samedi 12 septembre 2015

Sacrifices et images associées


Le sacrifice d'Abrahama, Rembrandt
" Après ces choses, Dieu mit Abraham à l'épreuve, et lui dit : Abraham ! Et il répondit : Me voici ! Dieu dit : Prends ton fils, ton unique, celui que tu aimes, Isaac ; va-t'en au pays de Morija, et là offre-le en holocauste sur l'une des montagnes que je te dirai." 
"Lorsqu'ils furent arrivés au lieu que Dieu lui avait dit, Abraham y éleva un autel, et rangea le bois. Il lia son fils Isaac, et le mit sur l'autel, par-dessus le bois. Puis Abraham étendit la main, et prit le couteau, pour égorger son fils. Alors l'ange du Seigneur l'appela des cieux, et dit : Abraham ! Abraham ! Et il répondit : Me voici ! L'ange dit : N'avance pas ta main sur l'enfant, et ne lui fais rien ; car je sais maintenant que tu crains Dieu, et que tu ne m'as pas refusé ton fils, ton unique. Abraham leva les yeux, et vit derrière lui un bélier retenu dans un buisson par les cornes ; et Abraham alla prendre le bélier, et l'offrit en holocauste à la place de son fils. Abraham donna à ce lieu le nom de Jehova-Jiré. C'est pourquoi l'on dit aujourd'hui : À la montagne du Seigneur il sera pourvu." (Genèse 22)
"Un sacrifice humain est un rite religieux qui a été pratiqué dans la plupart des civilisations notamment au néolithique et durant l'Antiquité, le plus souvent pour s'attirer les faveurs des dieux, par exemple pour conjurer la sécheresse, ou pour que les personnages importants tels que les souverains soient accompagnés dans l'au-delà par les sacrifiés." (wikipédia)
Les sacrifices humains semblent aussi avoir eu pour but de gagner la faveur du dieu, dans des batailles, à en croire Homère (Iphigénie).

Il semblerait que celui que l'on appelle "Dieu" dans la Bible, avait pour nom Yahvé et fut à l'origine un dieu guerrier dans un système polythéiste, où il fut vénéré ensemble avec Baal[1], avant de devenir un dieu jaloux, "monolâtriste", puis finalement un dieu monothéiste, Dieu. Comme tous les dieux, il a dû avoir ses lieux de culte attitrés, souvent situes sur des montagnes. À en croire la Bible, Yahvé avait une prédilection pour les montagnes (Sinaï, Jehova-Jiré). Et comme beaucoup de dieux, Yahvé aimait les sacrifices, et les sacrifices bien faits. Notamment par incinération.
" L'incinération, la consommation par le prêtre avait pour objet d'éliminer complètement du milieu temporel les parties de l'animal qui étaient ainsi détruites ou consommées. Comme l'âme que l'immolation avait antérieurement dégagée, elles étaient, par cela même, dirigées vers le monde sacré. Il y avait des cas où la destruction et l'élimination qui en résultait portaient sur le corps tout entier et non pas seulement sur certaines de ses parties. Dans l'òlâ hébraïque et dans l'holocauste grec, la victime était tout entière brûlée sur l'autel ou dans le lieu sacré, sans que rien en fût distrait. Le prêtre, après avoir lavé les entrailles et les membres de la bête, les plaçait sur le feu où ils se consumaient. Le sacrifice était appelé quelquefois Kalil, c'est-à-dire complet." (Essai sur la nature et la fonction du sacrifice, Marcel MAUSS et Henri Hubert (1899))
Dans l'épisode du Genèse ci-dessus certains voient un mythe étiologique faisant allusion à l'abolition du sacrifice humain et la substitution par des sacrifices d'animaux. Les sacrifices humains pouvaient aussi être substitués par des simulacres de sacrifices où les victimes humaines furent représentées par des effigies. On n'arrête pas le progrès. Mais les traditions (et la Tradition) sont là pour être respectées, sinon il n'y a pas de tradition. Selon Confucius, on retourne au rite, « parce que le rite est lui-même retour. Il est réappropriation. Il jette un pont entre présent et passé et établit une continuité entre les âges. »[2] Ne serait-ce pas dommage de perdre le lien avec les sacrifices humains et leurs bénéfices, en ne respectant plus les traditions ? Quand un culte est absorbé par un nouveau, ce dernier intègre les rites de l'ancien, maintenant ainsi le lien. Le plus souvent en l'adaptant et en le réinterprétant selon le Récit du nouveau culte. Dans l'épisode du Genèse, on peut voir des restes de l'ancien culte : montagne, autel, bûcher, immolation. Yahvé semblait tenir à la tradition, avant qu'il ne devienne Dieu. Et quand on aime la tradition, on ne transige pas.
"[lorsque Tse-kong, le disciple de Confuicus] qui remplissait alors à la cour du Lou une fonction officielle, voulut supprimer l'immolation de la brebis lors de la commémoration de la nouvelle lune, Confucius protesta en disant : « Ah, Tse-kong, toi tu aimes le mouton, mais moi j'aime le sacrifice ' ! "[3]
Le bouddhisme ésotérique, n'autorisant pas les sacrifices à cause de son premier précepte, a, pour garder le lien avec le passé et la tradition, dû adopter des simulacres de sacrifice ou des sacrifices d'effigies. Dans les rituels aux dharmapāla qui sont souvent des dieux-démons anciens subjugués par Vajrapāṇi ou d'autres avatars du Bouddha, on offre des animaux en sacrifice (tib. bskang ba) pour réparer nos manquements, et obtenir les siddhis.

