dimanche 28 juin 2015

L’éveil, ça se mérite ?



Phyag chen lhan cig skyes grub versus phyag chen lhan cig skyes sbyor

Dans la collection de l’œuvre complète attribué à Pamodroupa (1110-1170) se trouve une série de textes consacrée au cycle du Sceau universel du Naturel (tib. phyag chen lhan cig skyes sbyor sogs). Ce texte a sans doute été écrit par un disciple, car ses paroles sont citées en référant à lui sous le titre Seigneur (tib. rje), en utilisant la forme honorifique et en lui donnant l’épithète « U rgyan phag mo », sans doute pour faire allusion à une connexion avec Oḍḍiyāna). La transmission du cycle est donnée comme ceci : Lavapa (« qui contrôla les ḍākinī ») - Rakṣita – Lhodrakpa (=Marpa) – Gungthangpa (=Milarepa) – Gampopa. Gampopa (1079–1153) fut le maître de Pamodroupa. Nāropa ne figure pas dans la liste, sauf s’il est identique à Rakṣita. Il n’y est pas question de Tailopa dans cette liste.

Le texte, rédigé par un disciple, commence par dire que le Seigneur (Pamodroupa) avait l’habitude de dire que tous les sages vénérés enseignant la culture mentale (sct. bhāvana) disaient qu’en tant que pratique spirituelle (sct. dharma), celle-ci (l’intégration du Sceau universel par le Naturel) était particulièrement profonde.

[258] Les représentations et les passions
étant toutes restreintes [par elle], elle est le Vinaya.

Comme les représentations (sct. vikalpa) sont établies (sct. niścayaḥ)
En tant que le triple corps grâce à elle
Et que toutes les conjectures sont retranchées de l’intérieur
Elle transmet la connaissance valide (sct. pramāṇa).

Évitant les extrêmes de l’être et du non-être (sct. śāśvata-vāda et uccheda-vāda)
Elle est la voie du Milieu par excellence (sct madhyamaka).
Comme elle est ineffable, inconcevable et inexprimable
Elle transmet la perfection (sct. pāramitā).

Toutes les choses passionnées et dépassionnées
Étant au complet dans la pensée, elle est la complétude universelle.
Toutes les bonnes et mauvaises représentations
N’étant pas investies par elle (sct. amanasikāra), elle est le Sceau universel (sct. mahāmudrā).

Elle est celle qui apaise (tib. zhi byed) toutes les souffrances.
Toutes les passions et représentations [259]
étant intégrées sur le chemin, elle est le mantra ésotérique (sct. guhyamantra).
Elle est à la fois la pensée (sct. citta), les représentations (sct. vikalpa) et le corps réel (sct. dharmakāya).

La première partie, « le Naturel » (sct. sahaja),
Comme elle est réintégrée à la pensée par la transmission
Est glosée comme « la réintégration du Naturel ».
Il est dit qu’elle apprécie (tib. sngags) même les fauteurs de troubles,
Les démons, les Māra etc. »

Maitrīpa, Gampopa, Pamodroupa etc. présentent leur « mahāmudrā » réintégrée par le Naturel (phyag chen lhan cig skyes sbyor), comme un système inclusif, qui comprend tous les systèmes bouddhists. Le Vinaya des auditeurs, la connaissance valide (sct. pramāṇa) des logiciens du véhicule universaliste, la pratique des perfections (sct. pāramitā) du véhicule universaliste, la complétude universelle (tib. rdzogs chen), le sceau universel (sct. mahāmudrā), l’approche Zhi byed de Dampa Sangyé, le système des mantras ésotériques, et elle intègre même les fauteurs de troubles et leurs nuisances. Elle inclue tout sans ne rien exclure.

Elle accueille tous, quels qu’ils soient, de capacité supérieure, intermédiaire ou inférieure, préparés, hyper préparés, fins prêts, ou sans aucune préparation.

« Non, non, et trois fois non » (Discrimination des Trois Vœux, sdom gsum rab dbye), disait Sakya Paṇḍīta (1182-1251) à cette approche qu’il taxait de laxiste. La mahāmudrā n’est pas inclusive, mais exclusive. Elle est exclusivement tantrique, et encore, elle n’est accessible par le biais des tantras nec plus ultra (sct. anuttara), dans la quasi-substantielle crème de la crème de la troisième (et quatrième) phase de consécration. Étant exclusivement tantrique, elle est aussi exclusivement théiste. Pas de dieux, pas de siddhi. Les théistes, souvent méritocrates, à cheval sur les principes et droits dans leurs bottes, voient d’un mauvais œil la distribution gratuite de siddhis, sans passer par la case Temple, et adorent maintenir ou remettre de l’ordre. Ce sera désormais chose faite. Le bouddhisme théiste aura de beaux jours devant lui.

***

Texte tibétain en Wylie

rje’i zhal nas ‘di skad gsung*/

mkhas btsun sgom ston thams cad kyis// chos su ‘di nyid zab bo gsung*// rnam rtog dang ni nyon mongs pa// thams cad ‘dul bas ‘dul ba yin// rnam par rtog pa chos sku ru// nges pa’i shes pa bskyed pa’i sa// sgro ‘dogs nang du gcod pas na// ‘di ni thsad ma’i gdams ngag yin// rtag ched sgro skur la sogs pa’i// mtha’ dang bral bas dbu ma yin// smra bsam brjod du med pa’i phyir// ph arol phyin pa’i gdams ngag yin// ‘khor dang mya ngan ‘das pa’i chos// sems su rdzogs pas rdzogs chen yin// bzang rtog ngan rtog thams cad kun// yid la mi byed phyag rgya che// sdug bsngal zhi bas zhi byed yin// nyon mong dang ni [259] rnam rtog kun// lam du slongs pas gsang sngags yin// sems dang rnam rtog chos sku gsum// dang po lhan cig skyes pa de// gdams pas sems su sbyor ba’i phyir// lhan cig skyes sbyor zhes su bshad// ‘dre dang bdud la sogs pa yi// bar chod la yang sngags so gsung*//

samedi 27 juin 2015

La mahāmudrā de Sakya Paṇḍita


Wǔtáishān 五台山
«Vers la fin de sa vie (1153), deux moines venaient voir [Gampopa] en le supplant une offrande de gtor-ma à la main de leur enseigner le chemin de techniques yoguiques (upāya-mārga). « Ayez de la compassion pour nous » ajoutèrent-ils. Gampopa (1079-1153) disait à son intendant qu’il ne voulait pas être dérangé. L’intendant dit alors aux deux moines de demander la Mahāmudrā. Ils’exécutèrent aussitôt et Gampopa les fit entrer immédiatement et leur donna les instructions sur la mahāmudrā[1]

