jeudi 30 juin 2016

Dampa sur le sens essentiel



On demanda à [Dampa] si l’intégration [du désir] sur le chemin des anges (tib. pho nya’i lam sct. dūtīmārga[2]) était un chemin plus court. Le précieux Dampa répondit :

Le fil du rasoir sert à couper rapidement, mais les enfants des singes (les Tibétains), étant incapables de tels remèdes, finissent par se disputer avec leurs mudrā tibétaines.
Quand un pratiquant va avec une femme, ne trouvant pas de satisfaction, elle finira dans la pratique en ménagère (tib. khyim thab ma). Les Tibétains aux nez plats attachent des rênes à la divinité et n’aiment pas le rituel du nom (tib. ming gi cho ga) des quatre initiations[3].
L’homme qui élimine l’erreur par la nature des choses (sct. dharmatā) et qui est libre du jeu intellectuel des dyades (tib. blo mtha’) n’a pas besoin des quatre initiations.
L’homme qui sait que le Maître est l’Éveillé et que les manifestations naturelles (tib. rang snang) sont authentiques n’a pas besoin de transformation divine (tib. lha bsgom).
L’homme pour qui les apparences sont comme un livre et dont la réalisation est stimulée par les consciences psychosensorielles n’a pas besoin d’utiliser une mudrā.
L’homme qui suit le chemin des apparences de l’intelligence et dont les apparences dualistes se libèrent d’elles-mêmes n’a pas besoin de pratiquer physiquement et verbalement.

***
Texte tibétain (wylie)

Pho nya lam du khyer ba[1] ‘di bgrod thag nye ba lags sam zhus pas/ dam par in po che’i zhal nas/

Spu gri’i so ‘dis chod skyen pa yin te/ spre’u yi phru gus gnyen po bsten mi nus pas/ bod kyi phyag rgya mas gyod la gtugs/ sgrub pa po bud med dang ‘phrad pa la ‘tshengs pa med kyis/ nyams len khyim thab ma byed/ bod sna leb pas lha la mthur mda’mthogs pas/ dbang bzhi bskur ba’i ming gi cho ga la ma dga’/ ‘khrul pa chos nyid du sangs nas/ blo mtha’ grol ba’i mi la dbang bzhi mi dgos par gda’/ bla ma la sangs rgyas su shes nas rang snang dag pa’i mi la/ lha bsgom mi dgos te mchi/ snang ba dpe char shar nas/ tshogs drug gis rtogs pa’i rkyen bskul byed pa’i mi la phyag rgya ma bsten mi dgos par gda’/ rig pa snang lam ‘byongs nas/ gnyis snang gi shes pa rang sar grol ba’i mi la/ lus ngag gi dge sbyor mi dgos par gda’ gsungs/ ‘khrul pa chos nyid du sangs nas/ blo mtha’ grol ba’i mi la dbang bzhi mi dgos par gda’/ bla ma la sangs rgyas su shes nas rang snang dag pa’i mi la/ lha bsgom mi dgos te mchi/ snang ba dpe char shar nas/ tshogs drug gis rtogs pa’i rkyen bskul byed pa’i mi la phyag rgya ma bsten mi dgos par gda’/ rig pa snang lam ‘byongs nas/ gnyis snang gi shes pa rang sar grol ba’i mi la/ lus ngag gi dge sbyor mi dgos par gda’ gsungs/ 

Extrait du phyag rgya chen po brda'i skor gsum (réf. TBRC W23993)


[1] Voir : ‘Dod chags lam du ‘khyer ba pho nya’i lam mchog rdo rje sems dpa’i snying tig (A p. 229-236, B p. 233-245[ incomplet]). Ce texte sur la pratique d’intégration du désir-attachement (‘dod chags) appartient aux appendices permettant de progresser dans la pratique de la
Claire-Lumière. Son titre ornemental (donné p. 230) est Le Filet Lumineux du Délice-Vacuité (bDe stong ‘od kyi dra ba). Sa pratique s’appuie sur un yoga accompli avec un sceau d’action (las kyi phyag rgya) et se compose de deux parties principales. La première concerne les préliminaires (sngon ‘gro, p. 230-231) avec notamment l’examen des caractéristiques du sceau d’action (p. 230), la manière de l’attirer à soi (‘gug pa, p. 230-231) et celle de tourner son esprit vers le Dharma (p. 231). Les diverses phases de la pratique principale sont ensuite décrites en détail (p. 231-235) et sont basées sur le système des Quatre Joies (dga’ bzhi) : la Joie (dga’ ba), la Joie Précellente (mchog dga’), la Joie née simultanément (lhan cig skyes pa’i dga’ ba) et l’Absence de Joie (dga’ bral).

[2] Voir le Cakrasaṃvaratantram [Vol.2]

[3] Peut-être le nāmaṣeka (tib. ming gi dbang). Difficile de voir où veut en venir Dampa. Vu le contexte et l'ensemble des propos, il pourrait s'agir d'un intérêt particulier des tibétains pour les aspects plutôt sexuels des initiations des tantras supérieurs (2ème et 3ème initiation), au détriment des autres rituels (voire des tantras inférieurs p.e. kriya tantra)... Autrement dit, ils choisissent ce qui les intéresse, ce qui fait dire à Dampa qu'ils attachent des rênes à la divinité comme à une bête de somme. 

dimanche 19 juin 2016

Réchungpa, l'enfant terrible de Milarepa


Le fils prodigue, Rembrandt


Le Milarepa que nous connaissons surtout est celui né de l’imagination de Tsangnyeun heruka (gtsang smyon he ru ka sangs rgyas rgyal mtshan 1452 - 1507), et publié dans la vie et les chants de Milarepa (tib. rnam mgur). Le volume des chants est quelquefois considéré comme le commentaire de l’hagiographie.[1] La version des Chants de Tsangnyeun heruka a un objectif très clair : promouvoir la voie des expédients (sct. upāyamārga) yoguique, que l’on considère descendre de Réchungpa, le disciple de cœur (tib. thugs sras)[2] et d’autres grands disciples yogi de Milarepales douze grand fils [répas], tib. bu chen bcu gnyis) et montrer comment Milarepa fut le détenteur de ces méthodes. Autrement dit, il veut authentifier des méthodes apparues plus tardivement à Milarépa, par la composition de l’hagiographie et des Chants et la compilation des diverses transmissions aurales (tib. snyan brgyud) qui descendraient de Réchungpa.

Tsangnyeun heruka a véritablement voulu incarner Milarepa tel qu’il le voyait. Il s’identifie à lui et on n’échappe pas à l’impression qu’il a sans doute mis beaucoup de lui-même dans le personnage de Réchungpa[3]. La vie de Réchungpa traverse les Chants de Milarepa comme un fil rouge et l’on trouve des références de toutes les diverses transmissions aurales (tib. snyan brgyud) dans les Chants.

C’est dans la 10ème histoire (ras cgung pa dang mjal ba’i skor[4]) que Réchungpa apparaît pour la première fois. On y apprend que Milarépa lui apprit la chaleur mystique (tib. gtum mo) et que Réchungpa avait contracté la lèpre par un mauvais sort et qu’il devait aller en Inde, pour être guéri par un certain gourou Balacandra. Après son retour, il rejoint Milarepa.