Plusieurs voix s'élèvent en ce moment, pour nous avertir contre une interprétation orientaliste du bouddhisme (ésotérique). Le type de rituel aux dharmapāla et son lien avec le passé rituel ne devrait donc selon eux pas être interprété de façon symbolique, psychologique etc. au risque de passer à côté des siddhi. La notion d'upāya semble faire défaut dans cette approche où tout semble être pris au premier degré, et qui semble rejoindre celle de Confucius.
"Tout est là : faire comme si les dieux et les esprits étaient présents, bien que l'on sache qu'ils n'ont pas d'existence réelle. Pour que le sacrifice ait un sens, pour qu'il garde sa dimension rituelle sans laquelle il ne saurait exister émotion et dévotion, il faut croire, au moment où l'on exécute avec gravité et respect les gestes consacrés, que les mânes ancestraux, que les divinités tutélaires sont présents, qu'ils assistent au banquet et qu'ils goûtent aux nourritures offertes par l'intermédiaire du « cadavre », le représentant du mort ou du dieu dans lequel ils descendent et qu'ils viennent habiter, bien que l'on sache qu'il s'agit d'une pure fiction. L'être des dieux est placé dans un lieu improbable, entre être et non-être, entre existence et non-existence, entre foi et scepticisme. Un espace indicible est creusé par l'exécution même du rituel, un espace qui, parce que, justement, il est impossible à situer, fait que les dieux sont divins. Mais l'une des premières conditions - outre le respect et le sérieux -pour faire «comme si» les dieux étaient là véritablement, comme si l'on pouvait sentir leur présence et leur souffle mystiques à ses côtés, est que le sacrifice soit effectif et la victime réelle. Il est indispensable que le sang soit versé et la bête immolée, que ce ne soit pas un simulacre, mais bel et bien un animal vivant, à la chair chaude et palpitante, répondant à la qualité du dieu auquel on voue le culte."[4]
La notion d'upāya fait défaut, si en tant que bouddhiste, on prenait les méthodes ésotériques au premier degré. Ce qui pouvait sembler "habile" dans des lieux et des temps où le système sacrificiel était répandu partout, ne l'est sans doute plus. Surtout si aucune réinterprétation symbolique, psychologique n'est admise, et que la méthode proposée est considérée comme complète en elle-même.

