mercredi 9 mars 2016

Dépoussiérer l'esprit



« Lorsqu’il s’agit de se référer aux textes traditionnels afin d’explorer la signifi­cation du dharma, je fais plus volontiers appel aux Écritures indiennes de la Grandeur [mahāyāna] qui forment le creuset et le préalable scripturaires des traditions indo-himalayennes et extrême-orientales. Ce choix n’est pas anodin. L’en­semble de ces textes compose un hymne à une nouvelle réappropriation du monde, à un réengagement constant à la joie. Ils recourent à de puissantes allégories, convo­quent le merveilleux et la fantasmagorie. Plonger dans les Écritures de la Grandeur est une déroute immédiate de l’esprit. Par son étrangeté même, cette littérature révèle son dessein originel : desserrer l’étroitesse et donner de l’amplitude à nos vies. Puisqu’ils sont le prime creuset de toutes les traditions ultérieures, nous ne pouvons sim­plement les lire en faisant fond sur la lecture d’une école particulière. Notre effort devrait consister aussi, pour reprendre une belle formule du philosophe contemporain Jean Greisch, « à retraverser les traditions sédimentées, afin de retrouver, pour se les approprier à neuf, les questions vives qui ont permis à ces traditions de prendre corps ». Pour tous ces textes, s’engager dans le sentier des bouddhas [77] et des bodhisattvas (les adeptes de la Grandeur) suppose de quitter, ne serait-ce qu’un instant, nos cadres conceptuels et nos présupposés. Cela demande également de s’ouvrir à une autre vision où le grandiose le dispute à l’inouï et de se laisser emporter par la magie des bouddhas et des bodhisattvas. À rester obstinément raisonnable, comment pourrions-nous vivre le bouleversement ? » (Le bouddhisme n’existe pas, Eric Rommeluère)
Les sūtras anciens du mahāyāna tels La Concentration de la marche héroïque (sct. Śūrāṅgamasamādhisūtra tib. dpa' bar 'gro ba'i ting nge 'dzin gyi mdo) sont des exercices mentaux avant d’être des exercices spirituels. Ils cherchent à assouplir et à élargir l’horizon mental étriqué. Tous les moyens sont bons pour parfaire la sagesse (sct. prajñāpāramitā). À l’absence de soi (pudgalanairātmya), les mahāyānasūtra ajoutent l’absence de soi des dharma (sct. dharmanairātmya), et font s’effondrer « la grandiose édifice d’Abhidharma, patiemment et savamment construit par les śrāvaka au cours des siècles. »[1]

L’Enseignement de Vimalakīrti (Vimalakīrtinirdeśa) tourne en dérision les grands héros des śrāvaka, notamment en transformant Śāriputra en femme, pour relativiser l’importance de naître homme. La Concentration de la marche héroïque travaille le même point quand il traite du « changement de sexe de Gopaka »[2]. Ce dieu fut une des épouses du Bouddha Śākyamuni, avant de renaître au ciel des Trāyastriṃśa, pour l’avoir bien « servi ».
« C’est conformément à mon souhait que j’avais un corps de femme et si maintenant mon corps est celui d’un homme, je n’ai pas détruit ni abandonné pour autant les caractéristiques (nimitta) du corps féminin. »[3]
Dans La Concentration de la marche héroïque, le Bouddha décrit la marche héroïque en 100 préceptes, y compris « 20. Pouvoir transformer son sexe », « 30. Dans tous les univers, exercer des transformations corporelles pareilles à des mirages », « 36. Nouer habilement connaissance avec tous les êtres », « 50. Bien connaître tous les moyens salvifiques (upāya) », « 75. Obtenir une pensée conforme à la vérité et ne pas être souillé par les souillures des passions », « 83. Manifester une vie dissolue et toute livrée aux plaisirs », « 86. Se conformer aux choses du monde sans en contracter la souillure », « 88. Manifester toutes sortes d’infirmités, se faire boiteux, sourd, aveugle et muet pour mûrir les êtres », « 94. Tout en se divertissant avec les musiciennes, garder intérieurement la concentration de la commémoration des Buddha (buddhānusmṛtisamādhi) » et « 100. Entrer dans le grand nirvāṇa, mais sans s’éteindre entièrement. »

Pour faire mûrir les êtres, le bodhisattva peut adopter toutes les formes et tous les comportements. Car,
« Le Bodhisattva ne voit pas l’existence propre des êtres, mais pour les mûrir, il parle des êtres. Il ne voit ni être vivant ni individu, mais il parle d’être vivant et d’individu. Il ne voit pas l’existence propre des actes ni l’existence propre de la rétribution, mais il enseigne aux êtres l’acte et la rétribution. Il ne voit pas l’existence propre des passions du Saṁsāra, mais il apprend à bien connaître les passions du Saṁsāra. Il ne voit pas le Nirvāṇa, mais il parle d’arriver au Nirvāṇa. Il ne voit pas de dharma comportant de caractères distinctifs, mais il parle de dharma bons et mauvais ».[4]
La Concentration de la marche héroïque se présente comme une grande mise en scène, où tous les rôles sont tenus par des bodhisattvas adoptant toutes les formes et tous les comportements. Les choses n’y sont pas ce qu’elles paraissent. Il en va de même pour les Terres pures, où s’opèrent des merveilles essentiellement vides, calmes, irréels, pareils à l’espace, devant lesquels le bodhisattva n’éprouve qu’indifférence.[5] Tout est moyen salvifique (upāya).