Gampopa fut critiqué par Sakya Paṇḍita (1182-1251) pour proposer une instruction non-tantrique sous le nom de mahāmudrā en dehors du cadre des conscrations. Sakya Paṇḍita procédait de manière différente, comme il s’avère d’un petit texte (rtogs ldan rgyan po’i dris lan) où un certain Tokden vivant au mont Wutai (pinyin : wǔtái shān) lui demande les instructions de la mahāmudrā.[2]

Quand Sakya Paṇḍita visita cette montagne sacrée mont aux cinq terrasses, Tokden venait le voir en lui offrant des circumambulations et des prosternations. Sakya Paṇḍita, très satisfait, lui disait que pour vivre dans un tel endroit, il fallait sûrement avoir une pratique de méditation basée sur des instructions profondes. Tokden rentra chez lui pour chercher une khata en soi blanc, l’offrit à Sakya Paṇḍita et lui demanda les instructions de la mahāmudrā. Sakya Paṇḍita, toujours très satisfait, lui donna l’initiation de Hevajra de Ḍombī Heruka, le Sahajasiddhi mahāmudrā (phyag rgya chen po lhan cig skyes grub) et les Instructions de la méthode de l'inconcevable de Koṭālipa (Acintyākramopadeśa). Un cocktail très tantrique. Le « Sahajasiddhi mahāmudrā » (phyag rgya chen po lhan cig skyes grub) est un titre fantaisiste. Il n’existe pas de texte de ce titre. En revanche, il existe plusieurs textes qui comportent l’expression phyag rgya chen po lhan cig skyes sbyor dans le titre, associés à la mahāmudrā kagyupa, attaquée par Sakya Paṇḍita. Le texte que Sakya Paṇḍita a enseigné à Tokden était sans doute le Sahajasiddhi (lhan cig skyes grub) de Ḍombī Heruka. Sakya Paṇḍita l’a peut-être fait précéder de « mahāmudrā », pour faire une sorte de jeu de mot indiquant que c’est pour ce type de texte que l’on doit réserver le terme « mahāmudrā ».

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1ère page du dris lan (cliquer pour agrandir)

[1] Blue Annals, p. 461-462

[2] Source principale de ce blog, l’article de Julia Stenzel. The Mahāmudrā of Sakya Paṇḍita, Julia Stenzel dans Indian International Journal of Buddhist Studies Volume 15 (2014)

vendredi 26 juin 2015

Publication : Chants de plénitude



En 1959, suite à l’invasion chinoise, le 16e Karmapa Rangjoung Rigpai Dorjé (1924-1981), s’enfuit du Tibet en compagnie de 160 étudiants de Tsourphou et se réfugia au Bhoutan. Le roi du Sikhim lui offrit un terrain ou fut construit en 1966 le monastère de Rumtek. Lors de la fondation du Karma Śri Nalanda Institute for Higher Buddhist Studies (KSNI), il avait fait une sélection des traités à inclure dans le programme d’études et avait désigné certains textes comme les bases canoniques de la mahāmudrā, parmi lesquelles figurent le Samādhirājasūtra et le Mahāyanottara-tantraśāstra / Ratnagotravibhāga.

Il estimait que de toutes les méditations, la mahāmudrā serait la plus profitable aux Occidentaux, parce qu’elle approche directement la conscience et que de ce fait elle est accessible à toutes les cultures. Faisant suite à ce souhait, le maître contemporain Thrangu Rinpoché mit l’accent sur l’enseignement de la mahāmudrā afin de le rendre disponible pour tous ceux qui s’y intéressent ou souhaitent le pratiquer [1].

C’est également à Rumtek que fut édité, gravé et imprimé (dans les années 1970) sous les instructions du 16e Karmapa cette collection de huit anthologies de distiques attribuées à quelques grands noms de la lignée de transmission de la mahāmudrā. Elle faisait déjà partie d’une collection [2] des œuvres principales des écoles Droukpa Kagyu et Nyingma en 31 volumes. Cette collection était la représentation scripturaire de la fusion des deux écoles, telle qu’elle était conçue par Togden Shakya Shri (1853-1919). Le texte édité à Rumtek se présente comme une œuvre unique et contient en plus un colophon avec un poème du 16e Karmapa. Il a été imprimé par un certain Tsedeun de Lithang.

Ce texte est une collection de huit anthologies de distiques (sct. dohākoṣa), attribuées à des maîtres indiens, le plus souvent des mahāsiddhas, et qui contiennent des instructions sur la mahāmudrā. Il contient ainsi des chants attribués à Śavaripa (Saraha), Virūpa, Tailopa, Kṛṣṇavajra, Maitripāda (Saraha) et Nāropa. Les traductions tibétaines ont été attribuées à Vairocanavajra et à Marpa.

Actuellement, le rôle des dohākoṣa est expliqué de la façon suivante par Thrangu Rinpoché :
« Cette dernière catégorie se présente souvent sous forme de chants, qu’on appelle “dohā” en sanskrit. C’est la catégorie la plus importante dans nos études, parce que grâce à leur forme et leur expression, on s’en souvient facilement. Comme on s’en souvient facilement, ces instructions sont faciles à utiliser dans notre pratique. Elles sont profondes et brèves. C’est pourquoi nous étudions parmi les dohā indiens, ceux écrits par des mahāsiddhas indiens comme Tailopa et Nāropa. Au Tibet, nous étudions les chants de tous les maîtres de la lignée Kagyu et en particulier ceux de Jetsun Milarépa. Ce genre de chants d’instruction et de réalisation est facile à comprendre. Il est alors facile à utiliser pour guider et toucher votre esprit, qu’on les lise ou qu’on les entende. Ils sont toujours utilisés comme la base la plus importante ou principale pour étudier [3]. »
« Inutile de manipuler la pensée qui est naturellement authentique
Ne la retiens pas, laisse-la s’épanouir librement et vaquer à son gré
Si tu n’y as pas accès, ce n’est pas une méditation intellectuelle qui y arrivera

Pour ceux qui y ont accès, il n’y a ni objet ni agent de méditation. »

La traduction est publiée sous le titre « Chants de plénitude » par les éditions Yogi-Ling (La Galerie 03160 Ygrande), avec le soutien de la fondation Tsadra, New York. ISBN 978-2-911-41726-9

Version bilingue (tibétain/français), format 15 x 24 cm, couverture cartonnée : 204 pages : Prix public : 20 €

En vente chez Yogi Ling, ou chez DG Diffusion. En vente partout à partir du 12 octobre 2015.

