dimanche 24 avril 2016

Universalisme


Pilier d'Aśoka à Sarnath
Si l’univers est l’ensemble des choses, l’universel est ce qui concerne l’ensemble de ce qui existe et la totalité des hommes. Non seulement les hommes de son entourage, de sa région, de son pays, de sa religion, de sa classe, sa culture etc. mais tous les hommes sans distinction. L’universel est seulement possible en pensée, car les hommes ne sont pas des sujets universels.

Il semblerait qu’Alexandre le Grand, par ses conquêtes, voulait unifier le genre humain[1], et gouverner les sujets universels en roi cosmocrate[2], effaçant par là même l’opposition entre Grecs et Barbares. Conche observe qu’il « dépassait » ainsi la pensée de la Politique de son maître Aristote qui pensait l’unité à l’échelle grecque[3]. L’appel universaliste, avant d’être philosophique fut peut-être simplement une question d’appétit... Pour Conche, Alexandre est ainsi devenu un philosophe malgré lui, à l’origine de l’universalisme, précurseur de Zénon le fondateur du stoïcisme.
« La pensée directrice de l’expédition [d’Alexandre] montre dans Alexandre un philosophe, dont ce fut le dessein […] d’unir tous les hommes par les liens de la concorde (homonoia), de la paix et d’un commerce mutuel. »[4]
Serait-il possible que les Grecs d’Alexandre (356 – 323 av. J.-C.) aient pu inspirer des idées « cosmocrates » et universalistes à des Indiens comme Aśoka (304-232 av. J.-C.), bien que certains Grecs/Macédoniens[5] furent d’accord avec Aristote et son idée de la supériorité des Grecs sur les Barbares ? Ce n’est qu’à partir d’Aśoka que le bouddhisme sortit de l’Inde gangétique et qu’il commença sa véritable expansion. Notamment dans « l’Ariane » où le bouddhisme universaliste (mahāyāna) prit son essor, probablement à partir de la secte mahāsāṃghika.

Le grand-père d’Aśoka, Chandragupta Maurya (340 – 291 av. J.-C.) fit une alliance avec Séleucos Nikator (358 – 281 av. J.-C.), général d’Alexandre et satrape de Babylone, en se mariant avec une de ses filles. Aśoka pourrait donc avoir du sang grec dans les veines si son grand-père était monogame... Chandragupta aurait renoncé au trône : « Une tradition veut qu'il se soit rendu au Karnataka pour se faire moine jaina à Shravana-Belgola et qu'il mit fin à ses jours en commettant le suicide rituel par inanition. » Son fils Bindusāra (300 -274 av. J.-C.) suivit plutôt la philosophie ājīvika, « athée et anti-brahmanique ». Aśoka fut considéré comme un bouddhiste par la tradition. Le jainisme, le bouddhisme et l’ājīvika sont trois courants ascétiques non-théistes, s’opposant au brahmanisme. Les idées universalistes d’Aśoka sont connues grâce à ses édits publiés sur des piliers. Il existe même un pilier bilingue en grec et en araméen en Afghanistan.[6] Un fait intéressant est que toute référence faite à des personnes religieuses (mot inexistant à l’époque) dans les édits utilise le terme « Brahmanes et Sramanes[7] », les Sramanes (sct. śramaṇa) étant justement les jains, les ājīvika et les bouddhistes.

La charité (générosité) est bonne disent les édits, mais la meilleure charité est le don de la loi (dharma)[8]. Seulement, ici, le dharma ne réfère pas à la doctrine bouddhiste (p.e. avec le nirvāṇa comme objectif ultime), mais plutôt à une loi humaine universelle permettant de bien vivre en société[9].
« Il n’y a pas de don pareil au don de la loi : recommandation de la loi, partage de la loi, (ou) confraternité de la loi. Voilà ce que c’est : les égards envers esclaves et domestiques, l’obéissance aux pères et aux mères, les libéralités[10] aux Brahmanes et Sramanes, l’abstention de meurtre. Il faut que : père, fils, frère, maître ou ami, camarade, parent et jusqu’au simple voisin viennent dire : « ceci est bien ceci est le devoir ». En faisant ainsi on gagne ce monde, et pour l’autre monde on crée un mérite sans fin grâce à ce don de la loi » (source)
Le don de la loi n’a donc pas ici le sens d’enseignement de la doctrine bouddhiste par des religieux (éducation religieuse, prosélytisme…), comme il est expliqué par exemple dans le Précieux ornement de la libération de Gampopa.[11] « Le bodhisattva enseigne le sens des soutras et des autres textes sans erreur ni contresens »… « sans rechercher les biens matériels. » Il s’agit ici plutôt d’un devoir de sujet universel (jusqu’au simple voisin) pour informer un autre sujet universel du roi cosmocrate (cakravartin) au sujet de la loi (« ceci est bien ceci est le devoir »). Les médias et les réseaux sociaux n’étant pas ce qu’ils sont de nos jours. Cela implique que les édits considèrent que la loi vaut pour tous.

