samedi 27 février 2016

Percer l’idéologie, retrouver l’Être ?




K. G. Dürckheim (1896-1988), professeur en psychologie allemand, qui découvrit le zazen en 1945 au Japon, développa une « thérapie initiatique », qui a pour objectif de retrouver l’Unité essentielle de l’Être essentiel (le Ciel) et du moi existentiel (la Terre). « L’être est une réalité qui nous appelle intérieurement à travers une souffrance particulière ; il est la véritable Réalité, en nous et en chaque chose. »[1]

La méthode de Dürckheim est enseignée dans les centres Dürckheim . Elle ne s’inspire pas seulement du zazen, mais aussi, notamment en ce qui concerne l’Être, de maître Eckhart[2].
« Le zazen. Exercé de l'attitude correcte, comme une assise absolument immobile, l'esprit dégagé de tous ses contenus c'est-à-dire dans le vide total, cet exercice prépare le terrain pour une rencontre de l’Être. »
Il s’agit de faire une percée (Durchbruch), « la Percée de l’être », de l’être profond, à travers la couche du moi existentiel, afin de « devenir un avec la source de notre Être » et de « rapatrier l'âme dans cet Être ». Voilà le sens de la méditation Dürckheimienne.[3] Celui qui réussit la Percée, peut alors se centrer dans son être essentiel.
« Le sens final de ce devenir est une "extinction", un épanouissement et un anéantissement dans le UN divin qui est, lui, au-delà du devenir et du disparaître. »[4]
L’homme naît comme un être de nature, mais en se socialisant il se coupe de celui-ci, et il souffre en conséquence, « parce qu'il se prive de sa vérité intérieure »[5].

Le réel, voire la Réalité (l’Être), est recouverte par de l’idéologie. Pour un adepte de l’Être, l’idéologie, quelle qu’elle soit, est un mensonge.
« Before we were born, a whole society of storytellers was already here. The storytellers who were here before us taught us how to be human. First they told us what we are -- a boy or a girl -- then they told us who we are, and who we should or shouldn’t be. From the storytellers, we learned how to create our own story. By exploring the story that we create, I discovered that the story has a voice. You can call it ‘thinking’ if you want. I call it ‘the voice of knowledge’ because it’s telling you everything you know. It’s always trying to make sense out of everything. That voice is always there. It’s not even real, but you hear it. You can say, ‘Well, it’s me. I’m the one who is talking.’ But if you are talking then who is listening?
The voice of knowledge can also be called the liar who lives in your head. The liar speaks in your language, but your spirit, the truth has no language. You just know truth: you feel it. The voice of your spirit tries to come out, but the voice of the liar is stronger and louder and it hooks your attention almost all of the time
! »[6]
Vivre dans le mensonge cause de la fatigue et de la souffrance (« pain body »[7]), le vrai repos est le « ravissement »[8] dans l’Être (Dürckheim) ou dans la Divinité (Gottheit, Maître Eckhart). Le rapt du niveau existentiel et le transport au niveau essentiel. Ce qui se transporte ainsi n’est pas le corps, mais l’âme.

Eckhart Tolle parle du menteur qui vie dans notre tête, dans le Śūrāṅgamasūtra le Bouddha explique à Ānanda qu’il y a deux niveaux de pensée, la pensée ordinaire (l’idéologie) et « la pensée véritable et éternelle, qui ne serait autre que la pensée pleinement éveillée de tous les bouddhas ».[9] Pour exemple, le Bouddha compare les pensées ordinaires (l’déologie de Destutt de Tracy) à des conspirateurs.
« Mais maintenant tes yeux, oreilles, nez, langue, corps et pensée sont comme des conspirateurs qui ont laissé des voleurs entrer dans votre maison, pour vous dérober de vos biens. De cette façon, depuis les temps sans commencement, les êtres et le monde du temps et de l’espace ont été associés par l’effet de l’illusion, et c’est pourquoi [les êtres] ne peuvent transcender ce monde. »[10]
Dans le bouddhisme du grand véhicule, on ne « perce » pas l’illusion, pour s’installer ensuite dans l’être. Le deuxième niveau (« ultime ») est la connaissance de la nature de l’idéologie ; celle-ci peut être transformée et utilisée en connaissance de cause et dans le sens de l’éveil universel. Il n’y a rien de définitif dans le sens de l’éveil, à part qu’il est présenté en s’appuyant sur l’éthique, la transformation et la sagesse (triśikṣā) et en se voulant l’élimination des trois poisons (convoitise, haine et aveuglement). Il ne faut pas confondre l’éveil et la percée. La percée n’est que la première étape, l’éveil, dans le sens de « manifestation éveillée » (tib. mngon byang sct. abhisambodhi) est le retour du « repos ». Le repos du bodhisattva n’est en fait que la connaissance de la nature de la « vérité conventionnelle ». On peut s’attarder, se délasser dans le liquide amniotique essentiel de l’Être, mais on ne peut pas véritablement appeler cela « éveil ».