MàJ 07082015 Voir l'article de Matthew Kapstein sur un des chants de la collection.

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[1] Extrait du Synopsis de Ocean of the Ultimate Meaning, commentaire de Thrangu Rinpoché sur le traité sur la mahāmudrā du même titre, composé par le 9e Karmapa Wangchuk Dorje (1556-1603), Shambhala Publications, 2004.

[2] Titre : “dkar rnying gi skyes chen du ma'i phyag rdzogs kyi gdams ngag gnad bsdus nyer mkho rin po che'i gter mdzod », abrégé en “rtsibs ri'i par ma”. “Une collection des manuels de pratique essentiels des lignées Droukpa Kagyupa et Nyingmapa, reflétant la fusion de la Mahāmudrā et du Dzogchen, telle qu’enseignée par Togden Shakya Shri (1853-1919). Cette collection fut compilée et gravée sur des planches en bois par l’érudit Ladakhi Tripon Pema Chogyal (1876/1878-1958/1959)”.

[3] Shenpen Ösel , May 2001 Volume 5, Number 1 , Creation and Completion By Khenchen Thrangu Rinpoché, Essential Points for Approaching the Path of Tantric Meditation.

jeudi 25 juin 2015

Tout baigne (dans l'égalité foncière)



Extrait de L'amas de joyaux des Discours et des écrits (tib. mdo lung rin chen spungs pa) de Pamodroupa (1110-1170).

[579] « Il n'existe pas en trois véhicules, mais c'est le véhicule unique qui est imaginé comme trois [véhicules différents]. C'est afin de maîtriser les passions, que des portes de dharma (sct. dharma-mukha) au nombre de 84.000 ont été enseignées. Mais la Pensée authentique de tous les Éveillés est indifférenciée (S. nirbhinnākāra) et n'a qu'une seule essence. Les multiples (tib. dgu) véhicules que j'ai enseignés s'accordent aux capacités et aux aspirations de tous les êtres. Ainsi, c'est afin de pénétrer parfaitement la gnose qui montre la meilleure méthode (sct. upāya), que je les ai enseignés. » [Sūtra de lotus, Saddharma Puṇḍarīka ]

Extrait du Discours demandé par Kāśyapa (sct. Kāśyapaparivarta) : 
« Bienheureux, si tous les êtres nombreux et différents qui apparaissent du triple monde,
atteignent la quiétude (nirvāṇa), est-ce qu'ils seront uns ou multiples ?
L'éveillé repondit : Kāśyapa, puisque toutes les choses sont contenues dans l'égalité foncière (sct. samatā), elles sont unes, pas différenciées. »
Extrait du Discours qui montre que rien n'est dissocié de l'égalité foncière de la nature des choses (tib. chos nyid mnyam pa nyid las mi gyo bar tha dad par bstan pa’i mdo) :
« Par exemple, une seule lune dans le ciel
paraît multiple dans différents récipients d'eau.
De même, l'élément réel (sct. dharmadhātu) du véhicule universel
apparaît diversement selon les aspirations des êtres à convertir. »
Extrait du Laṇkāvatāra sūtra :
« Tant qu'il a des perceptions (scr. saṃjñā),
On n'aura pas atteint la fin du véhicule.
C'est lorsqu'il n'y a plus de perceptions,
Qu'il n'y a plus de véhicule et que l'indicible [est atteint]. »
Quels sont les véhicules ? Il y en a quatre. Les noms d'instructions, les individus, le sens des instructions et les moments opportuns.

Il y a sept noms d'instructions.
1. l'Atiyoga
2. la complétude universelle
3. la dimension unique
4. la complétude totale sans confusion
5. la gnose spontanée
6. le déploiement spontané
7. le sceau universel (sct. mahāmudrā)

1. L'Atiyoga

Extrait du Ratnarasi-sutra :
« La germe cachée de tous les Éveillés
Est sans élaboration et sans réalité concrète
Elle n'a pas de nature et ne change pas
Elle est connue par le yogi. »
2. La complétude universelle (alias "dzogchen")

Extrait du Mahāsamājasūtra :
« Tout est contenu dans la nature des choses (sct. dharmatā),
C'est pourquoi cela s'appelle, la complétude universelle. »
3. La dimension unique
Extrait du Discours demandé par Nairātmya (sct. Nairātmyaparipṛcchāsūtra T.846, 1643; Toh. 173)[1]
« Les choses sont libres de toute élaboration,
C'est cela la dimension unique. »
4. La perfection sans confusion

Extrait du Discours du tathāgata caché (sct. Tathāgatācintyaguhyanirdeśa) :
« Les Éveillés enseignent le Dharma
vertueux au commencement,
vertueux au milieu,
et vertueux à la fin,
dont le signifié est bon,
dont le signifiant est bon,
et sans confusion.
[Le Dharma] est enseigné de manière complète et sans confusion. »
5. la gnose spontanée

Extrait du Buddhāvataṁsaka :
« Certains mondes
Sont transformés par des mots inconcevables
Mais le mot de l'espace ne change pas
C'est la gnose spontanée. »
6. Le déploiement spontané

Extrait du Discours sur le roi des absorptions (sct. Samādhirājasūtra) :
« Incapable d'agir, parfaitement apaisé,
Se déployant spontanément et indémontrable. »
Aussi extrait du Discours sur l'ornement lumineux de la gnose (sct. Jñānālokālaṃkāra) :
« L’interdépendance des causes et des circonstances,
De même que les pratiques graduelles,
Sont enseignés à titre de méthodes pour les ignorants
À la réalité qui se déploie spontanément
Comment pourrait-on s’entraîner graduellement ? »[2]
7. Le sceau universel

Extrait du Discours sur le verbalement construit (tib. gsung bkod pa’i mdo)
« Les choses concrètes (sct. vastu, bhāva) ne sont pas fabriquées par les sages
Les choses concrètes sont non fabriquées par nature
Si on les accède ainsi, c'est le sceau universel. »

