dimanche 1 novembre 2015

Quelques aspects "zen" d'Advayavajra


Hotei va à l'ouest, façon Laotseu...


Padma Karpo écrit[1] :
« Quand Maitrīpa avait trouvé la réalisation et compris le sens des trois montagnes :

Tous les phénomènes sont la vacuité[2] La vacuité (śūnyatā) et la compassion (karuṇā)[3] Enseignent (ācārya) la non-dualité (advaya)
Les apparences sont comprises comme le maître
En éprouvant (dbyad) le sens authentique (rnal ma'i don) dans la différenciaton (rnam)
Tout ce que l'on fait sera libération.
C'est l'accès définitif à l'absence de référence (sct. nirālambana),
L'absence d'artifice (sct. akṛtrimatva)
Le non-engagement mental (sct. amanasikāra)
Et la non-remémoration (sct. asmṛti), ne serait-ce que de la taille d'un atome
Plus besoin de questionner personne
. »[4]
Il avait déjà présenté ces 10 vers de réalisation de Maitrīpa dans son histoire du bouddhisme (tib. 'brug pa'i chos 'byung). La première partie est plutôt tantrique, la deuxième plutôt perfection de sagesse (« Zen tibétain »). On relève quatre dharma caractéristiques de son système.

1. La non-référence (sct. nirālambana tib. dmigs pa med pa),
2. Le non-artifice (sct. akṛtrimatva tib. bcos ma ma yin pa),
3. La non-attention (sct. amanasikāra tib. yid la mi byed pa),
4. La non-remémoration (sct. asmṛti tib. dran pa med pa).

Il s’agit de quatre dharma qui jouent un rôle central dans la perfection de la sagesse en général et dans le « Zen » en particulier.

On pourrait encore y ajouter un cinquième dharma, également important dans le système de Maitrīpa, le non-fondement/investissement (sct. apratiṣṭhita tib. mi gnas pa).

Ci-dessous quelques explorations de ces quatre termes (plus deux autres) en les éclairant de citations « Zen tibétain » et Ch’an.

1. La non-référence (sct. nirālambana tib. dmigs pa med pa)

On trouve dans la série Pelliot tibétain 116 (section 5) un superbe petit texte intitulé Méthode unique de non-appréhension (tib. dmigs su med pa tsh'ul gcig pa′i gzhung) traduit en anglais par Sam van Schaik dans Tibetan Zen. La Bibliothèque Nationale de France donne la traduction « Enseignement authentique de la méthode unique selon laquelle il n'est rien de conceptuellement saisissable »

Le terme appréhension, du verbe appréhender, a un sens philosophique signifiant « Saisie par l'intelligence, et plus particulièrement toute opération intellectuelle relativement simple ou immédiate, soit de perception, soit de jugement, soit de mémoire, soit d'imagination, considérée comme s'appliquant à un contenu distinct de l'opération elle-même. (LAL. 1968) ». Je préfère néanmoins la traduction référence, aussi en égard du contenu de ce petit texte. La référence c’est l’action de (se) référer à quelqu'un, à quelque chose, et notamment à des « éléments, points que l'on a choisis ou déterminés au préalable comme cadre pour situer et résoudre un problème. »

Ce texte indique en préambule qu’il a été écrit pour répondre (tib. lan brjod) aux objections de certains, « attachés à la substantialité et la terminologie » (tib. dngos po dang sgra la mngon bar zhen pa rnams), contre l’apparente absence d’accumulation de mérite, comprenons des « actes religieux », auxquels on accorde une certaine réalité (tib. dngos po).

Les mots clé de ce texte sont « se référer » (tib. dmyigs pa) et « caractères » (tib. mtshan ma). Quand on agit en se référant à, c’est-à-dire en s’appuyant sur, des caractères (tib. mtshan mar byed na), ou en se référant tout court, on fait fausse route. La véritable et l’unique pratique consiste donc à ne pas appréhender (tib. dmigs pa med pa) les phénomènes ou le triple temps (citation du Vajracchedikā).

Dans la perfection de la sagesse, la négation d’une chose n’est pas l’affirmation de son contraire, mais le dépassement du couple des contraires. Tous les non- ont ce sens spécifique. Il ne s’agit donc pas de ne pas se référer à rien du tout et de ne pas appréhender des caractères, mais plutôt en le faisant tout en restant conscient de leur nature (dharmatā). Et même dire cela, c’est en dire trop déjà. Idem pour l’usage de la terminologie (tib. sgra), les lettres et les paroles.

