mardi 20 octobre 2015

L'esprit ou les siddhi ?



On parle quelquefois de la mahāmudrā et du dzogchen (atiyoga) en un seul souffle. Gampopa les place au même niveau dans sa classification des trois voies.[1] Selon Gyadangpa (rgya ldang pa bde chen rdo rje), l'auteur de l'hagiographie la plus ancienne (env. 1258-66) de Réchungpa, disciple de Milarepa que les hagiographies considèrent comme un maître de mahāmudrā, Réchungpa aurait suivi un maître dzogchenpa lors d’un de ses voyages au Népal. La népalaise Bharima, une des épouses de Tipupa, maître tantrique, l’aurait alors converti aux pratiques de la ḍākinī incorporelle (tib. lus med mkha' 'gro skor dgu sct. ḍāka-niṣkāya-dharma), en lui expliquant que le dzogchen est une pratique que l'on trouve uniquement parmi les yogis tibétains et que c'est une pratique erronée, car elle nie l'existence des dieux et des démons qui sont la source de tous les siddhi.

Est-ce un fait véritable de la vie de Réchungpa ? Impossible à savoir, mais c’est certainement l’opinion de l’hagiographe Gyadangpa (XIIIème siècle). Notons qu’il n’est pas question ici de mahāmudrā mais de la pratique dzogchen comme une exclusivité tibétaine. On pourrait se demander pourquoi d’ailleurs.

La mahāmudrā telle qu’elle fut enseignée par Gampopa et ses disciples directs était considérée par Sakya Paṇḍita (1182-1251) comme du « dzogchen chinois »[2].
« Il n’y a pas de différence entre la mahāmudrā de nos jours et la tradition chinoise de dzogchen, hormis les expressions « en descendant du haut » et en « remontant du bas » pour qui remplacent « simultané/subite » et « graduel ».
Disons que ce qu’avaient peut-être en commun la mahāmudrā (de Gampopa) et le dzogchen « sans siddhis » (selon Bharima/Gyadangpa) du Tibet, était le « Zen tibétain »… si occupé à regarder l’esprit (tib. sems la blta ba), au point de négliger les dieux et démons comme fournisseurs de siddhi.

Après avoir accusé les coups de Sakya Paṇḍita et d’autres, les kagyupas et les dzogchenpas/nyingmapas se sont ressaisis, et ont mis tout en œuvre pour doter leurs systèmes de siddhi. Réchungpa venant à la rescousse des uns, Padmasambhava des autres. L’âge d’or des hagiographes et des gter ston. Depuis, et la mahāmudrā et le dzogchen ont tout ce qu’il faut en matière de siddhi, au point d’en arriver à oublier de regarder l’esprit ?

Depuis, la position tibétaine officielle était (et toujours d'ailleurs) de regarder à la fois l'esprit et de chercher les siddhi. Dans notre société du spectacle, le plus spectaculaire ayant cependant tendance à l'emporter.

Les hagiographes tibétains racontent que Maitrīpa cherchait désespérément à devenir un vidyādhara comme Kṛṣṇācārya/Kāṇha, pour avoir les mêmes pouvoirs (sct. siddhi). Tāranātha raconte comment il va voir le siddha Śavaripa avec toute la panoplie du vidyādhara : ornement d'os traditionnels et tous les accoutrements d'un vajrakāpālika. Śavaripa y pointe cependant son doigt et les réduit en poussière en disant "Que feras-tu de cette illusion, enseigne plutôt le sens authentique en détail." (bka' babs bdun ldan p. 566 "da khyod sgyu ma ci bya/gnas lugs kyi don gya cher shod). Ce fut le début hagiographique de la carrière un peu à contre-courant de Maitrīpa/Advayavajra.

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[1] David Jackson, Enlightenment by a Single Means, pp. 14-17

[2] Sdom gsum rab dbye (p. 50) : « da lta’i phyag rgya chen po dang/ /rgya nag lugs kyi rdzogs chen la/ /yas ‘bab dang ni mas ‘dzegs gnyis/ /rim gyis pa dang cig char bar/ /ming ‘dogs bsgyur ba ma gtogs pa/ /don la khyad par dbye ba med.”»

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