Un « fils de bonne famille » (kulaputra) est un adepte de la loi du Bouddha, quelle que soit son véritable clan ou caste. C’est l’application de la loi qui détermine si l’on est un fils de bonne famille ou non. Idée que l’on trouve aussi dans le chapitre sur le (vrai) brāhmane dans le Dhammapada.
« Mais je n’appelle pas brahmane celui qui l’est de naissance, par sa mère et qui, s’il est propriétaire, lance des Hé ! Celui qui n’a rien ni ne prend rien, c’est lui que j’appelle le brahmane. »[12]
Les moines du Bouddha s’adressaient initialement mutuellement par le terme « ami ! », du vivant du Bouddha. Les notions de clan et de caste ne s’appliquaient donc pas dans sa communauté, en théorie. La noblesse ne s’y acquiert pas par la naissance et est à la portée de tous, sans distinction. On trouva donc les notions de loi universelle et d’égalité plutôt parmi les Sramanes que parmi les Brahmanes. Les préceptes des Sramanes se veulent les mêmes pour tous, universelles, traversant les différences, en théorie du moins. Il ne s’agit donc pas de svadharma, du devoir d'un individu, en fonction de sa classe sociale, de sa caste etc.

Sur l’édit de Kalinga on lit « Tous les hommes sont mes enfants. Ce que je désire pour mes enfants, et je désire leur bien-être et leur bonheur dans ce monde et le suivant, je le désire pour tous les hommes. Vous ne connaissez pas l’envergure de ce désir, et si certains parmi vous comprennent ce désir, ils n’en connaissent pas l’envergure. »[13]. Il importa davantage à Aśoka que tous les sujets soient traités proprement (samya pratipati), que de procéder à toutes sortes de cérémonies pour attirer la faveur des dieux.[14] La première règle de ses quatorze édits sur pilier interdit d’ailleurs les sacrifices d’animaux et la tenue de cérémonies qui déplaisent au roi, à l’exception de quelques-unes.[15]


***

[1] Pyrrhon ou l’apparence, Marcel Conche, p.24

[2] Pseudo-Callisthène

[3] « Aristote conseillait [à Alexandre] de conduire les Grecs en roi, et les Barbares en maître (despotikôs), de traiter les premiers comme des proches ou des amis, et les autres, comme des animaux ou des plantes » Vie d’Alexandre de Plutarque, I,6, 329b, cité par Conche, p. 27

[4] Vie d’Alexandre de Plutarque, I,9, 330e, traduit par Conche, p. 27

[5] P.e. Callisthène, neveu d’Aristote et historiographe d’Alexandre. Conche, p. 32-33

[6] Source

[7] Source

[8] Dhamma sadhu, kiyam cu dhamme ti? Apasinave, bahu kayane, daya, dane, sace, socaye//.
« Dhamma is good, but what constitutes Dhamma? (It includes) little evil, much good, kindness, generosity, truthfulness and purity. » Source

[9] « La loi est donnée, mais quelle est cette loi ? C’est l’absence du péché, l’abondance de bonnes actions : pitié, charité, véracité pureté » (64) IIè édit sur pilier Asoka

[10] Les "libéralités" ne sont pas uniquement destinées aux religieux : « Bonne est l’obéissance aux pères et aux mères ; bonne la libéralité à l’égard des amis, familiers et parents, des Brahmanes et des Sramanes ; bonne l’abstention de tuer des êtres vivants ; bons aussi le minimum de dépenses et le minimum de biens. Le conseil aussi donnera ses ordres aux commis touchant les comptes, à la fois pour l’objet et pour le détail » (70)  Source

[11] Editions Padamakara, pp. 196-197

[12] Dhammapada, les stances de la Loi, GF Flammarion, Introduction et traduction inédite de Jean-Pierre Osier, p. 125. Le terme « Hé ! » (sa ce) traduit un sens de supériorité de celui qui le lance conformément au système de castes.