2. Le non-artifice (sct. akṛtrimatva tib. bcos ma ma yin pa)

« Question : « Qu’entend-on par esprit de simplicité et esprit d’artifice ? »
Réponse : « On appelle artifice les lettres et les paroles. Lorsque les formes et l’informel, ainsi que tous les actes ou attitudes tels que marcher, se tenir debout, être assis ou couché [īryāpatha][5], sont simples, et que l’on garde son esprit immobile quels que soient les événements, agréables ou désagréables, que l’on rencontre : alors seulement peut-on parler d’esprit de simplicité
. »[6]

3. La non-attention (sct. amanasikāra tib. yid la mi byed pa)

Dans le texte de la Méthode unique citée ci-dessus, on trouve une citation du Prajñāpāramitā-sūtra (sans autre précision), qui concerne à la fois le 3. non-engagement mental et 4. la non-remémoration d’Advayavajra, ainsi que la 1. non-référence :
« Accéder à l’essence non-substantielle de tous les phénomènes est cultiver la remémoration du Bouddha. Ainsi, tout en étant sans remémoration (sct. asmṛti) et sans engagement mental (sct. amanasikāra) ; c’est remémorer la nature des choses (sct. dharmatā), c’est remémorer la saṅgha. »[7]
La Méthode unique commente :
« Le non-engagement mental c’est concrètement remémorer le Bouddha qui est la nature des choses. En revanche, en remémorant le Bouddha en se référant à lui, le nirvāṇa est obscurci. »[8]
Nouvelle citation du Prajñāpāramitā-sūtra (toujours sans précision) :
« Même un bref engagement mental du Bouddha est une caractéristique et constituera un obscurcissement, que dire de tout autre (engagement mental) ? »[9]
La Méthode unique commente :
« Cela prouve que remémorer le Bouddha en se référant à lui, n’est pas très utile. »[10]
Autre source, Le Soûtra de l’Estrade :
« La pureté n’a pas de forme, et ceux qui lui en inventent une en prétendant que c’est là tout leur travail spirituel cultivent une opinion propre à masquer leur essence originelle. Ils sont prisonniers de la pureté. »[11]

4. La non-remémoration (sct. asmṛti tib. dran pa med pa)

Le maître de contemplation Dzang Shenshi[12] :
« La non-apparition de représentations remémorées (tib. dran pa’i rtog pa) est la perfection complète de l’absorption (samādhi). Le non-attachement aux objets des six consciences est la perfection complète de la sagesse (prajñā). Ainsi, la perfection complète de l’absorption et de la sagesse engendre la sagesse non-représentative et transcende le triple univers. »[13]
Pour Dr. Ting-Fou-pao, commentateur chinois du Soûtra de l’Estrade, la non-remémoration, ‘ne rien se remémorer’, correspond au dhyāna et au samādhi.
« Bien que la méditation tch’an soit dite ‘assise’, elle ne dépend nullement de cette position. ‘Ne rien se remémorer, lit-on dans le Traité de l’Illumination dans l’Essence’, voilà ce qu’on appelle ‘concentration et recueillement’ (tch’an-ting). »[14]
La pratique de la non-remémoration fait aussi partie de la triple pratique du maître koréen Kim/Wuxiang (684-762). Le nom de ce maître est mentionné dans le Testament du clan dBa’. Les informations sur ce maître proviennent essentiellement des écrits de Zongmi, auteur du Chanyuan zhuquan jidu xu, et des Annales du joyau du Dharma à travers les générations (Lidai fabao ji, fin VIIIème s.).

Van Schaik résume ainsi les trois phases de sa pratique :

1. non-remémoration (wuyi)
2. non-pensée (wuxiang)
3. Non-oubli (mowang) ou dans d’autres versions la non-autorisation du réel (mowang).

Le successeur de Kim fut Wuzhu (tib. bu chu), également cité dans Pelliot tibétain 116. Ses dates sont 714-774) et il fut le chef de file de l’école du monastère Bao Tang, dans le Sichuan. Notons au passage que le nom de ce maître signifie non-demeure (C. wuzhu tib. mi gnas pa sct. apratiṣṭhita).