Réchungpa fait son retour dans la 23ème histoire (na ro bon chung btul ba’i skor[5]) où il atteint l’éveil. Lors d’un gaṇacakra avec ses disciples, des ḍākinī viennent leur offrir des dons célestes. Dans la 25ème histoire (Ras chung ma dang mjal ba’i skor[6]), Réchungma, une ḍākinī réincarnée en une jeune femme de bonne famille et ses quatre amies entrent en scène. Réchungma enlève la pierre de jade qu'elle porte dans sa ceinture et l'offre à Réchungpa. Elle devient son disciple et médite avec lui et les autres yogis. Milarepa pensa que Réchungma en tant que « ḍākinī qualifiée » ferait une bonne partenaire pour un yogi (tib. mstan ldan gyi rnal ‘byor ma spyod pa’i grogs su ‘od pa). Elle lui donna toutes les instructions, et ordonna à Réchungpa de s’occuper d’elle. Elle servit de partenaire à la pratique de Réchungpa (tib. re zhig gi bar du ras chung pa’i thugs dam gyi grogs mdzad p. 429).

Les Chants intègrent également une série d'histoires (tshe ring mched lngas drod nyul ba dang zhus lan gyi rim pa p. 451) où figurent la déesse Tseringma et ses quatre sœurs, qui viendraient de Ngendzongpa et de son maître Bodhirāja. Selon ces sources, Tséringma et ses sœurs auraient servi de partenaire sexuelle (sct. karmamudrā) à Milarepa. En fait, le chapitre de Tseringma et les pratiques qui y sont expliquées correspondent à la série de six états intermédiaires (bar do drug gi khrid yig) de Karma Lingpa (1326–1386). Tséringma et ses sœurs font référence à Guru Padmasambhava (tib. slob dpon pad+ma ‘byung gnas p. 503), qui de retour du Tibet, les aurait données les instructions ésotériques. Et en plus, en Inde, elles auraient, dans le charnier Obscure et bruyant (tib. dur khrod mun pa sgra sgrog) étaient initiées par le maître Digvarman (slob dpon phyogs gyi go cha) et Kṛṣṇācāryavratapāda (brtul zhugs spyod pa nag po zhabs) dans le grand maṇḍala. C’est la raison pourquoi elles seraient des récipients qualifiés pour Milarepa. Milarepa leur donne les instructions des six bardos, très proches de celles de Karma Lingpa. A la fin de celles-ci Tséringma promet de désormais toujours suivre Milarepa et d’être sa mudrā[7]. L’instruction et la pratique de la karmamudrā suivent (pp. 517-521).

Ce passage dans les Chants sert à fournir la preuve de la pratique de karmamudrā par Milarepa (1052-1135) dans le cadre des instructions des six bardos. Le même type d’instructions que le terteun Karma Lingpa (1326–1386) avait redécouvert plus de 200 ans plus tard. Il faudrait comparer les textes de ces instructions. Les instructions de karmamudrā de Milarepa auraient ensuite été transmises à un certain Bodhirāja puis à Ngendzongpa, pour finalement être intégrées dans la collection des transmissions aurales de Tsangnyeun heruka (1452-1507). On pourrait imaginer que les instructions des six bardos de Karmalingpa aient pu être récupérées puis intégrées comme une transmission aurale, qu’il fallait authentifier par d’autres moyens (hagiographiques). C’est une possibilité. J'y reviendrai sans doute.

Poursuivons le fil rouge de Réchungpa dans les Chants de Milarepa. Suite à l’épisode du conflit avec les moines scolastiques, Réchungpa avait honte du manque d’érudition de son maître et souhaitait aller en Inde (ras chung ti pu’i skor p. 556) pour sa formation scolastique. C’est dans ce chapitre que nous apprenons que Milarepa n’avait reçu que quatre des neuf instructions du Cycle des neuf cycles de la ḍākinī incorporelle (tib. lus med mkha' 'gro skor dgu) que Tailopa/Tillipa aurait reçu directement de Vajravarāhī. Marpa aurait dit à Milarepa que les cinq autres instructions seraient encore disponibles en Inde et qu’un disciple de Milarepa les obtiendrait d’un disciple de Nāropa. Réchungpa part en Inde avec un groupe de quinze moines sous la direction d’un lama (dzogchenpa) du nom de Kyiteun (tib. kyi ston). Au Népal, Réchungpa rencontre Bharima, une disciple (et peut-être la femme) de Tipupa, à son tour un disciple de Nāropa[8], qui transmet les instructions à Réchungpa, que celui-ci pratiquera avec sa femme Bharima. C’est dans l’hagiographie de Réchungpa que nous apprenons que Tipupa vit au Népal. Dans les Chants, c’est en Inde que Réchungpa le rencontre.

Pendant le même voyage, « de retour de l’Inde », Réchungpa fait la rencontre de la yoginī Machig la Reine des siddhas (tib. ma gcig grub pa’i rgyal mo), qui lui transmets les Instructions de la vie infinie.

L’histoire de la corne du yack (gyag ru’i skor, p. 578) raconte le retour de Réchungpa et les retrouvailles avec Milarepa. Réchungpa montre avec fierté tout ce qu’il avait trouvé en Inde/Népal, mais Milarepa n’est pas impressionné. Milarepa dit qu’il était très satisfait des six yogas et de la mahāmudrā et que ce voyage en Inde était en fait inutile.[9] Dans l’histoire suivante (rkyang mgur gyi skor, p. 597), en absence de Réchungpa, brûle la plupart des textes que celui-ci avait ramenés. En rentrant, Réchungpa sentant une odeur de brûlé se fâcha contre Milarepa quand il vit ce qu’il avait fait. Pour regagner la confiance de Réchungpa, Milarepa montre un miracle après l’autre mais sans impressionner Réchungpa qui lui dit en boudant « Tes miracles sont comme des jeux d’enfants, tu en fais tellement que ça en devient ennuyeux, rends-moi mes textes ! » Finalement quand Milarepa s’envole de plus en plus haut et que Réchungpa a peur de le perdre, il se repentit. Milarepa ne garde que les cinq instructions du Cycle et dit que les autres textes ne sont que des mantras hérétiques (tib. mu stegs kyi ngan sngags p. 609). Ils ne disparaîtront cependant pas tout à fait

La fin des Chants consiste en une série d’histoires diverses (kha ‘thor sna tshogs kyi skor p. 678 etc.), qui ont peut-être été ajoutées ultérieurement. Le Milarepa qui y est présenté devient quelquefois un peu caricatural, c’est souvent le thaumaturge plutôt que l’ami spirituel que l’hagiographe montre. L'hagiographe, en bon communiquant, semble y planter des « éléments de langage ».

L’histoire sur l’initiation et la consécration (dbang bskur dang rab gnas kyi skor p.701) nous montre comment Milarepa confère l’initiation-vase (tib. rin chen bum chu’i dbang bskur) d’une lignée aurale (tib. mkha’ ‘gro snyan brgyud kyi gdams ngag). Non seulement, Milarepa fut détenteur de la lignée aurale, il l’avait aussi transmise. Qui furent présents ? Sont mentionnés nommément Réchungpa et Ngendzongpa « etc. ». Gampopa n’y est pas par exemple. Le vase s’élève dans le ciel et confère lui-même l’initiation (bum ba rang gis dbang bskur la/) faisant descendre les sagesses, la compassion des lamas de la lignée kagyu (bka’ brgyud bla ma’i thugs rje yin). Cette histoire courte finit par montrer comment Milarepa consacre (tib. rab gnas) une représentation de Vajravārāhī peinte par Réchungpa, en faisant pleuvoir des fleurs amenées par les ḍākinī venues de la Terre pure du corps réel du Bouddha (tib. rgyal ba chos sku’i zhing khams nas).