***

[1] Colophon : rgya gar gyi mkhan po ka ma la gupta dang/ lo ts'a ba dge slong rin chen bzang po'i 'gyur. Volume mdo mang - pha

[2] Également cité par Gampopa dans le Joyau ornement de la libération

Texte tibétain en Wylie

yang theg pa gsum du med de/ theg pa gcig la gsum du btags par zad do/ yang nyon mongs ‘dul phyir chos kyi sgo mo ni// brgyad khri bzhi stong dag tu gsungs pa yang*// sangs rgyas kun gyi dgongs pa dam pa ni// dbyer med ngo bo nyid du gcig pa yin// nga yis bstan pa’i theg pa dgu po yang*// sems can kung gyi mthu dang mos par bshad// ‘di ltar thabs kyi mchog bstan ye shes la// rab tu zhugs pa’i phyir na ngas bshad do// zhes pa dang*/ yang ‘od srungs kyis gsol pa/ bcom ldan ‘das gal te/ sems [580] can mangpo’am tha da dpa de dag khams gsum nas byung ba de dag ni/ mya ngan las ‘das pa gcig gam/ ‘on te tha dad/ bka’ bstsal pa/ ‘od srungs/ chos thams cad mnyam pa nyid du khong du chus pas/ de ni gcig ste gnyis su med do// zhes pa dang*/ chos nyid mnyam pa nyid las mi gyo bar tha dad par bstan pa’i mdo las/ dper na nam mkha’i zla ba gcig la/ chu snod tha da dpa sna tshogs su snang ba bzhin/ theg pa chen po’i chos kyi dyings su gcig la/ gdul bya mos pa’i dbang gis theg pas na tshogs su snang ngo// zhes pa dang*/ lang kar gshegs pa las/ ji srid ‘du shes yod kyi bar// theg pa’i mtha’ la thug pa med// ‘du shes med par gyur tsam na// theg pa med cing brjod du med// ces gsungs so/ de lta bu’i theg pa de gang yin zhe na/ de la bzhi ste/ chos kyi ming dang gang zag dang*/ chos kyi don dang nam babs pa’o// chos kyi ming [581] la bdun/ a ti yo ga dang / rdzogs pa chen po dang*/ thig le nyag gcig dang*/ ma ‘dres yongs rdzogs dang*/ rang byung ye shes dang*/ lhun gyis grub pa dang*/ phyag rgya chen po’o//

1. a ti yo ga ni / rin po che’i phung po’i mdo las / sangs rgyas kun gyi gsang ba’i don / spros pa gcod cing dngos po med / rang bzhin med cing ‘gyur ba med / rnal ‘byor pa yis shes par bya / ces so //

2. rdzogs pa chen po ni / ‘dus pa chen po’i mdo las / thams cad chos nyid ngang du rdzogs / des na rdzogs pa chen po yin / ces so /

3. thig le nyag gcig ni / bdag med pas dris pa’i mdo las / chos rnams spros pa kun dang bral / de ni thig le nyag gcig yin / ces so /

4. ma ‘dres yongs rdzogs ni / de bzhin gshegs pa gsang ba’i mdo las / sangs rgyas rnams kyis chos bstan pa ni / thog mar dge ba / bar du dge ba / tha mar dge ba / don bzang po / tshig ‘bru bzang po / ma ‘dres pa / yongs su rdzogs par bstan pa’o // ces so /

5. rang byung ye shes ni / phal po che las / ‘jig rten khams ni la la dag // bsam gyis mi khyab tshig gyur kyang / nam mkha’ tshig par ‘gyur ba med // rang byung ye shes de yin no // ces so /

6. lhun gyis grub pa ni / ting nge ‘dzin rgyal po las / mdzad mi shes shing nye bar zhi / lhun gyis grub cing bstan du med / ces pa dang / yang ye shes snang ba brgyan gyi mdo las / rgyu rkyen rten ‘brel bshad pa dang / rim par ‘jug par bstan pa yang / rmongs pa rnams la thabs su gsungs / lhun gyis grub pa’i chos ‘di la / rim par ‘jug pa ga la yod / ces so //

7. phyag rgya chen po ni / gsung bkod pa’i mdo las / dngos po mkhas pas ma byas pa / dngos po rang bzhin ma bcos pa / rtogs na phyag rgya chen po yin / ces so /

mardi 23 juin 2015

Des lunettes cools à Oḍḍiyāna ?


Apotre à lunettes, Conrad von Soest (1430)
Le mot tibétain pour des lunettes est མིག་ཤེལ (tib. mig shel). Je n'ai pas la moindre idée quand ce terme en tant que traduction de « lunettes » est apparu pour la première dans la littérature tibétain, mais on le trouve par exemple dans une hagiographie de Kṛṣṇācārya/Kāṇha écrite par Tāranātha (1575-1634). Kṛṣṇācārya/Kāṇha est envoyé par son maître Jālandharipa à Oḍḍiyāna, où vit une vajraḍākinī très différente des autres vajraḍākinīs.

Une vajraḍākinī portant les ornements en os
 en plein vol 
Elle possède un ensemble de six ornements d’os que Kṛṣṇācārya/Kāṇha est censé remettre à son maître Jālandharipa. Arrivé à Oḍḍiyāna, il y voit évidemment une foule de vīra et de ḍākinī, et il y participe à un banquet (sct. gaṇacakra) géant. À la fin de la rangée destinée au peuple, il perçoit une ḍākinī au visage déplaisant, portant des lunettes (en os ?), et aux dents inégales. Son corps a un teint mauvais et déplaisant, les loques qu’elle porte en guise d'habits sont défaites. C’est évidemment elle, qui lui transmettra les ornements d’os requis par son maître.[1] Sur le chemin de retour, Kṛṣṇācārya/Kāṇha ne résiste pas à la tentation, défait les nœuds pour pouvoir essayer les ornements, ce qui lui permet de voyager sans limitation dans les sphères célestes... 

Ornements en os, Tibet XVIIème siècle (Bonham
Il enlève les ornements, les replace dans son emballage comme si de rien n'était et les transmet à son maître, qui s'aperçoit que les nœuds avaient été défaits et ainsi perdus de leur pouvoir. Il découvre par la même occasion que Kṛṣṇācārya/Kāṇha lui avait désobéi. Ce dernier finira néanmoins par obtenir les ornements d’os avec la permission de son maître pour commencer la dernière phase « théopathique » (tib. rig pa’i rtul shugs kyi spyod pa).