Voici, la description de cette école par Bernard Faure :
« [Cette école] ne présente aucune des caractéristiques du bouddhisme. Ayant rasé leurs cheveux et passé un monacal, ces moines ne reçoivent pas les Défenses. Pour ce qui est d’observer [la morale] et le repentir, de réciter les écritures, de faire des présentations du Buddha, ou de copier des sūtra, ils rejettent toutes ces pratiques comme relevant de pensées fausses. Dans les salles [de leur monastère], ils n'utilisent pas d'objets rituels bouddhiques. C'est pourquoi je dis qu'ils n’adhèrent ni à la doctrine [bshad brgyud] ni à la pratique [T. sgrub brgyud]. »[15]
5. Le non-investissement/non-demeure (C. wuzhu sct. apratiṣṭhita tib. mi gnas pa)

Ce terme ne fait pas partie de la liste de Padma Karpo, mais elle est très importante pour Advayavajra et ceux dans son périmètre d’influence, y compris Rongzompa.

Dans le Traité de Bodhidharma on trouve :
« Question : « Qu’appelle-t-on samādhi de vacuité? »
Réponse : « Voir les dharmas tout en demeurant dans la vacuité est ce qu’on nomme samādhi de vacuité. »
Question : « Qu’appelle-t-on demeurer dans le Dharma? »
Réponse : « Ne demeurer ni dans la demeure ni dans la non-demeure, demeurer en harmonie avec le dharma, voilà ce qu’on nomme demeurer dans le Dharma
. »[16]
« Ce qu’on nomme le lieu de tous les phénomènes, le lieu de toutes les formes, le lieu de tous les actes mauvais, le Bodhisattva l’utilise. Tout cela constitue l’affaire du Buddha, tout cela constitue le Nirvana, tout cela constitue le grand Dao. Que tout lieu soit non-lieu, voilà le lieu de l’éveil. Le Bodhisattva considère tout lieu comme lieu de la Loi. Il ne rejette aucun lieu, n’en saisit aucun, n’en choisit aucun, mais fait de tout une affaire de Buddha. Les naissances et les morts elles-mêmes deviennent affaire de Buddha, l’illusion elle-même devient affaire de Buddha. »[17]

6. La non-représentation (sct. avikalpa tib. mi rtog pa)

C’est peut-être le dénominateur commun de tous les autres. C’est dans le texte canonique de l’incantation de l’entrée dans la non-représentation (sct. avikalpapraveśanāmadhāraṇī) qu’Advayavajra chercha et trouva les citations pour soutenir ses notions de non-remémoration et non-engagement mental. C’est dans ce texte également qu’on pourrait trouver des appuis pour la méthode des deux accès du Traité de Bodhidharma

L'Āryāvikalpapraveśanāmadhāraṇī enseigne qu'il y a deux méthodes pour entrer dans la non-représentation : 1. le désencombrent des caractères (T. mtshan ma yongs su spong ba) de la discursivité et 2. la pratique correcte (T. yang dag par sbyor ba). Une approche "négative" de déconstruction ou analytique (S. prajñā) où l'on se désencombre des représentations, suivie par une approche "positive" où l'on rejoint l'intuition sans représentation (T. rnam par mi rtog pa’i ye shes).

Pour résumer, un aspect dhyāna qui pacifie et un aspect prajñā de connaissance. Nous sommes loin de « l’arrêt total des pensées et des activités mentales » (Dakpo Tashi Namgyal). Jigmé lingpa (1730-1798) prenait la défense du couple non-remémoration/non-engagement mental en écrivant dans son Kun mkhyen zhal lung :
« Si la non-remémoration et le non-engagement mental impliquent le défaut de rejeter la sagesse discriminante (pratyavekṣaṇā-prajñā), ce défaut s’applique aussi à la Mère des vainqueurs (prajñāpāramitā). Ce qu’est ou n’est pas la vue ultime du maître chinois (ho shang), seul le parfait Bouddha peut le savoir. »[18]
Les 10 vers finissent par Plus besoin de questionner personne. Ce qui fait référence à Saraha (DKG n° 28 de ni su la'ang bri bar mi bya'o/). Advayavajra ajoute dans le commentaire :
« Les imperfections (S. mala T. dri ma) et les réponses aux questions ne font que (ré)engager la remémoration. [En revanche] en n'engageant jamais le mental dans la contrepartie (T. cig shos), [254] Plus besoin de questionner personne. »
Maître Yuan semble avoir eu le même avis quand il dit :