Dépassion et détachement sont des valeurs essentielles du bouddhisme, en précisant que cela ne signifie pas être totalement sans passion ni attachement. Le geste sacrificiel peut symboliser en quelque sorte la dépassion et le détachement, mais ce geste ne doit pas être pratiqué pour lui-même. Ce serait passer à côté de l'upāya. Et ce geste a un passé, un passé très lourd. Il n'est pas libre d'associations. Les images qu'il véhicule ne sont pas neutres. Elles induisent un système sacrificiel duel avec un dieu qui aime les sacrifices (humains, animaux, végétaux, richesses, ou leurs effigies) et qui accorde des faveurs (siddhi) en échange. Cette imagerie-là a-t-elle encore un sens ? Peut-elle encore jouer un rôle en occident, si l'on n'est pas un nostalgique du fait ésotérique ?

Ils comportent en outre le danger d'être mésinterprété ou "interprété selon la vraie Tradition". Le sacrifice humain a évolué en sacrifice animal, puis en sacrifice d'effigie. La victime sacrifiée a été constamment redéfinie au cours de l'histoire des religions. Ennemi interne ou externe de la religion, ennemi du dharma, kleśas, égo… Les religions sont ainsi devenues plus civilisées dirions-nous. Mais rien n'empêche que des voix s'élèvent pour dire, comme Confucius, qu'ils aiment le sacrifice, le vrai, comme celui pratiqué à l'aube des Traditions, ou plutôt tel qu'ils s'imaginent qu'il fut.

N'est-il pas mieux de couper ce lien avec des dieux guerriers de montagnes, qui réclamaient du sang en échange de leurs faveurs (siddhi) ? Même sous des formes atténuées, voire "civilisées" ? Et tant pis pour le prétendu lien de cause à effet (siddhi) entre le sacrifice et les bénéfices que celui-ci apporterait.


Il se trouve que l'on vient de découvrir au Royaume-Uni un deuxième Stonehenge, appelé "Superhenge", peut-être encore plus ancien et certainement plus grand que le cercle de menhirs célèbre. Il daterait d'il y a environ 4500 ans, et son cercle de mégalithes (symbolisant une montagne du pays d'origine ?) fut érigé et aligné sur les mouvements du soleil. Sans doute pour de grands rituels à l'occasion de jours fastes et néfastes. Par exemple, une partie semble alignée au lever du soleil le jour du solstice d'hiver. On y a trouvé les restes de corps humains et d'animaux, qui firent sans doute l'objet de sacrifices.

Devrait-on alors renouer avec ce type de tradition, pour ne pas perdre le lien avec le passé et avec les bénéfices du système sacrificiel ?

***

[1] Source

[2] Confucius, Jean Levi, p. 37

[3] Confucius, Jean Levi, p. 47-49

[4] Confucius, Jean Levi, p. 47-49

mercredi 9 septembre 2015

Les montagnes comme refuge


Mahāsiddha est un mot composé de siddha et de l'adjectif mahā, qui signifie grand, mais qui a pour objectif ici de distinguer les siddha bouddhistes ésotériques des autres siddha. Quand on regarde les listes des noms des mahāsiddha et des siddha, on s'aperçoit qu'il y a des siddha et des mahāsiddha qui figurent dans différentes listes (śaiva, jain, bouddhiste,…), surtout au début de ces listes respectives (voir chapitre 4 dans The Alchemical Body de David Gordon White).

David Gordon White (Kiss of the Yoginī) présente les siddha, des héros viriles (sct. vīra) ou des Parfaits, comme les partenaires des yoginī. Les siddha sont à l'origine des êtres semi-divins que l'on trouve dans le panthéon de la mythologie (sct. purāṇa) hindoue. Ils sont dits peupler certaines régions célestes avec les vidyādhara (sorciers), les cāraṇas (minestrels célestes) etc., qu'un lexique,l'Amarakośa, qui date du Vème siècle classe parmi les demi-dieux (sct. devayonayaḥ) avec les yakṣa (tel Vajrapāṇi a ses origines), les apsara, les rākṣasa, les kinnara, les gandharva, les piśāca (Saṁvara aurait été à l'origine un piśāca[1]), les guhyaka et les bhūta. Il s'agit d'êtres qui naissent d'une matrice divine et qui par conséquent sont immortels. Les siddha seraient les demi-dieux les plus altiers de la classe des demi-dieux.[2]

Un monde spécifique des siddha (sct. siddhaloka) apparut, quand les siddha commencèrent à jouer un plus grand rôle parmi les humains avec la naissance de la mouvance Kaula, et à devenir l'objet d'un culte spécifique.