La scène décrite se joue à Oḍḍiyāna à l’époque des mahāsiddhas, en occurrence Jālandharipa et Kṛṣṇācārya/Kāṇha, à qui l’on attribue un commentaire du Hevajra Tantra, tantra que l’on situe quelquefois au VIIIème (Snellgrove) ou au IX-Xème siècles (Davidson). Mais de toute façon, longtemps avant la date officielle de l’invention des lunettes, qui selon l’omniscient Wikipedia, se situerait en Italie autour de l’an 1286. On pourrait alors imaginer qu’un Marco Polo (1254-1324) ou d’autres voyageurs européens, arabes, mongols etc. sur la route de la soie aient pu emporter avec eux des lunettes pour leur propre usage ou pour les présenter en cadeau ? Et qu’un Tāranātha (1575-1634) ait pu les voir, ou qui sait, les utiliser lui-même. Probablement pas, puisqu’il les utilise comme une marque distinctive de laideur. En revanche, il est improbable qu’il y ait eu des lunettes au VIII-Xème siècle à Oḍḍiyāna.

Lunettes de soleil tibétaines (voir article de Dan Martin)
On pourrait se dire qu’il s’agisse peut-être de lunettes de soleil (tib. mig ra), comme les tibétains les utilisent pour se protéger contre la réverbération des rayons solaires aveuglant sur la neige. Celles-ci étaient fabriquées de poils de yack ou d’autres matières (bois, …). Selon Joseph Needham (Science & Civilisation in China, Cambridge University Press, 1962, volume IV, part 1, page 121), les juges chinois auraient porté des verres (quartz) fumés dès le XIIème siècle, pour dissimuler leurs expressions faciales pendant les procédures juridiques, afin de ne pas trahir leurs intentions ou émotions. D’autres clament qu’elles n'y avaient été inventées qu'au XVème siècle. Les verres fumés seraient tenus en place à l’aide de petits poids pendus derrière les oreilles.

Correction de vue, protection contre la lumière du soleil ? Quel type de lunettes connaissait Tāranātha ? Et quel était l’usage qu’en fit la vajraḍākinī ?

Petit à côté. Pendant une première période, Maitrīpa cherchait également à devenir un vidyādhara comme Kṛṣṇācārya/Kāṇha, pour avoir les mêmes pouvois (sct. siddhi). C'est encore Tāranātha qui raconte l'anecdote. Maitrīpa attend que Śavaripa lui donne la même ordre que Jālandharipa avait donné à Kṛṣṇācārya/Kāṇha. Connaissant parfaitement les légendes des mahāsiddhas, il s'est bien préparé : il a toute la panoplie du vidyādhara : ornement d'os traditionnels et tous les accoutrements d'un vajrakāpālika. Śavaripa y pointe son doigt et les reduit en poussière en disant "Que feras-tu de cette illusion, enseigne plutôt le sens authentique en détail." (bka' babs bdun ldan p. 566 "da khyod sgyu ma ci bya/gnas lugs kyi don gya cher shod)

MàJ25062015 gTsang smyon he ru ka (1452-1507) suit l'exemple de Kṛṣṇācārya/Kāṇha. "Of the three passages entirely in prose, the first is a description of how, on the occasion of their final meeting, Sha ra rab ’byams pa commanded Sangs rgyas rgyal mtshan to take up a life of great asceticism, which continues into a description of how the yogin forced his way into the palace of Khri rnam rgyal lde in Mang yul gung thang while performing the tantric practice of the Observance (brtul zhugs; in Sanskrit, vrata)." Reanimating the Great Yogin: On the Composition of the Biographies of the Madman of Tsang (1452-1507) By David M. DiValerio
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Moses in glasses. Haguenau - Workshop Diebold Lauber, 1441-1449.
Heidelberg University Library, Cod Pal. Germ 19 Bible, dt: AT (books of Moses, Joshua, Judges)


[1] Kun gyi gral gsham na gnas pa’i mkha’ ‘gro ma zhig bzhin mi sdug pa/ mig shel mig tu ‘dug pa/ so mi mnyam pa/ lus kha mdog ngan zhing rtsub pa/gos hrul bzhig ‘dug go/ Extrait de spyod 'chang dbang po'i rnam thar ngo mtshar snyan pa'i sgra dbyangs Folio 7. Il existe une traduction anglaise (Taranatha's Life of Krsnacarya/Kanha) de david Templeman, publiée par LTWA en 1989.

vendredi 19 juin 2015

Atimārga et mantramārga



La doctrine shivaïte (sct. śivaśāsana) semble pouvoir se diviser en deux voies, la voie extérieure (sct. atimārga) et la voie des mantras (sct. mantramāṛga). Je ne sais pas de quelle époque date cette classification et qui en est l’auteur, mais elle semble assez répandue. La voie extérieure est exclusivement réservée aux ascètes et mène directement à la libération (sct. mokṣa). La voie des mantras est ouverte à tous, ascètes et « gens du monde » (sct. gṛhasta). Elle permet d’avoir le beurre et l’argent du beurre. Elle conduit également à la libération, mais sans se passer des plaisirs (sct. bhoga) qu’offre la vie. Et comme l’être humain a peu de contrôle sur sa vie, il lui faut quelquefois un petit coup de pouce du ciel et de ses agents surnaturels, les mantra et les vidyā (les mantras féminins), susceptibles de leur accorder des pouvoirs (sct. siddhi) et ainsi agrémenter leur vie, tout en cheminant vers la libération.

La voie extérieure est plutôt une voie qui se pratique dans la forêt et la voie des mantras dans la cité. Dionysos versus Apollon ? Les premiers adeptes connus de la voie extérieure sont les pāśupata et les lākula. Les pāśupata sont les adeptes de Rudra, le maître (sct. pati) des asservis (sct. paśu). Paśupati, le maître des asservis, serait apparu sur la terre sous la forme de Lakulīśa, en entrant et en animant le corps d’un brahmane gisant dans un charnier. Ce Lakulīśa est considéré comme le fondateur de la secte des pāśupata, dont les lākula sont une sous-secte. La libération (sct. mokṣa) que recherchent les pāśupata, c’est la fusion totale avec Rudra (sct. rudrasajujya)[1], au terme d’une observance en quatre phases.