[13] « All men are my children. What I desire for my own children, and I desire their welfare and happiness both in this world and the next, that I desire for all men. You do not understand to what extent I desire this, and if some of you do understand, you do not understand the full extent of my desire. »

[14] « Treating people properly (//samya pratipati//), he suggested, was much more important than performing ceremonies that were supposed to bring good luck »

[15] « 1 Beloved-of-the-Gods, King Piyadasi, has caused this Dhamma edict to be written.[1] Here (in my domain) no living beings are to be slaughtered or offered in sacrifice. Nor should festivals be held, for Beloved-of-the-Gods, King Piyadasi, sees much to object to in such festivals, although there are some festivals that Beloved-of-the-Gods, King Piyadasi, does approve of. »

dimanche 17 avril 2016

Générosité



Un des poisons principaux selon le bouddhisme est la convoitise (P. lobha) et l’antipoison correspondant est la générosité (sct. dāna), qui est même quelquefois définie comme « a-lobha », l’absence de convoitise (P. alobha-cetasika). La perfection de la générosité a pour caractéristique le renoncement, comme fonction d’éliminer la convoitise des choses dont on pourrait faire don. Sa manifestation est le non-attachement ou la réalisation de prospérité ou d’un état d’existence favorable. Un objet auquel non ne peut renoncer est sa cause proche.[1]

Un « bon bouddhiste » serait quelqu’un qui prendrait conscience de l’emprise des trois poisons et qui essaierait d’y remédier ou de s’en libérer. Comme il ressort du commentaire du theravada Dhammapāla, la générosité se manifeste diversement s’il s’agit d’un moine ou d’un laïc. Le moine se préoccupe de la libération et sa générosité se manifeste en non-attachement, le laïc se préoccupe de sa prospérité future ou d’une renaissance favorable. L’objet par excellence de sa générosité est la saṅgha et cette « générosité » là lui vaudra le plus de mérite (sct. puṇya). La convoitise de « la prospérité future ou d’un état d’existence favorable » peut-elle véritablement être une absence de convoitise ?

En théorie, la générosité de la voie du bodhisattva se préoccupe davantage du bien-être des autres. Chez Dhammapāla la générosité a comme fonction « d’éliminer la convoitise des choses dont on pourrait faire don ». Dans l’Ornement des sūtra (Mahāyāna Sūtrālamkāra, chapitre 17) la générosité a pour fonction d’éliminer la pauvreté ou le manque[2]. Mais là encore, il peut s’agir d’une générosité intéressée, car
« c’est par le don qu’on attire les autres avant de pouvoir les mener au Dharma. »[3]
Dharma au sens large ou au sens moins large… Le don accompagné d’une distribution de Bibles etc. ? ou sans aucun prosélytisme ? Si nous sommes continuellement sous l’emprise du poison de la convoitise, il faudra aussi continuellement de l’antipoison, dans ce cas de la générosité. L’élimination de la pauvreté ou du manque, qui est sa fonction, doit alors être continue, ou du moins son intention (P. alobha-cetasika). Plutôt que de faire consister la pratique de la générosité en quelques dons ponctuels bien ciblés (c’est-à-dire avec le plus de rendement possible), pour un bodhisattva la pratique de la générosité consisterait plutôt en l’élimination de la pauvreté et du manque. Et comme la pauvreté et le manque sont continus, la générosité devrait l’être également. Comme le bouddhisme aime non seulement éliminer la souffrance, mais encore les causes de la souffrance, une pratique de la générosité efficace devrait intervenir aussi et surtout sur les causes de la pauvreté. La « pratique de la générosité » devient alors très politique.

L’élimination de la pauvreté est un projet trop sérieux pour être laissé au bon coeur de quelques-uns. Actuellement, c’est la convoitise/le profit (lobha) qui mène le monde et qui motive les investissements, ce qui a pour effet de creuser le fossé entre riches et pauvres au lieu de la célèbre « théorie du ruissellement » (trickle down effect). Si on laissait l’élimination de la pauvreté (alobha) mener le monde, on en ferait un paradis bouddhiste ! Une terre pure !

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[1] « Pariccāgalakkhaṇā ‘dānapāramī’;deyyadhammelobhaviddhaṃsanarasā;anāsattipaccupaṭṭhānā, bhavavibhavasampattipaccupaṭṭhānā vā; pariccajitabbavatthupadaṭṭhānā Dānapāramī: deyyadhamme lobhaviddhaṃsanarasā, anāsattipaccupaṭṭhānā, bhavavibhavasampattipaccupaṭṭhānā vā, pariccajitabbavatthupadaṭṭhānā » Dhammapāla, Paramatthadīpanī 281

[2] dbul ba ’dor bar byed pa. Phrase reprise par Gampopa dans Le précieux ornement de la libération (Padmakara, p. 187).

[3] Le précieux ornement de la libération (Padmakara), p. 190