L’histoire de la chanson à boire (chang glu’i skor, p. 718) constitue un autre élément traditionnel des lignées réchungpistes. Ici, c’est Milarepa qui pousse ses compagnons à boire et qui leur montre la meilleure façon.
« Je suis un yogi qui boit
Premièrement, parce que le corps réel (sct. dharmakāya) s’y manifeste clairement et authentiquement
Deuxièmement, parce que c’est le Bouddha dans son corps imaginal (sct. saṃbhogakāya)
Troisièmement, parce que le corps apparitionnel (sct. nirmāṇakāya) se manifeste en tout
Ce boisson fermenté qui coule constamment
Les prédisposés le boivent comme du nectar (sct. amṛta)
Et d’éventuels non prédisposés sans hésitation
. »[10]
L’histoire suivante (ram ldings gnam phug ma’i skor, p. 724) met en scène Réchungpa et Drigompa (‘bri sgom pa) en train de discuter longuement sur les instructions de Nāropa et de Maitrīpa. Un autre thème qui revient souvent dans les hagiographies kagyupas (p.e. dans La Vie de Marpa, p. 83 éd. Claire Lumière). Pour les Réchungpistes, la part de Nāropa, ce sont les six yogas et la part de Maitrīpa la mahāmudrā.[11] Cette discussion récurrente reflète sans doute des débats au sein des écoles kagyupas. Milarepa fait un chant dans lequel il tente des réunir les deux points de vue. Réchungpa est invité par des bienfaiteurs et s’absente pendant trop de jours. Quand il revient Milarepa s’est enfermé chez lui. Réchungpa est encore trop enclin aux huit soucis du monde selon Milarepa.

Dans l’histoire suivante (ras chung dbus bzhud kyi skor p. 731), Réchungpa veut rendre visite à ses propres disciples dans la province de Ü (tib. dbus). Milarepa pense qu’il n’est pas encore prêt. Réchungpa résiste et Milarepa finit par accepter. Avant de laisser partir Réchungpa, Milarepa lui donne les derniers conseils. Il le prévient notamment contre une « chienne » (« bitch ») à Ü qui lui attrapera le pied[12]. Il lui recommande de ne pas oublier son lama et sa pratique quand cela lui arrivera. Après son départ, Milarepa est triste : « Il y a beaucoup de répa, mais un comme Réchungpa est difficile à trouver. »[13] Dans la province Ü, Réchungpa alla au monastère kadampa de Dyayul (tib. bya yul bka’ gdams kyi grwa sar) où il fut nommé Khenpo Mindrol ? (tib. mkhan po smin grol la bkod pa ?). Il s’y attacha à une aristocrate (tib. lha lcam) du nom de Dame Dembou (lha lcam ldem bu) ; la « chienne », contre laquelle Milarepa avait prévenu Réchungpa et dont Milarepa viendra le libérer. C’est le sujet de la suite de l’histoire du voyage à Ü (dbus bzhud phyi ma’i skor, p. 779).

Pierre de jade olmèque pour culte d'offrande

Milarepa se transforme en un mendiant et se rend à la maison du couple. Réchungpa, ne le reconnaît pas mais lui offre une grosse pierre de jade (tib. g.yu). C’est le don de la pierre de jade qui causera une dispute dans le couple qui se sépare. En rentrant chez Milarepa et ses yogis, Réchungpa voit la pierre de jade au milieu d’un maṇḍala préparé pour une initiation. Il se rend compte que Milarepa l’avait libéré de sa relation avec l’aristocrate :la « chienne ». A la fin de l’initiation, le répa Zhi ba ‘od se lève et dit : « Pourquoi quelqu’un comme Réchungpa, qui maîtrise parfaitement le corps subtil aurait encore besoin de la protection de Milarepa quand il prend une femme pour le yoga sexuel ? » Milarepa répond : « Pour cette pratique, il faut connaître le moment opportun et les bonnes conditions. »[14] Cette épisode rappelle par ailleurs le sauvetage de Goraknāth de son gourou Matsyendranāth retenu captif par des femmes. Il faudra revenir sur le symbolisme de la pierre de jade dans les Chants.

Dans la même histoire, Milarepa recommande à Réchungpa de s’établir à Loro (lo ro), près de la forêt Dyarpo (byar po’i nags) à proximité de la montagne Shambo (sham po’i gangs) à la frontière tibétaine (tib. rdo bod kyi mtshams su), où il pourra se rendre utile à tous les êtres. Et notamment à tous les détenteurs des lignées kagyupa qui auront besoin d’être affiliés aux transmissions aurales (snyan brgyud) de Réchungpa… Mais, en tant que disciple de cœur, il est important que Réchungpa soit présent au moment de la mort de Milarepa, contrairement à Gampopa qui sera absent et arrivera en retard. Milarepa lui demande donc de venir le quatorzième jour (tshes bcu bzhi pa) du mois du cheval (rta'i zla ba) de l’année du lièvre (1135, shing mo yos). « C’est très important ! ». Dans le chant qui suit, Milarepa loue Réchungpa pour être le plus véritable (tib. don po) fils de ces quatre fils (bu bzhi’i nang na don po khyod, p. 787). Quand Réchungpa résida au temple forestier de Shar mo, Dame Dembou venait le voir accompagné de son oncle frappé de lèpre. Elle était méconnaissable, sans argent, ayant subie des épreuves physiques et mentales. Le chant qui suit raconte en détail le déroulement de la dispute au sujet de la pierre de jade et de la séparation. Réchungpa lui donne une pépite d’or, pour qu’elle puisse purifier ses péchés, pratiquer les rituels et les mantras et atteindre les siddhis. Réchungpa s’occupa d’eux par compassion. Elle devint une grande yoginī.

Ici se termine le fil rouge de l’histoire de Réchungpa et des transmissions aurales dans les Chants de Milarepa. On voit que tous les ingrédients des lignées yoguiques réchungpistes sont présents (banquets, ḍākinī, bière, femmes difficiles, miracles volontaires…). Dans les Chants, qui montrent différents profils de Milarepa, on trouve le Milarepa naturel (sahaja) doublé d’un Milarepa thaumaturge, expert en expédients (sct. upāya).

***

[1] The Yogin and the Madman, Andrew Quintman

[2] Selon Tsangnyeun heruka

[3] Les 3 voyages en Inde/Népal, la relation avec les femmes,

[4] Version mtsho sngon mi rigs par khang, 1981, P.275

[5] P. 376

[6] P. 415

[7] Yang zhabs spyi bor blangs nas rje btsun la dus ‘di nas bzung ste skye gnas thams cad kho mo phyi bzhin du ‘brang zhing las kyi phyag rgya bgyid par mtshal bas/

[8] Ou bien le fils de Gayadhara le scribe.

