il est en compagnie de ses huit frères, ses neuf femmes, ses neuf ministres et une suite de cent mille nymphes de lac (tib. mtsho sman) ».[1] Son culte a été intégré dans le culte de Padmasambhava, qui l'a "dompté" et qui est désormais le maître du lieu. Karmapa IV (Rol pa’i rdo rje 1340-1383), considéré comme une réincarnation du Vidyādhara Hūṃkāra, avait dit du lieu que « Padmasambhava avait promis que quiconque atteint ce lieu sacré, recevra le grand pouvoir de faire des prophéties. Et que dans l’avenir, il aura une vision où il se retrouvera devant Padmasambhava. »[2]

Plusieurs hypothèses. Khenpo Gangshar est « malade ». Chogyam Trungpa l’amène sur la montagne sacrée. Khenpo Gangshar reçoit la bénédiction de Padmasambhava ainsi que le don de la prophétie promise. Il devient un gter ston, un mahāsiddha…, prend une compagne etc., prévient les tibétains contre le danger chinois imminent et prend les mesures que lui inspirent sa clairvoyance.

Ou bien, une hypothèse plus pragmatique. Khenpo Gangshar, comme de nombreux Tibétains, voit les signes précurseurs des menaces qui pendent sur le Tibet et fait une dépression. Comment parler avec autorité au peuple tibétain ? En étant autorisé par plus grand que soi. Faire l’ascension d’une montagne sacrée, recueillir la grâce associée à cette ascension, et descendre comme un homme transformé, un « mahāsiddha ». Comment reconnaît-on un mahāsiddha ? Pardi, par sa conduite insolite, racontée dans toutes les hagiographies ! Khenpo Gangshar s’est laissé peut-être inspirer par Padampa, j’y reviendrai. Comment parler aux « hearts and minds » du peuple Tibétain ? En réunissant ses chefs (religieux) et en essayant de les convaincre. D’abord de sa transformation en un mahāsiddha aux dons prophétiques et ensuite du message dont il est porteur. Si c’est trop pragmatique, on peut penser qu’il y avait peut-être un peu des deux, les maîtres qui veulent passer pour des mahāsiddha y croient souvent eux-mêmes. Puis, il ne faut pas se leurrer. L’assurance de Khenpo Gangshar lui venait aussi de sa naissance dans la famille du Séchen gyaltsab, son adoption par Jamgon Kongtrul II, le fils du Karmapa XV. Qu’un jeune maître pouvait impressionner des tulkous plus âgés venait aussi de cette assurance (tib. spobs pa) là. Quoi qu’il en soit, Khenpo Gangshar adopte le comportement d’un terteun, d’un prophète de Padmasambhava, et d’un mahāsiddha imprévisible. Imprévisible ?

Vue sur le massif de Tsibri à partir du village de Tingri - Michael Smith


La Montagne de gloire (dpal gyi ri) est le massif de Tsibri (tib. rtsib ri) près de Tingri, la résidence de Padampa. On dit que cette montagne est la demeure des mahāsiddhas indiens[3]. Un jour quand Padampa revenait au bout de quelques jours de pratique, le peuple de Tingri se regroupait autour de lui. Dampa leur dit : « Aujourd’hui faisons comme les bhigyapa (les sadhus), que personne ne pense ! » Son disciple Kunga lui demanda « qu’est-ce que c’est faire comme les bhigyapa ? » Dampa répondit : « C’est marcher par-dessus les concepts mondains en adoptant une conduite yoguique ! Enlève tes habits, on va te libérer et voir si tu en es capable ou non ! » kunga demanda : « Dampa, que veux-tu dire ? » Dampa enleva les habits de Kunga en lui disant : « Tu es arrivé nu [sur cette terre], et tu repartiras nu ! Enlève ces habits conceptuels et cours vers les champs de félicité ! » et en lui tapant sur les fesses. Kunga courrait pour se cacher dans une grotte sous les rires des villageois. Dampa dit : « Ce n’est pas de bonne augure, Kunga n’en est pas capable ! Qui tiendra alors ma lignée ? » Il dit à Gyagom ma (Rgya sgom ma) « toi, donne l’exemple et que toutes les dames de Chechung se prosternent nues ! » Elle se prosterna nue. Cela ravit Dampa qui dit « Gyagom ma de Charchung a détruit les huit soucis mondains, et en a fini avec. »[4]