En cherchant les origines des siddha mythologiques, White observe que l'on trouve de très nombreux temples médiévaux dédiés aux yoginī dans les collines de l'Inde central, mais aucun temple dédié aux siddha.[3] Les temples sont un phénomène relativement récent, souvent prédatés par les cultes qu'ils célèbrent. Les lieux et les objets de cultes pouvaient être des collines, des bois, des jardins, des gués, des arbres, des temples etc.
"Les hommes frappés de peur vont en maints refuges, dans les collines, les bois, les jardins, les arbres et les temples. Mais un tel refuge n'est pas sûr, un tel refuge n'est pas suprême ; recourant à un tel refuge, on n'est pas libéré de tout mal." – Dhammapada, XIV, 188-189
Les lieux de culte les plus anciens bouddhistes se situent souvent dans des grottes. Il n'en va pas autrement en occident. Le mont Ida dans l'île de Crète s'étend entre les districts d'Héraklion et Réthymnon. Le district d'Héraklion tire son nom d'Héraclès, " auquel les Crétois avaient voué un culte en ce lieu". " De nombreuses grottes présentes en son flanc servirent du XIe au IXe siècle av. J.-C. de sanctuaires avant l'apparition des temples." Zeus serait né dans une caverne située sur le versant nord du mont Ida, où sa mère, Rhéa, s'était réfugiée pour le protéger contre Cronos, son père.

Les premiers "lieux de culte" des siddha se situent aux sommets de certaines montagnes ou collines. White note que les sommets de montagne en tant que lieux de culte ultérieurement dédiés aux dieux majeurs (fils de Śiva, Ganeśā, Kṛṣṇa), furent d'abord des lieux de cultes des dieux de ces montagnes respectives. La tradition épique indienne racontera comment Śiva épousera Pārvatī (la fille de la montagne), ou la fille d'Himavān ("Himalaya" tout en mettant les dieux anciens à son service. Même mode d'opération pour les herukas bouddhistes.

White note encore que notamment en Inde occidental, on voit (1) des traditions très anciennes faire référence à un dieu du nom Śrīnāth, Nāthjī, Jālandharnāth, Siddeśvara etc. (2) un groupe de figures semi-divins appelés "siddha", qui fréquentent les niveaux supérieurs de l'atmosphère, mais en-dessous des mondes divins, et qui peuvent aussi fréquenter la terre en adoptant des formes humaines (3) un groupe de neuf êtres surnaturels, appelés les nāth (sct. navanātha), et qui n'avaient initialement aucun lien avec les siddha nāths historiques, que l'on trouve dans les lignées de (mahā)siddha.

Les siddha semblent pouvoir avoir pour origine des (dieux de) montagnes, dont le lieu de culte était situé au sommet de leur montagne respective. Dans la mythologie indienne, les siddha furent des êtres immortels comme les dieux, mais sans être des dieux, fréquentant les niveaux supérieurs, mais non les mondes célestes et capables d'adopter une forme humaine tout en se déplaçant sur la terre (voir ce phénomène de "génies" se promenant sur la terre dans le Manimékhalaï, traduit en français par Alain Daniélou avec le concours de T.V. Goapala Iyer). Ils sont donc immortels, et ils sont capables de voler (afin de se rendre dans les sphères supérieures) et de se transformer. Ils sont donc, au moins en partie, en possession de la Science (sct. vidyādhara), qu'ils peuvent transmettre aux humains.

La tradition dit que le maître de Maitrīpa/Advayavajra, Śavaripa, l'homme de la montagne (tib. ri khrod pa[4]), est un siddha immortel. La montagne qu'il fréquente s'appelle Śrī Pārvata. Elle est peut-être identique à Śrīsailam où se trouve à proximité de celle-ci. Śrīsailam se situe au cœur du Deccan, dans le district Kurnool de l'Andhra Pradesh. L'ascète Mallaya, qui est le sujet de la légende de Siddharāmayya, serait la forme humaine de la montagne Śrīsailam. Mallana ou Mallaya signifie "montagne". Et il fut l'objet d'un culte longtemps avant d'être identifié au jyotirliṅgam "Mallikārjuna".