[9] Garma C.C. Chang, The Hundred Thousand Songs of Milarepa, p. 431

[10] Da ni rnal ‘byor chang ‘thung ste// dang po chos skur gsal la dag// gnyis pa longs skur rdzogs sangs rgyas// gsum pa sprul skur ci yang snang*// rgyun chad med pa’i sings po la// skal ldan bdud rtsir ‘thung stem chi// skal med ‘thung mkhan byung dogs med//

[11] Dans l’histoire de Shi ba ‘od « Rje btsun zhabs drung du lo lnga bsdad pas yongs su grags pan A ro pa’i chos drug dang*/ mnga’ bdag mai tri pa nas brgyud pa’i phyag rgya chen po rnams nyams khrid du bskyangs te gdams ngag ma lus pa gnangs nas/ « p. 349

[12] Khyod la dbus su khyi mo zhig gis rkang ba nas ‘ju bar ‘dug pas/ de dus bla ma dang nams len ma brjed par gyis gsungs// p. 742

[13] Ras pa mang ste ras chung pa ‘dra bar nyung*/ p. 747

[14] Ras chung la rlung sems la dbang thob pa’i skyes bu gsang yum bzhes pa la/ rje btsun gyis kyang thugs rjes gzigs dgos shing*/ ras chung pa yang gshags pa ‘bul dgos pa’i rgyu mtshan ci lags zhus pas/ dus tshod gnan bkag shes dgos pa yin gsungs nas mgur ‘di gsungs so/ p. 783

jeudi 16 juin 2016

Dans les coulisses du bonheur national brut


Their Majesties in Dungkhar
Tout commence par un article annonçant la condamnation à une peine d’emprisonnement de sept ans et six mois de Tom Dundee, un chanteur thaïlandais, pour lèse-majesté. Impossible de savoir ce qu’aurait dit ou chanté le chanteur, la Thaïlande ne communique pas à ce sujet m'a-t-on dit. En essayant d'en savoir plus sur le cas de lèse-majesté en Thaïlande, je tombe sur la réaction d’un certain Karmax à l’article An inconvenient death paru le 12 mai 2012 dans The Economist, et où j’apprends l’existence au Bhoutan du principe « Tsa-wa-sum » en vertu duquel des « traitres », « terroristes » ou « anti-nationaux » (ngo log) peuvent être condamnés à des peines allant de 14 ans à un emprisonnement à vie. Je mettrai d'ailleurs à jour les informations de ce billet à fur et à mesure que je les trouve, car tout cela est assez nouveau pour moi. N'hésitez pas de me corriger en cas d'erreur. C’est donc un billet en travaux.

Au Bhoutan habitent principalement trois ethnies. Au nord du Bhoutan, on trouve les Ngalop (parmi lesquels des personnes d’origine tibetaine), à l’est les Sharchokpas et au sud les Lhotshampa (ethniquement népalais), des tribus indigènes ou migratoires (wikipédia). A partir de 1900, des népalais étaient venus au Bhoutan pour y travailler dans l’industrie du bois. Par la suite, ils s’y sont installés et sont devenus des fermiers. En 1952, ces Népalais "Lhotsampa" avaient fondé le premier parti politique du Bhoutan (Bhutan State Congress BSC) pour réclamer la démocratisation, des droits de citoyenneté ainsi qu'une représentation politique pour les Lhotsampa. Cela fut ressenti comme une menace par les Droukpa, qui réfèrent à cet événement par « la première révolte anti-nationale » (ngo log). La Loi sur la Nationalité de 1958 accorda cependant la nationalité bhoutanaise aux immigrants népalais. Au moment de son admission à l’ONU en 1971, le Bhoutan comptait 1.200.00 d’habitants, mais le gouvernement royal affirma qu’il n’y avait que 600.000 habitants bhoutanais. (source).

Le gouvernement royal avait par la suite instauré une Code vestimentaire et de bonne conduite (sgrig lam rnam gzhag), où le port du costume traditionnel des Ngalop (du nord) devenait obligatoire pour tous les habitants du Bhoutan. Les centres administratifs (rdzong) aussi devaient être construits selon des modèles traditionnels. « L'instruction du népalais est interdite à l'école et la langue tibétaine dzongkha est obligatoire. Les Lhotshampa subissent une discrimination culturelle et ethnique au point que certaines professions leur sont interdites (administration, enseignement, etc.) » (wikipédia)

En 1990, les Lhotsampa fondèrent un nouveau parti politique, le Parti du Peuple du Bhoutan (Bhutan People's Party BPP), qui met en cause la validité de l’Assemblée nationale royale parce que les Lotshampas y furent sous-représentés, mais aussi parce que leurs membres n'étaient pas élus démocratiquement. Le parti réclame une monarchie constitutionnelle, le multipartisme, des amendements à la Loi sur la citoyenneté de 1985 ( "One Nation, One People Act"), la fin de la suspension des droits universels de l’homme (qui datait de 1958), l’abolition du système juridique traditionnel, le droit de préserver le port du costume népalais, et la langue et la culture népalaise. C’est dans les tensions qui avaient suivi (l'affaire Rizal, ...), que le terme de « ngolop », terroriste, anti-national, est lancé.

Le terme Tsa-wa-soum (tib. rtsa ba gsum) apparut pour la première fois dans les réformes du troisième monarque bhoutanais Jigme Dorji (1929-1972) dans le Code de la Loi Suprême (Khrims gzhung chen po[1]) en 1957. Les « Trois racines » sont le Pays, le Roi et le Gouvernement (Royal Government Of Bhutan, décret national n° 136). En 1977, l’adhérence au principe des « Trois racines » sous la forme d’un serment devient une condition préalable à l'obtention de la citoyenneté bhoutanaise. Il est intéressant de voir que vers la fin des années 1980, on trouve une idéologie Nation-Roi-Religion[2] similaire à celle de la Thaïlande, où ces trois sont liés de façon indissociable.[3] Deux fois par jour en Thailande, l’hymne national est joué et les citoyens s’arrêtent pour rendre hommage. La même chose au cinéma avant chaque début du film. Les candidats « anti-nationaux » seront facilement repérés…

En 1991, en plein conflit avec les Lotshampa[4], la troisième racine (le gouvernement) devenait « le peuple », soit la nation-le roi-le peuple, « unis sous une même identité partagée ».(NAB, 1991, 2). Cette nouvelle politique, que l'article wikipédia appelle une « politique d’épuration », avait servi à l’expulsion de nombreux membres de la minorité des Lotshampa.
« Des violences (vols, agressions, viols et meurtres) visant des citoyens bhoutanais d'origine népalaise, répandent un climat de peur et d'insécurité qui déclenche, à partir de 1992, un exode des Lhotshampa vers l'Assam et le Bengale occidental en Inde. Plus de 100 000 résidents de langue népalaise des districts du sud du pays, forment une vaste communauté de réfugiés retenus depuis dans sept camps temporaires de réfugiés des Nations unies au Népal et au Sikkim. Cet exode provoque dans certains secteurs de l'administration une hémorragie de cadres. On estime à 150 000 le nombre de Lhotshampa restés dans le pays.
Après plusieurs années de négociation entre le Népal et le Bhoutan, ce dernier accepte en 2000 le principe du retour d'une certaine classe de réfugiés. Toutefois aucun d'eux n'y a encore été autorisé. On signale en 2008 une agitation significative dans ces camps, surtout depuis que les Nations unies ont mis un terme à de nombreux programmes d'éducation et d'assistance dans le but de forcer le Bhoutan et le Népal à s'entendre sur la question » (wikipédia)

Le terme « Trois racines » (tib. rtsa ba gsum) n’avait sans doute pas été choisie de façon arbitraire. Un bouddhiste vajrayāna, et tous les bouddhistes au Bhoutan pratiquent le vajrayāna, prend refuge non seulement en les Trois joyaux (Bouddha, Dharma et Sangha), mais aussi en les Trois racines, à savoir le Lama, les Ḍākinī et les Protecteurs de dharma (dharmapala). Les Trois racines ont un aspect identitaire « de terroir », là où les Trois joyaux sont universels. P.e. les douze Protrectrices (brtan ma bcu gnyis) sont particulièrement reliés au Tibet. La déesse Tséringma en fait également partie. Les dharmapalas ont une très forte fonction identitaire (protecting the roots).

