lundi 1 février 2016

La primauté de l'Esprit ?


Raoul Giordan, Une "fantasy" mythique, 1997
Le Discours sur le luth est un discours qui donne à l’enseignement du Bouddha une place un peu à part. Celui-ci prenait, comme de nombreux autres chercheurs śrāmaṇera, ses distances de la société védique et de la société sacrificielle du brahmanisme, avec leur superstructure (ṛta, de la racine ), la Loi ou Dharma qui sous-tend l’univers, reproduite par les processus rituels. Les śrāmaṇera (renonçants), rompant le lien social avec la société sacrificielle, cherchaient la délivrance en dehors de toute explication mythique du monde.[1]

L’explication mythique du monde (superstructure), avec tout ce que cela implique, aurait été donnée sous forme de révélations (sct. śrūti) par les agents de la Loi (divinités) à des voyants (sct. ṛṣi). Cette religion révélée, Vérité ou Verbe, est présentée comme étant spontanément présente avant tout autre chose, comme un son de luth, produit sans luth... Avec comme produit dérivé, des théories sur des fragments de « son de luth » qui s'associent avec les éléments pour former des luths, et qui à la fin quitteront ces luths pour rejoindre le « son de luth » éternel.

Le son de luth, spontanément produit, ne fut cependant pas audible pour tous, la Vérité révélée ne fut pas visible pour tous, mais seulement à quelques experts privilégiés, les ṛṣi. C’est grâce à eux que le « son de luth » pouvait être (re)produit et devint audible pour tous, et que la Vérité fut (re)revélée et devint visible pour tous. Et c’est grâce à leur force de persuasion ET le soutien des puissants que la Vérité (superstructure) pouvait être intégrée par l’infrastructure, et que le « son de luth » pouvait être rituellement reproduit les jours fastes, avec des luths « fabriqués de nombreuses pièces ».

Avant la révélation concrète par des « voyants » humains aux autres humains et avant la reproduction du « son de luth » par des luths rituels, le « son de luth » n’était pas audible ou visible. Sans le concours de ces « nombreuses pièces », il n’y aurait pas de « son de luth ».

Pourquoi prétendre que le « son de luth » puisse préexister au luth et puisse même en être la cause ? Pourquoi croire que des clairvoyants ou clairentendants puissent entendre le « son de luth » éternel.

Le Bouddha ne croit visiblement pas au « son de luth » éternel, existant sans luth, qui serait entendu par des clairentendendants. L’idée même lui fait rire.
« Bien, ô Vāseṭṭha. Si ces brāhmanes versés dans les trois Veda montrent la voie pour s'unir avec quelqu'un dont ils ne savent rien, qu'ils n'ont jamais vu en disant : "Voici la voie directe, voici la véritable voie, la voie qui mène l'individu qui la suit à l'état d'union avec Brahmā", c'est un fait qui ne tient pas debout. Ô Vāseṭṭha, la parole des brāhmanes versés dans les trois Veda est semblable à une rangée d'aveugles attachés ensemble - le premier ne peut pas voir, celui qui est au milieu ne peut pas voir et celui qui est à la fin ne peut pas voir. Le premier ne peut pas voir, celui qui est au milieu ne peut pas voir et celui qui est à la fin ne peut pas voir. Alors, la parole de ces brāhmanes versés dans les trois Veda s’avère une parole qui mérite d’exciter le rire, une prétendue parole, une parole insensée, une parole vide. » [Sermons du Bouddha, Môhan Wijayaratna, Sagesses, Tevijja sutta "Où sont les vrais brāhmanes?", pp. 141-161]
Si on peut quelquefois dire que le bouddhisme n’est pas une religion, c’est grâce à ce genre de propos qui s’abstient de toute explication mythique, et de la primauté du « son de luth ».