Les êtres humains qui entrèrent en contact avec les anciens "dieux de la montagne"/siddha/mahāsidda, purent recevoir la Science dont ceux-ci seraient dépositaires et furent à leur tour capables de voler afin de se rendre dans les sphères supérieures (sct. siddhaloka), de devenir immortel et d'obtenir d'autres pouvoirs de siddha (siddhi). Ils devinrent ainsi leur égal. Les Récits sur les contacts entre les siddhas mythologiques et ceux qui les prenaient plus tard pour modèle constituent le cadre des tantras.

Au Tibet, il y eut avant l'introduction du bouddhisme, quatre grands dieux de montagne : Yar lha sham po au centre, gNyan chen thang lha au nord, sKu lha ri rgya au sud et ‘od de gung rgyal au sud. Yar lha sham po est le dieu principal, mais gNyan chen thang lha est le plus connu. C’est un dieu de la grêle (comme les magiciens tibétains les aiment), qui, comme tous les dieux, fut l’objet d’un culte accompagné d’offrandes de fumigénation (T. bsang(s))[5], de sacrifices d’animaux (mules, chevaux, moutons…) (T. bskang ba), qui font toujours partie des rituels de dharmapāla, sous une forme atténuée.

Le grand dieu de Thang la, véritable lingaṃ naturel, a sa propre déesse près de lui sous la forme d’un lac de montagne (T. gnam mtsho), toujours accessible de nos jours à des médiums en transe.
"Les hommes frappés de peur vont en maints refuges, dans les collines, les bois, les jardins, les arbres et les temples. Mais un tel refuge n'est pas sûr, un tel refuge n'est pas suprême ; recourant à un tel refuge, on n'est pas libéré de tout mal." – Dhammapada, XIV, 188-189

***

[1] Source

[2] Kiss of the Yoginī, p. 175

[3] Kiss of the Yoginī p. 161

[4] On peut se demander si ce terme ne pourrait pas avoir un lien avec la traduction tibétaine de Mallana ou Mallayya

[5] Dan Martin a suggéré dans son blog la possibilité d'un lien entre les offrandes de fumigénation tibétaine et la pratique sumérienne de "sanctification", décrite par E. Jan Wilson dans 'Holiness' and 'Purity' in Mesopotamia, Verlag Butzon and Bercker Kevalaer (Neukirchen-Vluyn 1994), page 35-36
"He sanctified the city from top to bottom,
On high he did purify it,
Juniper and the sikillu-plant of the mountains
he heaped upon the fire,
From cedar he made resin for a pleasing odor to the god.
During the day there were supplications,
And at night the prayers shone forth
."
La plante sikillu est connue dans les sources akkadiennes comme un ingrédient pour les rituels de sanctification. Référence de Wilson : "šam télilte in Gurney and Finkelstein, The Sultantepe Tablets (London, 1957) 93, 46f."

mardi 1 septembre 2015

La Grande Mère et ses enfants mâles ingénieux


Déesse-Mère Çatal Höyük (Turquie néolithique -8500 à -5500)

Héraclès, héros solaire, est un immortel qui trouvera l'immortalité. En cela, il nous est plus proche que les dieux, déjà immortels, et nous est présenté de modèle. Il accomplit douze travaux, au nombre des douze stations du soleil. A la dernière station, il descend dans les Enfers, pour y chercher Cerbère. Il peut en ressortir, grâce aux mystères d'Éleusis dont il fut l'initié. L'immortalité trouvée fait de lui l'égal des dieux. Initié, il devient lui-même un myste. Il jouit, selon Jean Bayet (Les origines de l'Hercule romain), de la "vie bienheureuse dans le cercle des divinités chthoniennes". Plus tard, il sera souvent représenté en compagnie de divinités chthoniennes et deviendra, grâce à son initiation et son exploit, un guide spécialisé en "descentes aux Enfers", les Enfers étant ici simplement le monde post-mortem, et capable de protéger l'âme défunte contre les divers monstres. Dans la parodie Les grenouilles, Aristophane fait de Dionysos l'initié d'Héraclès qui est son initiateur.