Les associations identitaires du concept des Trois racines conviennent donc très bien à celui d’une identité nationale basée sur la nation, le roi et le peuple. Il faudrait interroger le peuple bhoutanais pour voir ce qu’ils comprennent en entendant parler des « Trois racines » et s’ils font la distinction entre sa signification religieuse et nationale. Les Lhotsampa ont leur propre idée sur la signification de ce terme ("Royal Bhutan Army, Royal Bhutan Police et Royal Body Guards").

En 2008, le Bhoutan signa sa constitution (tib. 'Druk gi rtsa khrims chen mo et devint une monarchie constitutionnelle. La langue officielle est le dzongkha. Le roi (Druk Gyalpo) est le chef de l’état et le symbole de l’unité du Royaume et du peuple bhoutanais. Les pouvoirs religieux et séculier (tib. chos srid gnyis) sont réunis dans la personne du roi du Bhoutan qui, en tant que bouddhiste, sera le détenteur du pouvoir religieux et séculier.[5] L’article 3 de la constitution traite de l’héritage spirituel du Bhoutan, la religion bouddhiste. Mais le roi est aussi le protecteur de toutes les religions (3.2). Il y a une séparation très ambiguë entre la religion et l’état.
Article 3.3
« It shall be the responsibility of religious institutions and personalities to promote the spiritual heritage of the country while also ensuring that religion remains separate from politics in Bhutan. Religious institutions and personalities shall remain above politics. »
On peut être citoyen Bhoutanais par naissance, ou le devenir par naturalisation (Article 6). Toute personne désirant devenir citoyen du Bhoutan doit :
(a) avoir résidé de façon légale au Bhoutan pendant au moins quinze ans
(b) avoir un casier judiciaire national ou international vierge
(c) savoir parler et écrire le dzongkha
(d) avoir une bonne connaissance de la culture, des coutumes, des traditions et de l’histoire du Bhoutan
(e) ne pas s’être rendu coupable de ["lèse-majesté"], en parlant ou agissant contre les Tsa-wa-soum
(f) renoncer à sa nationalité si la nationalité bhoutanaise lui est conférée
(g) faire un serment d’allégeance à la Constitution, si la demande lui en est faite.[6]
Le 16 janvier 2007, le journaliste Shanti Ram Acharya, en visitant sa famille dans le sud du Bhoutan, fut arrêté dans le district de Tashilakh sous l'inculpation d’être un membre du « Parti Communiste du Bhoutan (BCP)[7] » et sous la suspicion de vouloir commettre des actes de terrorisme[8]. Acharya fut condamné à sept ans et six mois de prison…[9] Sa mère, Soma Wati Acharya, avait pu profiter comme de nombreux autres Lhotsampa d’un "programme de réinstallationet vit actuellement aux Etats-unis. Acharya avait fait une grève de la faim en 2009 et avait été remis en liberté en 2014Amnesty International fait état d’autres prisonniers politiques et même d’actes de torture.


[1] "The following is law of Bhutan regarding Thrimshung Chhenpo (Khrims gzhung chen po)
TSA 1 Matters regarding anti-nationals -- those averse to the development of the Kingdom and those assist the enemies.
TSA 1 - 1 The King of Bhutan, the Kingdom of Bhutan and the Government of Bhutan are the three main elements of Bhutan.
TSA 1 - 2 Whether beneficial or harmful to one, whether big or small matters, whether high or low as mentioned at (O), any person who with the intention to cause harm to the three main elements or any of them as mentioned under the above clause TSA 1 - 1, if commits offenses or does not commit or attempts to commit offenses falling under the clause TSA 1 - 3 to TSA 1 - 10 shall be treated as a traitor and shall be liable to the punishment of treason as written under the clause TSA 1 - 11.
TSA 1 -3 If death is caused to the three main elements of Bhutan or any one of them or if such an attempt is made, if harm is caused to the body or the five organs or if such attempt is made.
TSA 1 - 4 If the three main elements or any one of them is challenged with weapons or without weapons.
TSA 1- 5 If defamation is caused to the three main elements or any of them within Bhutan or outside or if such an attempt is made.
TSA 1- 6 If attempt is made to create differences between Bhutan and a foreign country.
TSA 1 -7 If with the intention to cause harm to the three main elements or any one of them, the people within Bhutan or people of a foreign country are instigated or such an attempt is made.
TSA 1- 8 If with the intention to cause serious harm to the three main elements or any one of them, correspondence is made or conversation is held (whatever the topic may be) with persons within Bhutan or with foreign nationals or if correspondence is made or conversation is held with persons in Bhutan and foreign nationals (who are jot supposed to be conversed with).
TEA 1 - 9 If any conspiracy is heard or seen with intentions to cause harm to the three main elements or any one of them, if someone known to be anti-national, if such matter is concealed and not reported immediately to the Government.
TEA 1- 10 If known to be rebels or enemies against the three main elements or any one of them (if known or recognised to be a rebel or an enemy), if arms are sold to them or given freely or given for use, if guided, if secrets are disclosed, if food-water is provided or if any help is given to increase the rebel manpower or earnings.
TSA 1- 11 All those who commit offenses or do not commit or attempt to commit them as described under the above clause TEA 1 - 3 to TEA 1-10 shall be treated as anti- national and shall be liable to punishment for treason.
Note: TSA Wa means main elements i.e. King, Kingdom and Government SUM means three in DZONGKHA (DIALECT), national language of Bhutan. The National Assembly of Bhutan confirmed and approved death punishment for offenses against TSA WA SUM during its 69th session held between March 19-26, 1990.
Source

[2] สถาบันหลักทั้งสามของประเทศไทย (sathaaban lak thang saam khong prathet Thai). "Three main institutions of Thailand". The formula was invented in the 1960s by General Sarit

[3] source

[4] « Les Lhotshampa ou Lhotsampa (népalais : ल्होत्साम्पा ; tibétain : ལྷོ་མཚམས་པ་, Wylie : lho-mtshams-pa, littéralement « les gens du Sud ») sont une minorité bhoutanaise, hindouiste dans un pays pratiquant la branche tibétaine du bouddhisme vajrayanaCette population, qui parle le népalais, car ses ancêtres sont arrivés au Bouthan au xixe siècle du Népal voisin, vivent majoritairement de l'agriculture sédentaire.
108 000 d'entre eux (plus d'un dixième de la population bhoutanaise) ont été chassés par le roi du Bhoutan dans sa politique d'épuration des années 1980 et 1990. Ils ne peuvent retourner chez eux depuis. » (wikipédia). Pour plus de détails voir : Uprooted: The Unheard Story, par Tulsa

[5] « The Chhoe-sid-nyi of Bhutan shall be unified in the person of the Druk Gyalpo who, as a Buddhist, shall be the upholder of the Chhoe-sid. » Bhutanese Constitution, Article 2.2

[6] « (a) Have lawfully resided in Bhutan for at least fifteen years; (b) Not have any record of imprisonment for criminal offences within the country or outside; (c) Be able to speak and write Dzongkha; (d) Have a good knowledge of the culture, customs, traditions and history of Bhutan; (e) Have no record of having spoken or acted against the Tsawa-sum; (f) Renounce the citizenship, if any, of a foreign State on being conferred Bhutanese citizenship; and (g) Take a solemn Oath of Allegiance to the Constitution as may be prescribed. »

[7] « About 100,000 ethnic Nepalese refugees from Bhutan live in camps in Nepal after they were allegedly made to leave Bhutan under government pressure in the early 1990s. From this population, three groups have emerged - the Bhutan Communist Party (Marxist-Leninist-Maoist), the Bhutan Tiger Force and the United Revolutionary Front of Bhutan. » source

[8] « pertaining to criminal conspiracy, undergoing militant training, preparing, planning and aiding terrorists to carry out subversive and terrorist activities against the Tsa-Wa-Sum » source

[9] Source 

mercredi 15 juin 2016

Souci de soi, souci de l'autre




Connectez-vous à vous-même (Search Inside Yourself) par Chade-Meng Tan.