1. Vivre comme un ascète dans un temple en se couvrant le corps de cendres et en dansant, chantant, riant fortement, faisant des bruits de tambour avec sa bouche, et en observant les sessions de méditation aux périodes fastes.

2. Une période dite d’échange de karma, où il quitte le temple, abandonne ses attributs, se faisant passer pour un estropié, un malade mental provoquant l’opprobre, et quand les passants disaient du mal de lui (une personne initiée), ils prendraient son mauvais karma, tandis que lui prendrait le bon karma des passants.

3. Le retrait dans une grotte pour répéter sans cesse les cinq mantras, jusqu’à ce que sa conscience soit constamment imprégnée de Rudra.

4. S’établir dans un charnier pour attendre la mort. Il n’a plus besoin de mendier sa nourriture, mais peut manger tout ce qu’il trouve.

Cette quatrième phase se termine avec la fin de sa vie, où il abandonne son corps (sct. niṣṭhā) et se fond en Rudra[2]

Les lākula suivirent une observance qui émulait l’aspect de Rudra le tueur-de-brahmane, en se dotant de certains attributs (khāṭvaṅga, crâne humain kapāla, …). Il devait considérer toutes les choses comme étant dotée de l’essence de Rudra, manger et boire ce qu’il lui tomba sous la main et était libre de suivre ses impulsions. Il semblerait que ce type d’observance corresponde à l’exil de la société humaine imposé à un assassin, qui devait faire pénitence pendant 12 ans en vivant dans les charniers et e mendiant sa nourriture dans son bol kapāla. L’observance des lākula était appelée l’observance du kapāla (sct. kapālavrata) vécue comme un exil en dehors du monde (sct. lokātītavrata), où l’on apprenait à se défaire des notions du pur et de l’impur.

La voie des mantras est un développement ultérieur[3] de la voie extérieure, plus axée sur les non-ascètes. Les Rudra de la voie extérieure étaient solitaires, les Rudra de la voie des mantras sont accompagnés de dieux et démons, où les aspects féminins (sct. śakti) prédominent. C’est une voie où, selon André Padoux[4], on recherche les pouvoirs surnaturels (sct. siddhi) aussi bien que la libération. Et ce sont les dieux et démons qui accordent les siddhis. Une des principales écritures de cette voie sont les śaivasiddhānta, qui contiennent l’enseignement commun (sct. sāmānyaśāstra) du shivaïsme. Leurs tantras sont qualifiés de dualistes. La doctrine y tient généralement peu de place, tandis que les pratiques rituelles y sont abondantes. C’est également à partir de la voie des mantras que se sont développés des groupes non-saiddhāntika (Bhairava tantras, Kaula tantras), où les divinités féminines et la śakti jouent un rôle prépondérant.
« Il faut enfin et surtout mentionner l’œuvre exégétique cachemirienne, datant pour l’essentiel des X-XIIème siècles, qui, sur la base première des tantras Bhairava et à partir notamment des Shivasūtra découverts » au IXème siècle par Vasugupta (on les considère comme un texte révélé), a élaboré les thèses rituelles et théoriques du Krama, du Spanda, de la Pratyabhijnā et du Trika, ainsi que de la Shrīvidyā, qui sont d’un intérêt exceptionnel et dont certains auteurs comptent parmi les plus éminents philosophes et maîtres spirituels de l’Inde. »[5]


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MàJ25062015 Dan Martin fait un rapprochement intéressant des cinq phases de l'isolation du Guhyasamāja Tantra avec celles dans les traditions soufi/kaballe. Voir le Post Scriptum de l'article.

[1] « According to Hinduism, this is known as sajujya mukti. Sajujya mukti is distinguished from the three other varieties of libération, namely, salokya mukti, in which the devotee dwells in the highest heaven with God after death; samipya mukti, in which the devotee enjoys the nearness of God; and sarshti mukti, in which the devotee attains equal power with God and also God’s divine attributes. These latter three varieties of libération are still dualistic in nature. The Spiritual Quest and the Way of Yoga, Swami Adiswarananda p. 40

[2] The World's Religions,edited by Peter Clarke, p. 665

[3] Cela est déduit de la configuration cosmologique plus complexe : des mondes ont été ajoutés au modèle atimārga.

[4] Comprendre le tantrisme, André Padoux, p. 61

[5] Comprendre le tantrisme, André Padoux, p. 70

jeudi 11 juin 2015

Miroitements



Le Discours de l’ornement lumineux de la gnose (sct. Jñānalokālaṃkāra, JAA)[1] raconte comment l’Éveillé agit dans le monde sans aucun effort à l’aide de plusieurs analogies. La toute première donne l’exemple du plan céleste Trāyastriṃśa, le plus haut des plans célestes du monde du sensible (sct. kāmadhātu). Il est gouverné par Śakra. Dans le JAA, l’Éveillé propose à Mañjuśrī d’imaginer que notre terre soit entièrement faite de béryl, de façon à ce qui s’y reflète le plan céleste Trāyastriṃśa avec Śakra, son palais et qu’on les y voyait s’amuser. Les dieux de Trāyastriṃśa attireraient l’attention des terriens en les invitant de bien regarder Śakra s’amuser dans son palais et de s’en inspirer pour faire des dons, accumuler du mérite et s’imposer une discipline, afin d’avoir accès au même confort. Les terriens rendraient alors hommage aux reflets dans le béryl, en leur faisant des offrandes et en faisant le vœu d’un jour devenir comme Śakra et d’avoir accès au même bonheur.

Dans le plan céleste le plus élevé du triple monde dans sa totalité siège Brahmā, le premier de tous les dieux. Quand Brahmā regarde vers le bas et voit les différentes classes de dieux et leurs amusements, ceux-ci s’arrêtent, joignent leurs mains et regardent le grand Brahmā sans cligner de yeux. Pendant un instant, Brahmā s’offre au regard de tous les dieux, qui désirent alors de naître dans le monde Brahmā et qui se sentent inspirés d’agir en sorte d’y naître. C’est sans descendre de son palais, que Brahmā se rend visible à tous les dieux, par une forme émanée de lui-même. Tout comme les terriens s’adressaient au reflet de Śakra dans le béryl, les dieux s’adressent à une émanation vide de Brahmā.

