lundi 19 octobre 2015

Comment voir et prendre refuge dans le Bouddha


Seeking Shambala oeuvre de Gonkar Gyatso

L’administrateur en chef [1] de Kiang-Ling demanda au maître (Chen-houei 668-760[2]) :

« Vimalakīrti blâmait Śāriputra [parce qu’il restait accroupi dans le calme]
- …accroupir son corps, fixer son esprit pour saisir la concentration (sct. dhyāna) est une concentration à l’intérieur du triple univers. C’est pourquoi Vimalakīrti blâmait Śāriputra.
- …Comment, sans produire la concentration de destruction (sct. nirodhasamāpatti) manifester les quatre postures (sct. īryāpatha[3]) ?
- Ceux qui suivent le véhicule universel, au sein même de la concentration, [ne quittent pas le monde, …ils manifestent] toutes les postures sans perdre ni altérer la concentration de leur esprit[4]. Voilà qui est rester accroupi dans le calme … dans la couleur, ils sont capables de distinguer le bleu, le jaune, le rouge et le blanc. Lorsque l’esprit n’est pas mis en mouvement à la suite des représentations (sct. vikalpa), c’est l’absence de représentation (sct. nirvikalpa) … si la faculté de l’œil obtient la maîtrise[5] (sct. vaśitā tib. dbang ba) et s’il en est de même pour toutes les facultés, alors, au milieu de toutes les vues (sct. dṛṣṭi), [l’esprit] est immobile (sct. acala) et …
- Comment obtenir [la maîtrise] ?
- Soyez seulement éveillés et vous l’obtiendrez. Si vous ne l’êtes pas, vous ne pourrez l’obtenir … vous obtiendrez la délivrance.
- Dans les sūtra du véhicule universel, qu’en est-il ?
- Le Bouddha demanda[6]
… je contemple le Bouddha de la même façon exactement que je contemple moi-même l’aspect véritable de mon corps. Lorsque je contemple [ainsi] le tathāgata, il ne viendra pas dans le futur, [il n’est pas venu dans le passé et ne demeure pas dans le présent]… étudiez dès aujourd’hui le prajñāpāramitā. Que les hommes obtiennent seulement la non demeure (sct. apratiṣṭhita tib. mi gnas pa) et ils auront une contemplation identique à celle de Vimalakīrti.

Traduction retravaillée extraite de Entretiens de Maître de dhyāna Chen-Houei, de Jacques Gernet, Publications de l’école française d’extrême-orient, 1949, pp. 5-7. Il s’agit du document Dunhuang n° 3047 et n° 3488 du British Museum.[7] Complément de traduction en ligne.

Le sujet traité dans cet entretien est celui de la méditation et « post-méditation », ou de la gnose contemplative (tib. mnyam bzhag ye shes sct. samāhita-jñāna) et de la gnose active (tib. rjes thob ye shes S. pṛṣṭha-labdha), les deux gnoses d’un Bouddha. Ce sujet fut débattu en long et en large dans l’école kadampa. On en retrouve des traces dans les œuvres attribués à Gampopa. Comment maintenir la contemplation (sct. dhyāna) dans l’action ? Comment « rester zen » dans la vie quotidienne ?

Vimalakīrti regarde un Bouddha exactement de la même façon qu’il regarde l’aspect véritable de son corps. Comment prendre refuge en « le Bouddha » ? Houei-neng donne la réponse. En répétant trois fois la formule suivante :
« Dans ce corps de chair, j’ai trouvé le sublime refuge du corps absolu (sct. dharmakāya) du Bouddha, qui est absolue pureté.
Dans ce corps de chair, j’ai trouvé le sublime refuge des millions et des milliards de corps d’apparition (sct. nirmāṇakāya) du Bouddha.
Dans ce corps de chair, j’ai trouvé le sublime refuge des corps futurs du Bouddha, où seront parfaites toutes les jouissances (sct. sambhogakāya). »
Pour le commentaire de cette prise de refuge, voir ici.

Comment regarder l’aspect véritable de son corps ? La réponse complète de Vimalakīrti, traduite par Lamotte.

« [356] Cela étant dit (evam uhte), Vimalakīrti répondit au Bienheureux : Bienheureux, maintenant que je vois le Tathāgata, je le vois comme s’il n’y avait rien à voir. Pourquoi?

Le Tathāgata ne provient pas du terme antérieur (pūrvāntād notpadyate), ne va pas au terme postérieur (aparāntam na saṃkrāmati) et ne se trouve pas dans le temps présent (pratyutpanne kāle na tiṣṭhati). Pourquoi?

Le Tathāgata est la nature propre de la manière d’être de la matière (rūpatathatāsvabhāva), mais il n’est pas la matière (rūpa). Il est la nature propre de la manière d’être de la sensation (vedanā-tathatāsvabhāva), mais il n’est pas la sensation (vedanā). Il est la nature propre de la manière d’être de la notion (saṃjñātathatāsvabhâva), mais il n’est pas la notion (saṃjñā). Il est la nature propre de la manière d’être de la volition (samskāratathatāsvabhāva), mais il n’est pas la volition. Il est la nature propre de la manière d’être de la connaissance (vijñānatathatāsvabhāva), mais il n’est pas la connaissance (vijñāna).