« Quelqu’un demanda à maître Yuan : « Pourquoi ne m’enseignez-vous pas le Dharma ? »
Réponse : « Si j’avais un Dharma à t’enseigner, je ne pourrais plus te guider. Si j’établissais un Dharma, ce serait t’abuser, te trahir. Même si je possédais un Dharma, comment pourrais-je le révéler aux hommes ? Comment pourrais-je t’en parler? En fin de compte, tant qu’il y a des noms et des lettres, tout cela ne peut que t’induire en erreur. Le sens du grand Dao, comment pourrais-je t’en révéler la mesure la plus infime? Si je pouvais en parler, à quoi cela te servirait- il?
Lorsqu’on le questionna encore, il s’abstint de répondre[12]. Par la suite, on lui demanda de nouveau : « Qu’en est-il de l’apaisement de l’esprit ? » Il répondit : « On ne doit pas produire la pensée du grand Dao. A mon sens, l’esprit en tant que tel est inconnaissable, obscur et de surcroît inconscient
. » Traité de Bodhidharma, Faure, pp. 127-128

***

[1] Œuvre complète vol. zha 21.02 phyag rgya chen po'i man ngag gi bshad sbyar rgyal ba'i gan mdzod

[2] chos rnams thams cad stong pa nyid. Cette phrase isolée vient directement de la Quintuple manifestation (sct. pañcākāraḥ tib. rang bzhin lnga pa) d’Advayavajra.

[3] [rdo rje sems dpa'i rang bzhin] stong pa nyid dang snying rje dbyer med pa'o, Quintuple manifestation.

[4] mai tri pas rtogs pa rnyed de ri gsum dang bcas pa'i don go nas/
chos rnams thams cad stong pa nyid//
stong pa nyid dang snying rje gnyis//
gnyis su med pa slob dpon yin//
kun rdzob snang ba slob dpon yin//
rnal ma'i don la rnam dpyad na//
gang ltar byas kyang grol bar 'gyur//
dmigs pa med pa/
bcos ma ma yin pa/
yid la mi byed pa/
dran pa rdul tsam yang med par ngas rtogs/
da su la yang dri bar yang mi byed do//
zhes gsungs ba'i don gtan la 'bebs pa de ltar yid la mi byed pa rnams dang/

[5] Ces trois ensembles constituent le triple univers, les īryāpatha étant du domaine du sensible.

[6] Traité de Bodhidharma, Bernard Faure, p. 94-95

[7] Chos rnams thams cad dngos po myed pa’i ngo bo nyid du rtogs par byed de// sangs rgyas rjes su dran par bsgom mo// dran pa myed cing yid la bya ba myed na// sangs rgyas rjes su dran paa’o// de nyid chos nyid rjes su dran pa’o// de nyid dge ‘dun rjes su dran pa’o//

[8] Yid la bya ba med par ni/ chos nyid kyi sangs rgyas dran pa yin par mngon no// gal te dmyigs pa’i tshul gyis sangs rgyas rjes su dran par bye dpa ni/ mya ngan las ‘da’ ba la bsgrib par gyur te/

[9] Chung ngu na sangs rgyas yid la byed na yang mtshan ma ste// sgrib pa yang yin na/ de las gzhan ba lta ji smos shes gsungs pas/

[10] dmyigs pa’i tshul gyis// sangs rgyas dran par bye dpa ni// don myi che bar mngon no// Houei-neng : « Les soûtras parlent de prendre refuge dans le Bouddha et non dans quelqu’un d’autre que vous qui serait le Bouddha. Vous ne trouverez refuge que dans votre propre état naturel. » Carré, p. 51

[11] Patrick Carré, p. 39

[12] 4ème dans la série de Pelliot tibétain 116, section 6.

[13] Mkhan po dzang she’i bsam brtan gyi mdo las ‘byung ba// dran pa’i rtog pa myi ‘byung ba ni// ting nge ‘dzin yongs su rdzogs pa yin// rnam par shes pa drug yul la ma chags pa ni// shes rab yongs su rdzogs pa yin// de ltar ting nge ‘dzin dang*// shes rab yongs su rdzogs pas// rtog pa myed pa’i shes rab skyes te// des khams gsum las ‘das par ‘gyur ro//

[14] Le soûtra de l’Estrade du sixième Patriarche Houei-neng, p. 180.

[15] Bernard Faure, Sexualités bouddhiques, p. 155.

[16] Faure, p. 81

[17] Faure, p. 105

[18] Gang dran pa med cing yid la byar me dpa so sor rtog pa’i shes rab spangs pa’i nyam pa ‘jug na skyon ‘di ryal ba’i yum la’ang ‘jug pas don dam ha shang gi lta ba yin min rdzogs pa’i sangs rgyas kho nas mkhyen gyis gzhan ma yin no. (kun mkhyen zhal lung bdud rtsi'i thigs pa/(ri) p. 470)

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