Hérodote le comptait au rang des grands dieux et le considérait comme le chef des cinq Dactvles (les Doigts du mont Ida en Crète)[1]. Et c'est là que cela devient vraiment intéressant.

Le mont Ida dans l'île de Crète s'étend entre les districts d'Héraklion et Réthymnon. Le district d'Héraklion tire son nom d'Héraclès, " auquel les Crétois avaient voué un culte en ce lieu".[2] " De nombreuses grottes présentes en son flanc servirent du XIe au IXe siècle av. J.-C. de sanctuaires avant l'apparition des temples."[3] Zeus serait né dans une caverne située sur le versant nord du mont Ida, où sa mère, Rhéa, s'était réfugiée pour le protéger contre Cronos, son père. Zeus fut élevé par la nymphe Ida, qui donna son nom au mont. C'est en accouchant de Zeus, en position accroupie, que Rhéa aurait enfoncé ses cinq doigts dans la terre, créant ainsi les cinq Dactyles idéens (daktyloi Idaioi, Δάκτυλοι Ἰδαῖοι)[4], pour l'aider à protéger l'enfant contre son père. Il semblerait que ce soit une coutume grecque ancienne d'appuyer la main sur la terre en faisant un sermon…[5] Rappelons que le Bouddha fit un geste comparable après son éveil. Il s'agit du geste de prise à témoin de la terre (sct. bhūmisparśa-mudrā). Geste grec, gréco-bactrien, gandharien, ariane, ou universel ? Avant l'apparition des Livres monothéistes évidemment... Maitreya jurera probablement avec la main sur le Canon bouddhique qu'il aura atteint l'éveil.



" [Les Dactyles] étaient des hommes industrieux ; en qualité de prêtres, ils offraient à Rhéa ou la Terre des sacrifices dans lesquels ils portaient des couronnes de chêne. Après leur mort, ils furent honorés comme des dieux protecteurs ou dieux Lares."[6]

Ils étaient à la fois forgerons et magiciens (alchimistes). Héraclès est quelquefois considéré comme un Dactyle idéen, ou leur chef (Hérodote). Il est fait mention d'un Dactyle idéen du nom d'Héraclès, qui serait à l'origine des jeux olympiques, en organisant une course entre ces quatres frères Dactyles/Doigts, à savoir Aeonius (index), Epimedes (majeur), Jasius (annulaire), et Idas (petit doigt), Héraclès lui-même représentant le pouce (opposable).[7]



Ce sont encore les Dactyles idéens, qui auraient "enseigné les cérémonies théurgiques des mystères à Orphée qui les porta en Grèce, ainsi que l'usage du fer".[8] Le territoire de la Grèce antique n'est pas celui de la Grèce actuelle, et s'étendait sur une partie de l'Asie mineure. Il s'y trouve également un mont Ida (en Troade), demeure de la déesse phrygienne Cybèle, "gardienne des savoirs" "personnifiant la nature sauvage" et présentée comme « Magna Mater ». À Rome, elle était plus tard vénérée comme la "Mère de l'Ida" (Idæa mater). Les Phrygiens étaient un peuple indo-européen venu de Thrace ou de la région du Danube et qui avait en migré en Anatolie.
"Cybèle est issue du père des Dieux, mais est abandonnée à la naissance et recueillie par un léopard ou un lion. Celui-ci éveillera la déesse aux mystères qui lui permettront de rédiger ses récits sibyllins. Elle dispose des clés de la terre donnant accès à toutes les richesses et son trône est gardé par deux fauves." 
"Cette Déesse mère était honorée dans l'ensemble du monde antique. Le centre de son culte se trouvait sur le mont Dindymon, à Pessinonte (Turquie), où le bétyle (la pierre cubique noire à l'origine de son nom, Kubélè) qui la représentait serait tombé du ciel. Principalement associée à la fertilité, elle incarnait aussi la nature sauvage, symbolisée par les lions qui l'accompagnent. On disait qu'elle pouvait guérir des maladies (et les envoyer) et qu'elle protégeait son peuple pendant la guerre. Elle était connue en Grèce dès le Ve siècle av. J.-C. et se confondit bientôt avec la mère des dieux (Rhéa) et Déméter." [9]
Elle initia Dionysos à ses mystères. Cela marqua le passage d'initiations tribales aux mystères officiels. Du matriarcat au patriarcat ?