« Partant du principe qu'un bon employé est un employé bien dans sa peau, Chade-Meng Tan a élaboré une série d'exercices simples et parfaitement adaptés à notre rythme de vie pour nous apprendre à méditer en pleine conscience. Et surtout en tirer tous les bénéfices : sentiment de relaxation, capacité de concentration aiguisée, développement de la créativité et de l'empathie, construction de relations saines et fructueuses... » (Editions Belfond)

Ce bestseller introduit la méthode développée par Meng, ancien ingénieur de Google, et enseignée par l’institut leadership Search Inside Yourself, qui a pu ainsi aider des cadres[1] des 100 meilleures entreprises, « non seulement de se sentir mieux, mais aussi d'être plus performant dans sa vie tant professionnelle, que personnelle » (Huffington Post)

Il n’y a rien à redire sur la méthode de Meng qui a fait un excellent travail y compris au niveau terminologique[2]. La méthode associe en fait le développement de l’intelligence émotionnelle à la méthode de pleine conscience déjà connue. Les deux grands maîtres à penser de Meng sont Daniel Goleman et Jon Kabat-Zinn. Le moine Matthieu Ricard, dont les tests en laboratoire ont fait l’homme le plus heureux de la planète fut également une source d’inspiration pour Meng. Les pouvoirs (siddhi) qui semblent avoir particulièrement inspiré Meng furent sa capacité de bonheur, de calme imperturbable[3] et de lecture de micro-expressions[4] sur le visage des autres (abhijñā), à la façon « Lie to me » (Paul Ekman).

Je passe ici sur l’aspect pleine conscience. L’intelligence émotionnelle est un ensemble de compétences émotionnelles que l’on peut apprendre et développer[5]. Elle est définie ainsi par Peter Salovey et John D. Mayer :
« La capacité à percevoir et à exprimer les émotions, à les intégrer pour faciliter la pensée, à les comprendre et à raisonner avec elles, ainsi qu'à les réguler chez soi et chez les autres »[6].
Meng raconte que dans sa jeunesse il fut très malheureux par défaut. C’est-à-dire que si rien de bien n’arriva, il était malheureux. Sa compréhension actuelle est le contraire, il est heureux par défaut, et si rien de mal n’arrive, il est heureux. C’est une façon très simple de parler du potentiel d'éveil (sct. tathāgatagarbha). Ce qui recouvre ce bonheur par défaut, ce sont les processus mentaux et émotionnels qui peuvent nous faire oublier que le bonheur est là par défaut. Les exercices de pleine conscience et d’intelligence émotionnelle peuvent aider à faire prendre conscience du bonheur par défaut et de la nature des processus mentaux et émotionnels. Nous ne sommes pas les processus mentaux et émotionnels, qui changent sans cesse et que nous pouvons par ailleurs changer pour le meilleur et pour le pire, selon les conventions (sct. vyavahāra)...

Les exercices de Connectez-vous à vous-même, basés sur le phénomène de neuroplasticité, vous permettront de faire du profit, de traverser les océans à la rame et de changer le monde[7], bref peuvent faire de vous un trader parfaitement épanoui, un yogi millionnaire et même un chef des armées à la fois efficace et aimé de tous[8].

C’est bien de réussir dans la vie et dans les affaires, mais pour un bouddhiste le bonheur qui vient de la réussite n’est pas le bonheur par défaut, dont parlait Meng. Un bouddhiste dirait que le bonheur par défaut est indépendant des [huit] soucis mondains (tib. ‘jig rten chos brgyad)[9], tout comme le Dharma. Le seul souci qui est vraiment conforme au Dharma est le souci de l’autre. Je me réjouis évidemment d’avoir des élites heureuses et épanouies, pleinement connectées à leur bonheur par défaut, mais permettez-moi de me faire du souci pour le souci de l’autre.

Une anecdote des plus grands rabats-joie du bouddhisme tibétain, les kadampa

« Une autre fois, à Radreng, un sieur (tib. jo bo[10]) était en train de faire des circumambulations autour du terrain du monastère. Dromteunpa lui demanda : « Sieur, faire des circumambulations peut certes être bien (tib. glo ba dga'), mais n'est-ce pas préférable que vous pratiquiez le Dharma ? »

Le sieur pensa que plutôt que de faire des circumambulations, il serait en effet préférable qu’il récite quelques sūtra du Mahāyāna. Il s’assit sur le parvis du temple et commença à réciter des sūtra. Dromteunpa lui fit alors : « Lire le Dharma est très bien aussi, mais ne serait-ce pas préférable que vous pratiquiez le Dharma ? »

[Le sieur] pensa alors que plutôt que de réciter des sūtra, il pourrait faire de la méditation. Il rangea ses textes et s’assit les yeux fermés. Dromteunpa lui dit : « Méditer est évidemment bien, mais ne serait-ce pas préférable que vous pratiquiez le Dharma ? »

Comme il ne trouva plus d’autre chose (sct. upāya) à faire, il dit : « Maître, quel dharma dois-je alors pratiquer ? » Dromteunpa répondit : « Détachez-vous des affaires de la vie, détachez-vous des affaires de la vie ! » (tib. tshe ‘di blos thongs).

Dromteunpa expliqua que tant que nous ne nous détachons pas des affaires de la vie, quoique nous pratiquions ne deviendra pas le Dharma, puisque si nos actes n’échappent pas à l’emprise des huit soucis mondains (tib. ‘jig rten chos brgyad), nos pensées ne sortiront pas du cadre des affaires de la vie. En revanche, si nous nous détachons des pensées relatives aux affaires de la vie, les huit soucis n’y seront plus mêlés et nous serons véritablement engagés sur la voie de la libération. »[11]

***

[1] « Our teachers and coaches have helped senior executives and upper management at Fortune 100 companies, worked in the world’s top neuroscience labs and held prominent executive positions in leading companies. » Source Siyli

[2] « For example, where traditional contemplatives would talk about “deeper awareness of emotion,” I would say “perceiving the process of emotion at a higher resolution,” then further explaining it as the ability to perceive an emotion the moment it is arising, the moment it is ceasing, and all the subtle changes in between. »

[3] « He became the first person known to science able to inhibit the body’s natural startle reflex—quick facial muscle spasms in response to loud, sudden noises. Like all reflexes, this one is supposed to be outside the realm of voluntary control, but Matthieu can control it in meditation. »

[4] « Matthieu also turns out to be an expert at detecting fleeting facial expression of emotions known as microexpressions. It is possible to train people to detect and read microexpressions, but Matthieu and one other meditator, both untrained, were measured in the lab and performed two standard deviations better than the norm, outperforming all the trained professionals. »

[5] « Emotional intelligence is a collection of emotional skills and, like all skills, emotional skills are trainable. »

[6] « The ability to monitor one’s own and others’ feelings and emotions, to discriminate among them and to use this information to guide one’s thinking and actions. »

[7] Chapitre 6, Making Profits, Rowing Across Oceans, and Changing the World. Plaisir, passion et un objectif supérieur (?).

[8] « Another study by leadership expert Wallace Bachman showed that the most effective U.S. Navy commanders are “more positive and outgoing, more emotionally expressive and dramatic, warmer and more sociable (including smiling more), friendlier and more democratic, more cooperative, more likable and ‘fun to be with,’ more appreciative and trustful, and even gentler than those who were merely average. »

[9] Le plaisir et la douleur, le gain et la perte, la louange et le blâme, la célébrité et la disgrâce.