Le Tathāgata ne se trouve pas dans les quatre éléments (dhātu), mais il est semblable à l’élément-espace (ākāsadhātusama). Il n’est pas issu des six bases de la connaissance (āyatana), mais il a dépassé le chemin des six organes (sadindriyamārgasamatikrānta), à savoir les chemins de l’œil (cakṣus), de l’oreille (śrotra), du nez (ghrāna), de la langue (jihvā), du corps (kāya) et de l’esprit (manas).

Le Tathāgata n’est pas mêlé au triple monde (traidhātukāsam bhinna) ; il est exempt de la triple souillure (malatrayavigata) ; il est associé à la triple libération (vimokṣatrayānugata) et pourvu de la triple science (trividyaprāpta). Il est science (vidyā) sans être science, compréhension (adhigama) sans être compréhension.

[357] II est arrivé au sommet du détachement en toutes choses (sarvadharmeṣu asaṅganiṣṭhāgataḥ), mais il n’est pas la pointe du vrai (bhūtakoṭi). Il est fondé sur la manière d’être (tathatāsupratiṣṭhita), mais privé de rapport avec elle.

Le Tathāgata n’est pas issu des causes (hetusamutpanna), n’est pas issu des conditions (pratītyasamutpanna) et ne dépend pas des conditions (pratyayādhina). Il n’est ni pourvu de caractère (salakṣana) ni privé de caractère (alakṣana). Il n’a ni caractère propre (svalakṣana) ni caractère étranger (paralakṣana), ni caractère unique (ekalakṣana) ni caractère multiple (bhinnalakṣana). Il n’est ni sujet (lakṣya) ni non-sujet, ni semblable au sujet ni différent du sujet ; il n’est ni prédicat (lakṣana) ni non-prédicat, ni semblable au prédicat ni différent du prédicat.

Il n’est ni conçu (kalpita), ni imaginé (parikalpita), ni non-conçu (akalpita).

Le Tathāgata n’est ni cette rive-ci (apāra) ni l’autre rive (para) ni le milieu du fleuve (madhyaugha) ; il n’est pas ici (iha) ni là-bas (tatra) ni ailleurs (anyatra) ; il n ’est ni à l'intérieur (adhyātmam) ni à l’extérieur (bahirdhā) ni dans les deux à la fois (ubhayatra).

Le Tathāgata n’est pas allé, n’ira pas et ne va pas; il n’est pas venu, ne viendra pas et ne vient pas.

Le Tathàgata n’est pas savoir (jñāna) ni objet (viṣaya) de savoir; il n’est ni connaissance (vijñāna) ni objet connu (vijñāta). il n’est ni caché (tirobhūta) ni découvert (āvirihūta), ni ténèbres (tamas) ni lumière (prakāśa). Il ne stationne pas (na tiṣṭhati) et ne marche pas (na gacchati).

Le Tathāgata n’a ni nom (nāman) ni marque (nimitta). Il n’est ni fort (balin) ni faible (durbala). Il n’est pas localisé (deśastha) ni sans localisation (adeśastha). Il n’est ni bon (kuśala) ni mauvais [358] (akuśala), ni souillure (saṃkleśa) ni purification, (vyavadāna). Il n’est ni conditionné (saṃskṛta) ni inconditionné (asaṃskṛta). il n’est ni destruction (nirodha) ni non-destruction (anirodha). Il n’est aucune chose à enseigner ni aucun sens (artha) à exposer.

Le Tathāgata n’est ni don (dāna) ni avarice (mātsarya), ni moralité (śīla) ni immoralité (dauhśīlya), ni patience (kṣānti) ni méchanceté (vyāpāda), ni énergie (vīrya) ni paresse (kausīdya), ni'extase (dhyāna) ni distraction (vikṣepa), ni sagesse (prajñā) ni sottise (dauṣprajñā) : il est inexprimable (anabhilāpya).

Le Tathāgata n’est ni vérité (satya) ni mensonge (mṛṣā), ni sortie (niryāna) ni entrée (aniryāna), ni allée (gamana) ni venue (āgamana) : il est la coupure de tout discours et de toute pratique (sarvavādacaryoccheda).

Le Tathāgata n’est pas un champ de mérites (puṇyakṣetra) ni un non-champ de mérites; il n’est ni digne d’offrandes (dakṣiṇīya) ni indigne d’offrandes.

Le Tathàgata n’est ni sujet preneur (grāhaka) ni objet pris (grāhya), ni sujet sentant (vedaka) ni objet senti (vedayita) ; ni marque (nimitta) ni non-marque (animitta); ni opération (abhisaṃskāra) ni non-opération (anabhisaṃskâra).