Il en va de même pour le tathāgata, que l’on perçoit dans le monde avec toutes les marques au complet, qui est comme une image réfléchie, sans se séparer de sa source. Bien qu’elle soit vide, les différents êtres la voient à leur propre image, c’est-à-dire à leur propre niveau de compréhension et d’aspiration. Le « siège » du tathāgata que celui-ci ne quitte jamais est le Corps réel (sct. dharmakāya), les Corps formels, visibles aux êtres selon leurs dispositions respectives, procèdent du Corps réel, comme des émanations, des reflets sans réalité propre, vides. Le véritable tathāgata n’est pas dans ses reflets, qui ne sont cependant pas dissociables de lui.

Les reflets de Śakra, les émanations de Brahmā et les Corps formels du tathāgata réfléchissent leur source, leur Base (tib. gzhi). Prendre les reflets (épiphanies) pour la Base serait une erreur. Le Discours de l’ornement lumineux de la gnose explique aussi que la gnose (jñāna) du tathāgata est comme le soleil. La lumière du soleil éclaire d’abord les points les plus élevés dans l’univers (le mont Meru) et progressivement les endroits moins élevés. Tout cela sans aucune intention et sans aucun effort. De même la gnose du tathāgata éclaire d’abord les bodhisattvas, dont la motivation est semblable au Mont Meru, et ensuite les autres êtres en fonction de l’éminence de leur motivation.

Le JAA avait été traduit en chinois par Dharmaruci au début du VIème siècle. Il contient des éléments gnostiques, à commencer par les mots gnose et ornement de lumière dans le titre. La descente de la lumière et de l’Intelligence selon une certaine hiérarchie. Le plan céleste le plus élevé qui se reflète dans le plan céleste au sommet du monde du sensible, et qui se reflète dans le monde du sensible. Les reflets reliés à la Base pouvant servir de véhicule, de moyen pour accéder à la Base. Tout cela n’est sans doute pas un hasard.

Puis, le Bouddha qui explique qu’il ne s’agit que de reflets, que la motivation de devenir soi-même les reflets qui nous inspirent au moyen d’un culte n’est pas parfaite, et qui montre que la Base peut être retrouvée à l’aide des trois absorptions aussi appelées les trois portes de la libération (tib. rnam thar sgo gsum).[2]

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[1] Sarvabuddha­viṣayāvatāra­jñānālokālaṃkāraet en tibétain ’phags pa sangs rgyas thams cad kyi yul la ’jug pa’i ye shes snang ba’i rgyan zhes bya ba theg pa chen po’i mdo.

[2] Vacuité (sct. śūnyatā), absence d’attributs (sct. animitta), absence d’attentes (sct. apraṇihita).

jeudi 4 juin 2015

La théopathie est-elle une pathologie ?


"Je voy les philosophes Pyrrhoniens qui ne peuvent exprimer leur generale conception en aucune maniere de parler : car il leur faudroit un nouveau langage. Le nostre est tout formé de propositions affirmatives, qui leur sont du tout ennemies…"
Montaigne, Apologie de Raymond de Sebonde

Les définitions :
« Théopathie , subst. fém., Aspect passif de certains états supérieurs de contemplation, dans lesquels l'homme éprouve, expérimente les choses divines, les pâtit, en ce sens qu'il ne peut par ses propres forces s'en procurer l'expérience`` (Foi t. 1 1968).
Théopathique , adj., dér. Dans l'extase, on peut se laisser aller, c'est la satisfaction, le bonheur, la platitude. Saint Jean de la Croix récuse l'image séduisante et le ravissement, mais s'apaise dans l'état théopathique. J'ai suivi sa méthode de dessèchement jusqu'au bout. Suppression du sujet et de l'objet, seul moyen de ne pas aboutir à la possession de l'objet par le sujet (G. Bataille, Exp. int., 1943, p. 86[1]). » (Source : cnrtl)
Le langage peut nous piéger en nous posant ainsi un Dieu, un sujet, un objet, l’esprit, la matière, l’un actif, l’autre passif. L’infrastructure théiste est déjà en place, avec sa dualité inhérente et le semblant de dépassement de celle-ci. Faire appel à l’un des facteurs est faire surgir les autres par résonnance sympathique.

Le mystique chrétien recherche l’état théopatique, « L'abolition du sentiment du moi, la conscience d'une vie divine continue, dans l'exaltation et la béatitude, l'inhibition de la réflexion et de la volonté par la spontanéité subconsciente orientée vers la vie et qui livre tout achevées ses inspirations et ses impulsions, caractérisent cet état théopathique. »[2]

« Jeanne Marie Bouvier de la Motte Guyon Gallica » par Élisabeth-Sophie Chéron — BNP
Ainsi Madame Guyon :
« 10. Le véritable ravissement et l’extase parfaite s’opèrent par l’anéantissement total, où l’âme perdant toute propriété, passe en Dieu sans effort et sans violence comme dans le lieu qui lui est propre et naturel. Car Dieu est le centre de l’âme, et dès que l’âme est dégagée des propriétés qui l’arrêtaient en elle-même ou dans les autres créatures, elle passe infailliblement en Dieu, où elle demeure cachée avec Jésus-Christ[3]. Mais cette extase ne s’opère que par la foi nue, la mort à toutes choses créées, même aux dons de Dieu, qui étant des créatures, empêchent l’âme de tomber dans le seul incréé. C’est pourquoi je dis qu’il est de grande conséquence de faire outrepasser tous ces dons, quelque sublimes qu’ils paraissent, parce que tant que l’âme y demeure, elle ne se renonce pas véritablement, et ainsi ne passe jamais en Dieu même, quoiqu’elle soit dans ces dons d’une manière très sublime ; mais restant ainsi dans les dons, elle perd la jouissance réelle du donateur, qui est une perte inestimable. 
11. Vous me mîtes, ô mon Dieu, par une bonté inconcevable dans un état très épuré, très ferme et très solide. Vous prîtes possession de ma volonté, et vous y établîtes votre trône ; et afin que je ne me laissasse pas aller à ces dons, et ne me dérobasse pas à votre amour, vous me mîtes d’abord dans une union des puissances et dans une adhérence continuelle à vous. Je ne pouvais faire autre chose que de vous aimer d’un amour aussi profond que tranquille, qui absorbait toute autre chose. »[4]
Dieu établit son trône dans l’âme de madame Guyon, en prenant la place du « sentiment du moi ». Il prend possession de sa volonté (« Que votre volonté soit faite »). Il se place dans le siège du conducteur, qui est vide car Madame Guyon s’est désappropriée de tout ce qui la constituait, notamment sa volonté propre.