[10] 1) older brother; 2) principal 1 among gods or humans; 3) Jo Bo statue; 4) nobleman, man of high rank, lord; 5) the Buddha

[11] Extrait de « Conseils divers des saints Kadampas » (tib. bka' gdams kyi skyes bu dam pa rnams kyi gsung bgros thor bu ba rnams p. 19-20). Yang rwa sgren du/ jo bo cig gis phyi bskor byas pas/ dge bshes ston pa’i zhal nas/ jo bo skor ba byed pa yang glo ba dga’ ste/ de bas chos cig rang byas na mi dga’ ‘am gsung*/ der [20] jo bo de’i bsam pa la/ skor ba byed pa las kyang theg pa chen po’i mdo klag pa khebs che’am snyam nas/ kun dga’ ra ba’i khyams su mdo bklags pas/ ston pa’i zhal nas/ chos klog pa yang glo ba dga’ ste/ de bas kyang chos cig rang byas na mi dga’ ‘am gsung*/ yang kho’i bsam pa la/ klog pa bas kyang ting nge ‘dzin bsgoms na khyé che ba’i brda yin nam snyam nas/ klog pa bshol nas mal du mig zim me bsdad pas/ yang ston pa’i zhal nas/ sgom pa yang glo ba dga’ ste/ de bas kyang chos cig rang byas na mi dga’ ‘am gsung*/ der khos gzhan bya thabs ma rnyed nas/ dge bshes pa lags/ ‘o na bdag gis chos ji lta bu cig bgyi zhus pas/ ston pa’i zhal nas/ jo bo tshe ‘di blos thongs/ tshe ‘di blos thongs gsung skad/ des na tshe ‘di blos ma thongs na ci byas kyang chos su ma song ste/ ‘jig rten chos brgyad las ma ‘das la/ tshe ‘di’i rnam par rtog pa blos thongs na ci byas chos brgyad dang ma ‘dres pas thar pa’i lam du song ba yin gsung*/

mardi 14 juin 2016

Atlas rencontre le Bouddha

La Chute des Titans, par Jacob Jordaens, vers 1636-1638, Musée du Prado (Madrid)
« L’art gréco-bouddhique est, selon Alfred Foucher en 1905N 1, une synthèse de styles grecs et indo-bouddhistes qui fut, tout d'abord, pratiquée au Gandhara (Pakistan, région de Peshawar) au début de notre ère, sous l'Empire Kouchan. 
Depuis cette date les connaissances se sont affinées. Cette forme d'art hybride est apparue longtemps après que les souverains indo-grecs, descendants des compagnons d'Alexandre le Grand, furent entrés en contact avec des bouddhistes indiens, en particulier sous Ménandre Ier (règne -160 à -135 environ), appelé Milinda en sanskrit. Le développement de cet art forgé par de nombreux emprunts à des cultures diverses correspond d'abord au bassin du Gandhara et à plusieurs régions voisines, où des groupes de culture différente se rencontraient sur les routes commerciales, les « routes de la soie ». Il semblerait que certains groupes de culture grecque se soient maintenus bien après la disparition des anciens royaumes indo-grecs. Le pouvoir ayant souvent changé de mains, le bouddhisme n'était pas la religion dominante et très peu représentée dans les villes. Mais de nombreuses communautés monastiques se sont installées à flanc de montagne, où l'« art gréco-bouddhique » est apparu dans ce contexte : les commanditaires, bouddhistes laïques, étant majoritairement des commerçants en rapport avec ces routes : tournées vers l'Inde, l'Iran, les steppes , l'Asie centrale orientale et la Chine. » (Wikipédia)
Dans cet art gréco-bouddhique, on voit des dieux ou héros d’origine grecque côtoyer le Bouddha ou des bouddhistes. Comme par exemple dans le relief ci-dessous, présenté comme étant l’adoration des Trois joyaux (Triratna)[1].

Bas-relief "Triratna"Afghanistan oriental période kouchan II-IIIème siècle
Un yakṣa porte la roue du dharma, surmontée de trois autre roues représentant les Trois joyaux (Triratna) adorées par des moines bouddhistes. En voici un autre exemple que l’on trouve sur le site exoticindiaart.com, intitulé « Triratna ».

Bas-relief "Triratna" Gandhara
Et encore un troisième ici (pas de référence)

Bas-relief "triratna" Gandhara
Toujours trois roues (triratna), portées par un yakṣa et adorées par des moines bouddhistes.

Or, il existe une variante, beaucoup plus intéressante (qui m’avait été signalée parChristophe Amory), qui donne un autre éclairage sur la nature de la scène. Je soupçonne qu’il s’agit d’une variante plus ancienne. Il s’agit d’un « bas-relief représentant un personnage soutenant les trois roues au milieu d'adorants et assisté de deux Bouddhas. Schiste gris. 21,5 x 28 cm Art du Ghandara, Ie - IIIe siècle Provenance: Vente… - Coutau-Bégarie - 27/05/2016 » (Catalogue Drouot.com)

Bas-relief Gandhara IIIème siècle (anciennement catalogue Drouot)
Notre yakṣa est barbu et ressemble au titan Atlas. Des moines bouddhistes se trouvent à sa gauche et le Bouddha et Vajrapāṇi à sa droite. Une représentation nettement plus gréco-bouddhique. On commence à se douter que les trois roues n’ont peut-être pas toujours symbolisé les Trois joyaux. Nous savons par ailleurs les liens entre (le yakṣa) Vajrapāṇi et le héros grec Héraclès.

Atlas était un titan qui participa à la bataille (titanomachie) entre les titans et les dieux de l’Olympe. Les titans furent battus et expédiés dans le Tartare, mais Atlas fut condamné à porter les Cieux sur ses épaules à l’angle occidental de la Terre (Gaia), afin d’éviter que la Terre et les Cieux s’unissent de nouveau, devenant ainsi le double de Céos/Koios/Polos (la Voûte céleste). On retrouve son nom d'ailleurs dans "Océan Atlantique" et dans "Atlantide" ("île d'Atlas).

Il existe une idée fausse qu’Atlas était condamné à porter le globe terrestre sur ses épaules, mais les représentations anciennes le montrent en train de porter des sphères célestes et non uniquement la Terre sur ses épaules (source).

Atlas (sec II d.C.). 
Già nella Collezione Farnese,(Museo Archeologico Nazionale di Napoli)
Le bas-relief avec l'Atlas barbu nous montre donc Atlas portant les sphères célestes en compagnie du Bouddha et de Vajrapāṇi. Pourquoi Vajrapāṇi ? Selon la mythologie grec, Héraclès rencontra Atlas en exécutant les douze travaux, notamment l’onzième, quand on demande Héraclès de rapporter les fruits d'or d'un arbre (du jardin des Hespérides[2]), cadeau de Gaia (Terre) à Héra. Gaia avait planté ce pommier dans son jardin divin sur les pentes du mont Atlas, « là où les chevaux du char du Soleil, hors d'haleine achèvent leur randonnée ». Quand au onzième mois, le soleil atteint le bout de sa course. C’est Atlas qui allait chercher les pommes pendant que Héraclès portait la voûte céleste. Ce mythe recouvre d’ailleurs beaucoup de mythes anciens qui ne sont pas uniquement grecs… (voirCharles-François Dupuis)

Bas-relief
Atlas rapporte les trois pommes, tandis que Héraclès porte la voûte terrestre