Dans l’Enseignement de Vimalakīrti, ce dernier explique même au buddha-du-futur Maitreya « que la suprême Bodhi est, dès l’origine et en droit, possédée par tout le monde et qu’en conséquence toute prédiction à son sujet est nulle et non avenue ».[6]

« Tout ce que le Bouddha a dit, est bien dit » disaient les Hinayanistes. Les Mahayanistes retournèrent ainsi l’axiome « Tout ce qui est bien dit, le Bouddha l’a dit » implicitement, virtuellement, écrit Léon Wieger[7]. Dans le Sūtra de l’Entrée à Laṅkā, le Bouddha déclare cependant :
« Une nuit, j’ai atteint le parfait Éveil,
Une nuit je suis passé en nirvāṇa complet,
Mais entre ces deux nuits
Je n’ai absolument rien enseigné
. »[8]
Et aussi :
« Si vous me prenez au sens littéral,
Vous aurez [des opinions] à affirmer sur les choses,
Et ces affirmations [qui sont des surestimations]
Vous précipiteront dans les enfers à votre mort
. »[9]
Les sūtras anciens du mahāyāna mettent en garde le lecteur ou l’auditeur contre une compréhension simple au sens littéral. Ils ont pour but de « purifier l’esprit de tout préjugé. Aussi, en parcourant les mahāyānasūtra, le lecteur doit-il toujours se demander sur quel plan l’auteur se place : est-ce sur celui de l’apparence (saṃvṛti) ou sur celui de la vérité vraie (paramārtha). La Saṃvṛti cache la vraie nature des choses (svabhāvārana); elle fait apparaître le faux (anrtaprakāśana) parce qu’elle suppose aux choses une nature propre qui ne leur appartient pas (asatpadārtha-svarūpāropikā) et voile la vue de la vraie nature (svabhāvadarśaṇāvaraṇātmikā). La réalité, elle, est Asaṃskṛta, immuable et au-delà de toute expression, de toute prédication. »

Ainsi, quand la Concentration de la marche héroïque raconte que cet enseignement fut donné à Rājgṛha, sur le Gṛdhrakūṭaparvata, le Pic des vautours, avec une assemblée de 32.000 moines et de 72.000 bodhisattvas, tous les dieux et demi-dieux de l’univers, il ne s’agit pas de la capitale du Magadha, mais « d’un lieu idéal sanctifié par la présence du dharmakāya des Buddha », « qui ne fait pas partie du monde-receptacle ».[10] Et le Buddha qui y enseigne n’est pas le Buddha « historique ».

Pour résumer, le lieu n’est pas le lieu mentionné, les assemblées sont toutes constituées de bodhisattvas, jouant le rôle d’auditeurs, de deva etc. Le Buddha n’est pas le Buddha et les êtres ne sont pas des êtres. D’ailleurs, le Buddha n’aurait jamais enseigné quoi que ce soit. Toute cette mise en scène est vide d’essence et ne sert qu’à purifier nos préjugés, et à assouplir et élargir notre esprit, et à nous motiver à nous engager à notre tour dans la marche héroïque.

Comme de nombreux autres textes du mahāyāna, le Śūrāṅgamasamādhisūtra fait sa propre propagande. Partout où il se répand « ni Māra, ni les congénères de Māra » n’auront prise, et le maître de la Loi (dharmācārya) qui l’écrit, l’étudie ou l’enseigne, « n’éprouvera ni effroi, ni tremblement en présence des êtres humains ou non-humains » et obtiendra des qualités inconcevables.[11]

Ces qualités ne tiennent évidemment pas aux actes de la diffusion en soi de ce sūtra, mais à sa capacité d’ouvrir l’esprit de ceux qui l’entendent, le lisent et le comprennent. Nous savons maintenant que le cerveau peut créer, défaire ou réorganiser les réseaux de neurones et les connexions de ces neurones (plasticité neuronale). Cela semble être le principal objectif des sūtras du mahāyāna et des « concentrations » qu’ils enseignent. Sortons-les donc de nos bibliothèques, ou de nos autels, déballons-les et lisons-les.    


***

[1] Śūrāṅgamasamādhisūtra, Etienne Lamotte, p. 28-29

[2] Śūrāṅgamasamādhisūtra, Etienne Lamotte, p. 172-175

[3] Ibidem p. 175

[4] Ibidem 27-28

[5] Ibidem 32, citations de Vimalakīrti.

[6] Ibidem, p. 51

[7] BOUDDHISME CHINOIS TOME I VINAYA MONACHISME et DISCIPLINE HINAYANA, VÉHICULE INFÉRIEUR

[8] Soûtra de l'Entrée à Lankâ, Patrick Carré, p. 164

[9] Extrait du Soûtra de l'Entrée à Lankâ, chapitre 3.9, traduction de Patrick Carré

[10] Śūrāṅgamasamādhisūtra, Etienne Lamotte, p. 4

[11] Lamotte, p. 271

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