Une autre anecdote précise le lien entre nudité, sentiment de honte et abandon des soucis mondains. Une fois lorsque son disciple So (chung dge 'dun 'bar) venait de recevoir des instructions sur l’Intelligence pure (tib. rig pa), il se mit à courir à travers le village en criant. Il enleva tous ses habits, ce qui fit rire Dampa : « Maintenant Utog (?) s’est engagé dans la conduite du yogi et fait la guerre contre les huit soucis mondains ! » […] On lui rapporta plus tard que quelqu’un s’était laissé tombé tout nu au milieu de toutes les femmes du village. On l’avait laissé ainsi et au bout d’un moment, il s’est relevé. C’était très embarrassant ! Dampa répondit : « Il n’y a pas de raison d’être embarrassé. L’embarras n’existe que dans l’imagination des êtres du monde. Un enfant ne connaît pas l’embarras parce qu’il n’est pas conditionné par des choses imaginaires. En s’engageant fermement dans les choses imaginaires, on devient embarrassé et cela crée de l’attachement et de l’aversion. Un ācāṛya n’a pas d’habits. Vajravarahī n’a pas de robe ! Nous sommes dans une lignée nue. »[5]

La conduite antinomique pour se libérer des conventions du monde, à la façon des cyniques grecs ou des pāśupatas indiens. Certes, la « liberté des conventions du monde » peut s’exprimer par des comportements non conventionnels. Mais tout comportement non conventionnel est-il forcément une expression de liberté, ou peut-il être l’effet d’une simple imitation ? Reste à voir si l’imitation peut-être efficace ?

Chogyam Trungpa avait apparemment tenté de poursuivre la « lignée nue » de Padampa et de Khenpo Gangshar, comme il s’avère de l’incident de la fête d’Halloween à Naropa University en 1975, en faisant déshabiller de force les invités par ses gardes. Imitation ou acte altruiste spontané pour libérer des huit soucis mondains ? De toute façon, restez sur vos gardes quand on vous présente un mahāsiddha qui veut vous « libérer des soucis mondains » ou vous briser les concepts !

MàJ28092019

Pour un exemple de dissonance cognitive vue de l'intérieur, un extrait d'un livre de Jan Geurtz, un disciple néerlandais de Sogyal Lakar, lui-même devenu un enseignant de sa lignée. La traduction française est de moi.

"Dans le bouddhisme tibétain, le respect aveugle des ordres d'un maître est une manière pour tester son progrès sur le chemin spirituel. Souvent l'ordre « déshabille-toi ! » fut utilisé pour cela, et de préférence devant une salle remplie d'une centaine d'autres étudiants. Un étudiant avancé se déshabille alors sans sourciller, et suit l'ordre sans protester ou juger, tandis qu'un débutant peut-être reconnu à son embarras et à son manque de confiance. Le plus souvent, [Sogyal] Rinpoché vis au bout des premiers habits enlevés, comment réagissait l'étudiant, et celui-ci pouvait alors rester habillé. Une fois j'ai assisté quand c'était le tour d'anciens étudiants. « Mets-toi à poil » dit le maître. L'étudiant se mit alors debout devant la salle, et comment ça, le visage totalement détendu et entièrement à l'aise, à défaire le bracelet de sa montre. Il fit très lentement de façon provocateur et en lançant des regards coquins dans l'audience, tout en ouvrant sa chemise, bouton après bouton. La salle était pliée de rire, et [Sogyal] Rinpoché aussi en voyait l'humour, ce qui mit aussitôt fin à la représentation.
Apparemment Zsaza avait été soumise à un test de ce genre, mais alors en aparté. Même si dans ce cas précis la motivation du maître était pure et exclusivement destinée à aider l'étudiante à surmonter les blocages autoprotecteurs, c'était plutôt maladroit de sa part de le faire en privé, sans la présence des autres, et visiblement à quelqu'un qui n'y était pas encore préparé. Et oui, même les maîtres font des erreurs et la mauvaise publicité sur [Sogyal] Rinpoché qui a suivie en était la conséquence." Extrait de du livre 'Vrij van gedachten' (Libre de pensées, 2015) de Jan Geurtz, disciple de Sogyal Rinpoché

Lire aussi Crazy Wisdom, Uncomfortable Questions, April 28, 2018 by Katherine Rose

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[1] René De Nebesky-Wojkowitz: Oracles and demons of Tibet: the cult and iconography of the Tibetan protective deities

[2] A. Terrone - The Raven Crest, p. 264

[3] Lion of siddhas, David Molk, p. 335

[4] Traduction d’après Lion of siddhas, David Molk, pp. 246-247

[5] Traduction d’après Lion of siddhas, David Molk, pp. 259

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