(Source : lécythe à fond blanc créé entre 490 et 480 av. J.-C.,
Musée national archéologique d'Athènes)
« Héraclès franchit le détroit de Gibraltar d'où s'élèvent les colonnes à son nom, afin de rencontrer le Titan Atlas, car ce dernier est le seul à pouvoir l'aider dans sa quête des pommes d'or poussant dans ce fabuleux jardin des Hespérides situé dans cette région extra-océanique réservée uniquement aux immortels. Arrivé sur la pointe nord du continent africain, Héraclès découvre l'immense Atlas courbé sous le poids de la voûte céleste qu'il est chargé de supporter depuis la défaite des Titans contre les dieux de l'Olympe. Atlas écoute les raisons de sa visite et lui propose de se rendre au jardin des Hespérides pour y cueillir trois pommes d'or mais à la seule condition qu'Héraclès porte le fardeau de la voûte céleste. Ce dernier accepte et endosse sur ses épaules le poids du ciel tandis qu'Atlas part chercher les fruits d'or. Après plusieurs heures d'attente, Atlas réapparaît avec trois fruits d'or à la main. Atlas se propose d'aller porter lui-même les pommes à Eurysthée. Conscient du risque qui pèse sur lui, Héraclès utilise une ruse, il feint d'accepter le service du Titan et le prie de reprendre le poids du ciel, pour quelques instants seulement, le temps de trouver un bon coussin pour ses épaules. Atlas pose les pommes d'or sur le sol et reprend la voûte céleste en toute confiance ; mais quand il aperçoit Héraclès ramasser les fruits qu'il a cueillis et s'éloigner avec un geste d'adieu, il se rend bien compte qu'il a été piégé. » (Wikipédia)
Il n’est pas impossible que dans notre bas-relief Atlas est représenté portant les sphères célestes, qui dans le bouddhisme sont les trois mondes (triloka), plutôt que les trois joyaux (triratna). Comme vu dans d’autres billets, le Bouddha est souvent représenté côtoyé par Vajrapāṇi/Héraclès à la façon d’un double, peut-être avec l’intention de montrer que la force du Bouddha est la force d’Héraclès, le héros solaire. D’ailleurs tout comme Héraclès, le Bouddha est réputé pour ses douze actes, qui renvoient évidemment aux douze mois et la course du soleil.

Un autre élément intéressant est que les titans grecs deviennent des yakṣa indiens :Vajrapāṇi, Atlas,...

Greco-Buddhist (1-200 av. J.C.) 
Atlas, portant un monument bouddhiste à, Hadda, Afghanistan
J’aimerais faire encore un dernier rapprochement, soyez indulgents, beaucoup plus osé. Le titan/yakṣa Atlas qui porte la voûte céleste me fait penser à Yama (façon yakṣa) tenant les six mondes dans ses griffes, et le Bouddha à côté montrant la sortie.

La roue du saṁsāra

Les deux représentations pouvaient-elles avoir un quelconque lien ?

Pour un autre billet sur les chefs de yakṣa venus négocier avec le Bouddha.

MàJ 20052018 Le footballeur David Beckham comme titan/yakṣa dans un temple bouddhiste Thailandais (Wat Pariwat).




***

[1] « Three Jewels, or Triratna. Eastern Afghanistan. Kushan period. 2-3 century » San Antonio Museum of Art.

[2] Hespéride signifie « fille d’Hespéris, l’Occident, le Couchant personnifié »

jeudi 9 juin 2016

Où est le sucre, où la médecine ?


Mary Poppins, a spoonful of sugar...
En 2013, Marion Dapsance présenta sa thèse en anthropologie sous le titre « Ceci n’est pas une religion » l’apprentissage du dharma selon rigpa (France) à l’École pratique des hautes études. Fin juin paraîtra un livre basé sur cette thèse sous le titre « Les dévots du bouddhisme » chez les éditions Max Milo. La thèse s’inscrit dans le débat éternel du statut du bouddhisme, religion ou philosophie, mais alors la philosophie comme manière de vivre (voir Pierre Hadot). Le bouddhisme qui se présente comme une religion moderne, suite à des citations bienveillantes, comme par exemple celle d’Einstein.
« La religion du futur sera une religion cosmique. Elle devra transcender l’idée d’un Dieu existant en personne et éviter le dogme et la théologie. Couvrant aussi bien le naturel que le spirituel, elle devra se baser sur un sens religieux né de l’expérience de toutes les choses, naturelles et spirituelles, considérées comme un ensemble sensé… Le Bouddhisme répond à cette description. S’il existe une religion qui pourrait être en accord avec les impératifs de la science moderne, c’est le Bouddhisme. »
Le bouddhisme répond-il à cette description ? Cela reste à voir. Le bouddhisme tibétain a certainement profité de la perception moderniste du bouddhisme en tant que philosophie/psychologie ou religion sans Dieu ni dogme. Des maîtres tibétains venus en occident dans les années 60-70, mais surtout Chogyam Trungpa, avaient su trouver un ton et un style conformes à cette perception, peut-être dans le sillage de quelqu’un comme Krishnamurti. Après une première phase de séduction, et, qui sait, des rappels à l’ordre par des hiérarques, ils se sont cependant mis plus sérieusement au travail. La philosophie et la psychologie devaient faire place aux méthodes plus traditionnelles, plus religieuses, en servant de « sucre qui aide la médecine à couler ». Le bouddhisme tibétain commença à montrer davantage son visage religieux.

Ce bouddhisme tibétain est-il une religion « qui pourrait être en accord avec les impératifs de la science moderne » et avec les valeurs occidentales ? Certains maîtres tibétains pensent à haute voix que non (p.e. Thinley Norbu R. et son fils Dzongsar Khyentsé R., Khandro R., Sogyal R. etc. etc.). D’autres comme le Dalai-Lama continuent à déclarer que le bouddhisme est à la fois une religion, une philosophie et une science. Suite à l’engouement pour la pleine conscience et des formes de bouddhisme séculier, il y a parmi des bouddhistes traditionnels un certain rejet de tout ce qui est d’ordre thérapeutique. Ils proclament haut et fort que les méthodes bouddhistes ne sont pas des thérapies, en mettant en avant ce que l’on doit appeler des dogmes (karma, réincarnation, les six mondes, …) et en donnant un crédit total aux méthodes de libération, comme une religion... C’est oublier que ces méthodes ainsi que les doctrines bouddhistes étaient à l’origine des « expédients » (sct. upāya), c’est-à-dire des thérapies

C’est comme si le bouddhisme tibétain avait endossé dans les années 60-70 l’habit du bouddhisme moderne que l’occident lui avait préparé avec tant d’amour et d’espérance, sans ne cependant jamais renoncer à l’habit du bouddhisme national tibétain. Pour des raisons que l’on peut comprendre et pour d’autres que l’on ne peut accepter, surtout quand ils impliquent un rejet de valeurs occidentales fondamentales.

Malgré cela, le bouddhisme tibétain continue à être présenté comme un bouddhisme moderne ou compatible, qui ne serait pas vraiment une religion. Or, quand on regarde de plus près, comme Marion Dapsance l’a fait avec la communauté Rigpa fondée par Sogyal Rinpoché, on perçoit que son fonctionnement est bien celui d’une religion, avec peu de place pour la philosophie et la science…

Quel que soit l’objectif du livre, il pourra être une occasion de prise de conscience et de clarification de positions. Comment distinguer entre sucre et médecine ? La tradition indienne considère que le cygne (haṁsa) sait séparer le lait et l'eau dans un mélange de lait et d'eau avec son bec. Mais un haṁsa n'est pas un être ordinaire.