Il en va autrement pour Platon et tous les platonisants, qui eux croient à la primauté du « son du luth ».
« Certains prétendent que toutes les choses qui existent, ont existé et existeront doivent leur origine, les unes à la nature, les autres à l'art, les autres au hasard. » 
« Ils disent que le feu, l'eau, la terre et l'air sont tous produits par la nature et le hasard, et qu'aucun d'eux ne l'est par l'art, et que c'est de ces éléments entièrement privés de vie que les corps de la terre, du soleil, de la lune et des astres se sont formés par la suite. Ces premiers éléments, emportés au hasard par la force propre à chacun d'eux, s'étant rencontrés, se sont arrangés ensemble conformément à leur nature, le chaud avec le froid, le sec avec l'humide, le mou avec le dur, et tout ce que le hasard a forcément mêlé ensemble par l'union des contraires ; et le ciel entier avec tous les corps célestes, les animaux et toutes les plantes, avec toutes les saisons que cette combinaison a fait éclore, se sont trouvés formés de cette façon, non point, disent-ils, par une intelligence, ni par une divinité, ni par l'art, mais, comme nous le disons, par la nature et par le hasard. » 
« Tout d'abord mon bienheureux ami, ils prétendent que les dieux n'existent point par nature, mais par art et en vertu de certaines lois, et que ces dieux diffèrent suivant que chaque peuple s'est entendu avec lui-même pour les imposer dans sa législation ; que la morale aussi est autre suivant la nature, et autre suivant la loi ; que la justice non plus n'existe pas du tout par nature, mais que les hommes sont toujours en contestation à son sujet et y font des changements continuels, et que les dispositions nouvelles qu'il ont adoptées s'imposent aussitôt avec l'autorité qu'elles tiennent de l'art et des lois, et non de la nature. Voilà, mes amis, ce que nos sages débitent à la jeunesse, soutenant que les prescriptions que le vainqueur impose par violence sont d'une justice parfaite. De là les impiétés qu'on voit chez les jeunes gens, quand ils pensent que les dieux ne sont pas tels qu'ils doivent se les représenter pour obéir à la loi ; de là les séditions, parce qu'ils sont attirés vers une vie conforme à la nature et qui consiste à dominer véritablement les autres et à ne point les servir conformément à la loi. » (Platon, Les Lois, traduction d’Emile Chambry)
Qu’est ce qu’ils ont d’ailleurs ces jeunes de tous temps (du Vème siècle av. J.C. jusqu’à maintenant), à ne pas vouloir danser au « son de luth » éternel ? N’ont-ils donc pas d’oreilles ?[2] Ne les a-t-on donc pas appris qu’il n'est pire sourd que celui qui ne veut pas entendre, ni pire aveugle que celui qui ne veut pas voir ?

Eh bien, les śrāmaṇera et le Bouddha semblaient en effet ne pas vouloir entendre et voir, ni danser au son de luth éternel. Initialement du moins. Car, à partir du Yogācāra, et surtout dans les tantras, la devise devint au contraire « tout est esprit et l’esprit est vide ». Curieux d’ailleurs de vouloir réduire « tout » à l’esprit et à avoir besoin de le répéter ad infinitum, pour que ceux qui ne veulent pas l'entendre finissent par céder.

Mais il faut bien admettre, que cela fait plus simple, plus propre, et plus uni et complète (complétude) d’intégrer le luth dans le « son de luth », que d’avoir un « son de luth » qui dépend d’une multitude de facteurs (infrastructure). C’est plus gérable ainsi.

Pour utiliser des métaphores contemporaines, le Yogācāra et le tantrisme qui s’en est suivi ont fait comme une OPA sur le bouddhisme madhyamaka. Et comme dans toute OPA, le nom de l’entité acquisitrice vient en premier, suivi du nom de l’entité acquise : tout est esprit, suivi de l’esprit est vacuité. Et c’est l’entité acquisitrice qui prend le dessus en imposant ses objectifs, son « son du luth ».

Prenons le dzogchen visionnaire, la « grande complétude », la grande sphère qui contient tout. Il est présenté comme l’union des pratiques de la pureté primordiale (tib. ka dag) et de la perfection spontanée (tib. lhun grub), ou encore comme l’Éradication de la rigidité (tib. khregs chod) et le Franchissement du Pic (tib. thod rgal). La rigidité de la réalité ordinaire, matérialiste, est éradiquée par la sagesse (sct. prajñā) libératrice, qui montre que cette unité rigide apparente repose sur une multitude de facteurs, et est par conséquent vide d’une essence. Mais cette absence d’essence (vacuité) est sans visée et constitue, selon le dzogchen visionnaire, un salut incomplet. Pour combler ce vide, le dzogchen propose un deuxième pan, qui est en fait l’objectif principal et ultime, une vacuité pleine, qui n’est autre qu’un plérôme bouddhiste. Un « son de luth » éternel, qui se veut indépendant de tout « luth », mais qui est impossible sans la « société sacrificielle » qui la sous-tend. A quoi un dzogchenpa passe-t-il sa journée ? À se vautrer au soleil ? Non, plutôt en sacrifiant.

Tout « son de luth », tout « Verbe », toute « Vérité » a besoin d’un « luth », d’un corps, ne serait-ce un « corps mystique », d’une infrastructure qui l'entretient. Pas de superstructure indépendante d’une infrastructure.

***

[1] Histoire des religions, Anne-Marie Esnoul, Folio essais,

[2] « Ecoutez ceci, peuple insensé, et qui n'as point de coeur! Ils ont des yeux et ne voient point, Ils ont des oreilles et n'entendent point. » Jérémie 5:21. « Fils de l'homme, tu habites au milieu d'une famille de rebelles, qui ont des yeux pour voir et qui ne voient point, des oreilles pour entendre et qui n'entendent point; car c'est une famille de rebelles. » Ézéchiel 12:2

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