Le Tathāgata n’est pas un nombre (samkhyā) et il échappe aux nombres (samkhyāvigata) ; il n’est pas un obstacle (āvarana) et il échappe aux obstacles (āvaranavigata). Il est sans augmentation (upacaya) et sans diminution (apacaya).

Le Tathāgata est égal à l’égalité (samatāsama), pareil à la pointe du vrai (bhûtakoṭisama), égal et inégal à la nature des choses (dharmatāsamāsama).

Le Tathāgata n’est ni peseur (tulā) ni pesé (tulita), mais dépasse toute pesée (tulanasamatikrānta). Il n’est ni mesureur ni mesuré, mais dépasse toute mesure. Il n’est ni en avant (purastāt) ni en arrière (pṛṣṭhatas) ni devant ni derrière à la fois. Il n’est ni courageux ni timide, mais dépasse le [359] courage et la timidité. Il n’est ni grand (mahat) ni petit (alpa), ni large (viśāla) ni étroit (saṃkṣipta).

Le Tathāgata n’est ni vu (dṛṣṭa) ni entendu (śruta) ni pensé (mata) ni connu (vijñāta). Il échappe à tout lien (sarvagranthavigata). Il est froid (sītībhūta) et délivré (vimukta). Il a réalisé l’égalité avec le savoir omniscient ( sarvajnajñānasamatāprāpta). Il a obtenu la non-dualité de tous les êtres (sarvasattvādvayaprāpta) et atteint l’indifférenciation de toutes les choses (sarvadharmanirviśeṣaprāpta ).

Partout (sarvatra), le Tathāgata est sans reproche (avadya), sans excès, sans corruption (kaṣāya), sans défaut (doṣa), sans obstruction (vighāta). Il est sans conception (kalpa) et sans imagination (vikalpa).

Il est sans activité (kriyā), sans naissance (jāti), sans apparition (utpada), sans origine (samudaya), sans production (samutpāda) et sans non-production (asamutpāda). Il est sans crainte (bhaya) et sans refuge (ālaya) : sans chagrin (śoka), sans joie (nanda) et sans agitation (taranga). Il ne peut s’exprimer (anirvācya) en aucun langage (vyavahāra).

Tel est le corps du Tathāgata (tathāgatakāya). C’est ainsi qu’il faut le voir et non pas autrement. Celui qui le voit ainsi le voit correctement (samyak paśyati) ; celui qui le voit autrement le voit de travers (mithyā paśyati). »


***

[1] Litt. « administrateur en chef de la commanderie » de Kiang-ling, selon JG, actuellement (en 1949) King-tcheou-fou ou Hou-pei.

[2] On le voit aux environs de 708 parmi les disciples du sixième patriarche Hoeui-neng (

[3] 1) īryā-patha [iriyā-patha] ways of movement. The Sanskrit root īr means to go or to move. Īryā-patha connotes bodily postures, namely, walking, standing, sitting and lying. In the Satipaṭṭhāna Sutta these postures are mentioned as objects of contemplation. The purpose behind considering them as objects of contemplation is that while walking the aspirant fully understands that walking is a mere action; there is no agent behind the action. Thus he remains free from the notion of an eternal soul.
2) iriyā-patha (lit. 'ways of movement'): 'bodily postures', i.e. going, standing, sitting, lying. In the Satipaṭṭhāna Sutta (s. Satipaṭṭhāna), they form the subject of a contemplation and an exercise in mindfulness.
"While going, standing, sitting or lying down, the monk knows 'I go', 'I stand', 'I sit', 'I lie down'; he understands any position of the body." - "The disciple understands that there is no living being, no real ego, that goes, stands, etc., but that it is by a mere figure of speech that one says: 'I go', 'I stand', and so forth." (Com.). Source

[4] Jacques Gernet fait allusion à l’oraison perpétuelle p. 6, note 7.

[5] Les dix maîtrises (sct. daśa vaśitāḥ tib. dbang bcu). Tshe la dbang ba / sems la dbang ba / las la dbang ba / yo byad la dbang ba / skye ba la dbang ba / mos pa la dbang ba / smon lam la dbang ba / rdzu 'phrul la dbang ba / ye shes la dbang ba / chos la dbang ba rnams so. Dan Martin, 600 147-8. Āyur, citta, pariṣkāra, dharma, ṛddhi, janma, adhimukti, praṇidhāna, karma et jāna.

[6] [à Vimalakīrti : « Lorsque tu veux contempler le Bouddha, comment fais-tu ? – Je contemple le tathāgata de la même façon exactement que je contemple moi-même l’aspect véritable de mon corps. » note de JG]. Chapitre 11. Chez Lamotte : « Alors le Bienheureux dit au licchav Vimalakrti : Fils de famille, maintenant que tu es venu ici pour voir le tathāgata, comment donc le vois-tu ? » p. 355

[7] Putidamo nanzong dingshifei lung (745). Dunhuang manuscripts P. 2045 (part 1), P. 3047 (part 2), and P. 3488 (part 1). The Words of the Great Master Heze Shenhui of Luoyang.

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