dimanche 6 mars 2016

Aller voir Ailleurs si j'y suis



Le mot stase est dérivé du grec stásis (στάσις) « arrêt », au sens de « je fixe, j'arrête » (ἵστημι, hístēmi), du Proto-Indo-European *steh₂- ‎(“être debout”). En sanscrit : asthāt (tib. gnas pa). Dans une pratique spirituelle, ce mot et ses dérivés désignent un état d’immobilité, un arrêt, une station, comme dans le cas où une planète semble immobile dans le zodiaque.

Cet arrêt peut avoir lieu en dehors (extase[1]) de « soi », c’est-à-dire en dehors de son « idéologie », des quatre facultés de la pensée selon Antoine Destutt de Tracy
« On appelle sensibilité la faculté de sentir des sensations ; mémoire, celle de sentir des souvenirs ; jugement, celle de sentir des rapports ; volonté, celle de sentir des désirs. »
Ou, selon le Bouddha, en dehors des cinq éléments constitutifs de la personnalité, ou groupes d’appropriation (sct. upādāna-skandha), à savoir le matériel (sct. rūpa), le sensible (sct. vedana), les notions (sct. saṃjñā), les volitions (sct. saṃskara) et de la connaissance distincte (sct. vijñāna).

L’idée d’ex-stase s’accompagne de l’idée que l’on puisse se tenir en dehors de soi, qui est alors conçu comme un « ailleurs » ou un « autre » , et surtout de quelque chose[2] de « soi » qui puisse sortir de « soi » et se tenir (stase) en dehors de « soi ». Selon le bouddhisme (ancien), toute affirmation de cet « ailleurs » ou de cet « autre » serait de la pure spéculation (sct. prapañca), et toute identification à, union avec ou appropriation d’une spéculation serait une erreur. Il n’y a donc pas d’affirmation d’une réalité transcendante essentielle, ni de tentative de s’y identifier. Si le bouddhisme franchit ce pas, et il a franchi ce pas à plusieurs occasions, il devient une religion à part entière.

Que l’on sorte par le haut, l’infiniment grand, ou par le bas, l’infiniment petit, en appelant cet arrêt en dehors de soi « en-stase » ou « in-stase »[3], il y a toujours l’affirmation d’un Autre (Soi, Dieu, Être essentiel, vérité absolue, dhātu…), et donc l’exploitation d’une spéculation. Le bouddhisme se veut justement libre de toute spéculation (sct. aprapañca) et d’exploitation, sans toutefois toujours réussir cet exploit. S’il se tient (stase) « quelque part », ce serait dans l’absence de toute spéculation qui n’est ni un Soi, ni un Dieu, ni un Être essentiel, ni une vérité absolue, ni un dhātu, ni un Ailleurs (Terre pure) etc. et ce ne serait pas non plus un « arrêt », puisque la pensée éveillée n’est pas immobile mais toujours en mouvement.

Il y a différentes façons de s’identifier à « ce qui est », à « demeurer » dans « la Nature ». On peut concevoir la Nature peuplée et animée par des agents (dieux, démons, génies…), les puissances naturelles. Ces puissances naturelles peuvent se manifester (avatara, nirmāṇa…) dans le monde ou entrer dans les créatures et les posséder (aveśa). Cette « possession » peut être volontaire (oracle, jñānasattva, divination, consécration…) ou involontaire (possession démoniaque). Dans un sens positif, des personnes et des objets peuvent être activement investis (sct. pratiṣṭhā, tib. rab gnas) par des « puissances naturelles » ou plutôt surnaturelles. Le sur-naturel « se tient » en dehors (extase) du naturel ou au contraire l’anime (enstase). Cette possession est une forme d’en-thous-iasme de « possession divine ». « État d'exaltation de l'esprit, d'ébranlement profond de la sensibilité de celui qui se trouve possédé par la Divinité dont il reçoit l'inspiration, le don de prophétie ou de divination. » (Atilf).

Ou bien « on » peut sortir de « soi », sortir du temps et de l’espace, pour rencontrer des êtres sur-naturels, aller « Ailleurs », être « en-thous-iasmé » ou « il-lumin-é » et recevoir des « vérités », que l’on ne manquera pas de révéler aux autres créatures.

Même chez les grecs, en pleine civilisation de la raison, le droit à l’enthousiasme fut préservé sous la forme du dionysisme (culte rendu à Dionysos)[4], non en face mais en prolongement de la raison.
« Un moment vient, dit Platon, où le logos épuise ses possibilités, et c’est alors l’heure d’emprunter les voies du mythe. En direction de la vérité, la fin du parcours est confiée à l’irrationnel. L’enthousiasme va dans le même sens que la raison, mais plus loin qu’elle ».[5]
Plus loin que la raison, c’est-à-dire « Ailleurs ».

Mais, écrit Maria Daraki, « le Sage [stoicien] a dans [son lot] le rapport extatique au monde. Si dans la tradition l’enthousiasme s’inscrivait dans le prolongement du logos, dans le stoïcisme il n'y a plus de différence du tout entre la raison du Sage et l’enthousiasme. Sa science parfaite coïncide entièrement avec « la raison droite de la nature » ; il en est traversée et investi. »

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[1] « État particulier dans lequel une personne, se trouvant comme transportée hors d'elle-même, est soustraite aux modalités du monde sensible en découvrant par une sorte d'illumination certaines révélations du monde intelligible, ou en participant à l'expérience d'une identification, d'une union avec une réalité transcendante, essentielle. » réf. Atilf

[2] Force vitale (sct. jīva), âme (sct. ātma) etc.

[3] Voir diverses définitions

[4] Maria Daraki, Une religion sans Dieu

[5] Maria Daraki, Une religion sans Dieu

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