Dans le Śūrāṅgamasamādhisūtra (tib. dpa' bar 'gro ba'i ting nge 'dzin gyi mdo), qu’il ne faut pas confondre avec le sūtra au nom très similiaire ci-dessus, Mañjuśrī, bodhisattva de la dixième terre, un quasi Bouddha, décide de sortir du liquide amniotique essentiel de l’UN (« une "extinction", un épanouissement et un anéantissement dans le UN divin qui est, lui, au-delà du devenir et du disparaître »), et s’éveille (sct. sambodhi) en s’engageant dans l’ « idéologie » de la « marche héroïque », qui n’est pas tant une « marche vers l’éveil » que la marche de l’éveil (sct. bohicārya).

Une idéologie détermine le monde des sujets de l’idéologie, et c’est à travers l’idéologie que les sujets peuvent transformer leur monde. Un monde se transforme par l’idéologie et les pratiques sociales. Dans l’idéologie du Śūrāṅgamasamādhisūtra et du Bodhicāryāvatāra, tournés vers la terre qu’ils regardent avec compassion, l’éveil passe par la marche de l’éveil du bodhisattva. Il en va autrement dans l’idéologie tantrique qui regarde le Ciel avec dévotion. La compassion envers les êtres est en fait la volonté de les sauver de la Terra Pestefera afin de les établir dans la Terra Lucida. Une mauvaise langue pourrait comparer ce type de compassion à une sorte de prosélytisme. Les bodhisattvas des tantras sont des nostalgiques de la Terre de Lumière. Ils présentent une idéologie où la terre est privée de toute agentivité. Seul un soulagement provisoire est possible, en fait un pis-aller, en reconstituant ici-bas ce qu’ils imaginent être là-haut. Alors, comme un genre d’effet « trickle down »[11], les bénédictions de la Terre de Lumière descendraient sur la terre par sympathie universelle.

Le dzogchen tardif est présenté comme un chemin en deux parties, la première étant la percée (tib. khregs chod, « percer à travers la rigidité ») qui s’inscrit plutôt dans la méthode bouddhiste commune. Pour la deuxième partie, il ne propose pas tant de suivre une idéologie éveillée terrestre comme dans la voie des bodhisattvas, que de remplir, visionnairement, le temps et l’espace avec le symbolique de la Terre de Lumière en préparation du grand transfert, qui reste l’objectif et la réussite ultime. Le passage ici-bas ne serait que la préparation aux diverses opportunités que présente la mort et l’expérience post-mortem pour rejoindre la Terre de Lumière.

Là où Dürckheim, Maître Eckhart, Eckhart Tolle et autres adeptes de l’Être suivent un mystique discret, assez vague, le bouddhisme ésotérique a pour objectif de rendre son idéologie visible, partout et tout le temps, pour frapper autant que possible les esprits. Si cela n’aurait pas d’autre effet, cela créerait au moins des connexions de bonne augure (tib. rten ‘brel).

L’effet secondaire de cette idéologie de salut post-mortem, à moins que ce ne soit le véritable objectif, est de prendre modèle sur une suprastructure et de l’appliquer ici-bas dans la mesure du possible. Les hiérarchies terrestres s’appuient alors sur les hiérarchies célestes, auxquels seront subordonnés les principes de démocratie, d’égalité, de parité, de liberté d’expression etc. L’imaginaire et le symbolique du bouddhisme ésotérique sont de type féodal, que ce soit réellement pour notre bien ou non. Est-ce que ce type d’idéologie est (toujours) compatible avec notre monde ?

Blog sur Bergson et le mystique actif

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[1] Source

[2] «Durchbruch in die Gottheit»

[3] Source

[4] K. G. Dürckheim. La percée de l'Etre

[5] Jacques Castermane, Pourquoi méditer chaque jour vingt-cinq minutes ?

[6] Eckhart Tolle cité dans Times of India, Patna , Sunday Mar 19, 06. Il semblerait que cette idée soit plutôt celle exprimée par don Migel Ruiz et Janet Mills.

[7] Expression d’Eckhart Tolle

[8] « État mystique, supérieur à l'extase, dans lequel l'âme, soustraite à l'influence des sens et du monde extérieur, se trouve transportée dans un monde surnaturel, amenée vers Dieu. » Atilf  

[9] « The Buddha then compounds his cousin's confusion by stating that there are fundamentally two kinds of mind — first, the ordinary mind of which we are aware and which is entangled, lifetime after lifetime, in the snare of illusory perceptions and deluded mental activity; and second, the everlasting true mind, which is our real nature and which is identical to the fully awakened mind of all Buddhas. The Buddha adds that it is because beings have lost touch with their own true mind that they are bound to the cycle of death and rebirth. » Śūrāṅgamasūtra traduit en anglais par Buddhist Text Translation Society Burlingame, CA avec un commentaire par Venerable Master Hsüan Hua..

[10] « But now your eyes, ears, nose, tongue, body, and mind are like conspirators who have introduced thieves into your house to plunder your valuables. In this way, since time without beginning, beings and the world of time and space have been tied to each other because of illusion, and that is why beings cannot transcend this world. »

[11] « théorie selon laquelle le bien-être des riches finit par profiter aux classes sociales défavorisées « Larousse

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