Il existe un fragment de la Phoronide (VIIe siècle av. J.-C. ? sur la fondation du royaume d’Argosdans lequel on décrit les Dactyles. Dans ce fragment, on semble plutôt faire référence aux Dactyles (phrygiens) du mont Ida en Turquie.
"Là sont les sorciers (goêtes),
les hommes phrygiens de l'Ida qui ont leur demeure dans la montagne,
Kelmis et le grand Damnameneus et Akmôn débordant de violence (huperbios)
les serviteurs à la main habile (eupalamoi) de la montagne Adrestêiê,
qui les premiers, grâce à l'art (tekhnêis) d'Héphaïstos plein d'intelligence rusée (polumêtios),
ont trouvé dans les vallons des montagnes le fer couleur de violette,
l'ont apporté au feu et ont forgé leur œuvre excellente
."
(trad. Pierre Sauzeau, La quatrième fonction, Les Belles Lettres, 2012, p. 220-221)
Les Dactyles y sont présentés comme des sorciers, des goêtes ou goètes, qui pratiquent la goétie. Voici l'entrée que l'on trouve sur le site Atilf
" GOÉTIE, subst. fém.
Ésotérisme. Évocation des esprits malfaisants. Les arts magiques plus ou moins mêlés aux dogmes scolastiques, la théurgie et la goétie, ramenoient des erreurs tout aussi déplorables que les mensonges et la mythologie (CHATEAUBR., Ét. ou Disc. hist., t. 3, 1831, p. 86). Voici les esprits évoqués pour le maléfice et qui ont porté le poison, selon le commandement du maître de la goétie, du chanoine Docre! (HUYSMANS, Là-bas, t. 2, 1891, p. 179). Des livres secrets traitant de la goétie, de l'art d'évoquer les esprits mal-faisants (CARON, HUTIN, Alchimistes, 1959, p. 33). 
Prononc. et Orth. : [] LAND. 1834, en dépit de l'orth. et de la présomption en faveur du timbre [e] en syll. non finale ouverte : guo-ê-ci, avec ê. Ds Ac. 1762 et, de nouv., Ac. 1835, 1878. Étymol. et Hist. 1570 (La Cité de Dieu, trad. G. Hervet, I, 283b, A, édit. 1578 d'apr. Vaganay ds Rom. Forsch. t. 32, p. 72 : Goetie est proprement l'évocation des espritz). Empr. au lat. goetia (gr. ) « magie, sorcellerie »."
En tant qu'initié, capable d'entrer - et surtout de ressortir - des Enfers, et en tant que Dactyle, Héraclès n'est pas simplement un "homme fort" à la force prodigieuse. Il dispose d'autres ressources pour combattre les démons.

On constate également, et pas uniquement "en Grèce", que les Récits pointent vers un culte d'une "Grande Mère", très ancien, parmi les peuples indo-européens. Que c'est Elle la détentrice d'une Science permettant de maîtriser la Nature et de vaincre la mort. Et que, selon la tradition, le culte change de nature et la Science se transmet par des mystères. Elle devient plutôt une affaire de Mâles : des dieux, des héros-mages, des rois et des prêtres.

Sur la Reine-mère de l'occident en Chine

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[1] " An Idaean dactyl named Herakles (perhaps the earliest embodiment of the later hero) originated the Olympic Games by instigating a race among his four "finger" brothers. This Herakles was the "thumb"; his brothers were Aeonius (forefinger), Epimedes (middle finger), Jasius (ring finger/healing finger), and Idas (little finger)."

[2] Wikipédia

[3] Wikipédia

[4] Wikipédia (en)

[5] Wikipédia (en)

[6] Wikipédia (fr)

[7] Wikipédia (en)

[8] Wikipédia (fr)

[9] Wikipédia