Rappellons-nous le théâtre cartésien : les diverses facultés sous le contrôle du « mental » (sct. manas) diraient les bouddhistes. Le « mental » qui, à cause de son rôle central, peut se prendre pour « quelqu’un ». Et ce « quelqu’un », qui s’imagine contrôler son monde, agit en fonction de ses préférences (« like »). Le mental en soi, ne pose pas de problème. Au contraire, il est nécessaire. Mais c’est ce « quelqu’un » avec ses prétentions[5], que le mystique veut éjecter du siège de conducteur.

Et c’est « Dieu » qu’il veut y mettre à la place, c’est Dieu qui doit établir son trône dans son âme. Quand c’est fait, le mystique est devenu « théopathique », quelqu’un qui pâtit de Dieu, du «divin» ou des « choses divines ». Il n’a plus de volonté propre : c’est la volonté de Dieu qui est faite à sa place.

Avant d’en arriver là (et même après), il faut saper la volonté de l’usurpateur dans le siège du conducteur, en l’humiliant. Les mystiques veulent accomplir cela par la mortification, les épreuves, le tapas, les vrata comme p.e. l’unmattavrata, le dérèglement des sens… pour rester dans notre hexagone, bien que cela ne soit pas tout à fait la même chose. Mais en fait, ce ne sont plus les mystiques qui « veulent » faire ces choses-là, mais c’est Dieu, qui a pris la relève, qui veut qu’ils les fassent. Madame Guyon nous raconte quelques détails, je passe sa liste de mortifications plus habituelles (âmes sensibles s’abstenir).
« 2. Il y a deux choses, Monsieur, que je ne vous dirais pas si vous ne m’aviez défendu de vous rien cacher. C’est que j’avais un tel dégoût pour les crachats que, lorsque je voyais ou entendais cracher quelqu’un, j’avais envie de vomir, et faisais des efforts étranges. Il me fallut, un jour que j’étais seule et que j’en aperçus un, le plus vilain que j’aie jamais vu, mettre ma bouche et ma langue dessus : l’effort que je me fis fut si change que je ne pouvais en revenir, et j’eus des soulèvements de cœur si violents que je crus qu’il se romprait en moi quelque veine, et que je vomirais le sang. Je fis cela tout autant de temps que mon cœur y répugna, ce qui fut assez long, car je ne pouvais me surmonter en ces choses. 
3. Je ne faisais point cela par pratique, ni par étude, ni avec prévoyance. Vous étiez continuellement en moi, ô mon Dieu, et vous étiez un exacteur si sévère que vous ne me laissiez pas passer la moindre chose. Lorsque je pensais faire quelque chose, vous m’arrêtiez tout court, et me faisiez faire sans y penser toutes vos volontés et tout ce qui répugnait à mes sens, jusqu’à ce qu’ils fussent si souples qu’ils n’eussent pas le moindre penchant, ni la moindre répugnance. Pour [l’autre chose] que je viens de dire c’est qu’il me fallut prendre du pus et lécher des emplâtres. Je pansais tous les blessés qui venaient à moi et donnais des remèdes aux malades. Cette mortification dura longtemps, mais sitôt que le cœur ne répugnait plus et qu’il prenait également les plus horribles choses comme les meilleures, la pensée m’en était ôtée entièrement, et je n’y songeais plus depuis, car je ne faisais rien de moi-même, mais je me laissais conduire à mon Roi, qui gouvernait tout en souverain. 
4. J’ai fait plusieurs années les premières austérités, mais pour ces choses-ci, en moins d’un an mes sens furent assujettis : rien ne les éteint si vite que de leur refuser tout ce qu’ils appètent et leur donner ce qu’ils répugnent. Le reste ne fait pas tant mourir, et les austérités, quelque grandes qu’elles soient, si elles ne sont accompagnées de ce que je viens de dire, laissent toujours les sens en vigueur et ne les amortissent jamais ; mais ceci, joint au recueillement, leur arrache entièrement la vie. »[6]
L’idée de théo-pathie est rendu possible par la dualité esprit-matière, ou comme le dirait Aristote[7] l’intellect actif (intellect agent) qui agit et l’intellect passif (intellect patient) qui pâtit.

L'intellect agent est « substantiellement activité » et il est « la seule chose immortelle et éternelle ». Il s'identifie avec l'intelligible et il est « analogue à la cause efficiente » parce qu'il produit tous les intelligibles.

L'intellect patient a des productions qui dépendent des sens [sct. indriya] et de l'imagination [sct. manas], il dépend de l'intellect agent, il est passif ; il est « analogue à la matière, par le fait qu'il devient tous les intelligibles ».

L’usurpateur (le sentiment du moi) dans le siège du conducteur n’est qu’un produit (passif) qui se prend pour l’intellect actif (« Dieu »). La mortification, le tapas, l’unmattavrata etc. est la méthode du mystique pour saper sa volonté, qui n’est que pure prétention.

Le bouddhisme, qui est au départ une « religion non-théiste », ne pouvait dogmatiquement pas exploiter ce type de méthode, qui fait partie de la panoplie théiste. Mais grâce aux tantras bouddhistes, qui émulent des méthodes shivaïtes et vichnouïtes, les méthodes théopathiques étaient désormais accessibles.


Prenons par exemple le cas de gTsang smyon heruka (1452–1507), un autre génie littéraire, qui avait substitué sa propre volonté par celle du Heruka (« Shiva »), auquel il s’identifiait totalement. Il portait ses attributs et il adoptait ses comportements inorthodoxes et provocateurs. Et le plus important, Heruka avait établi son trône dans la volonté de gTsang smyon heruka, et il exprimait sa volonté à travers des théophanies, des rêves et des visions, que gTsang smyon heruka mit à exécution sans aucune résistance. Par exemple :
« Par la suite, le grand brahmane, Saraha, lui apparut dans un rêve. Quand Tsangnyeun se réveilla, il alla à l’endroit qu’il avait vu dans son rêve et il y trouva un tas de vomi avec d’autres immondices. Il mangea tout, et entra dans un état d’absorption méditative, qui dura pendant deux mois.[8] 
Une autre nuit, Tsangnyeun rêva d’une belle jeune fille entourée de lumières d’arc-en-ciel. Elle lui dit d’écraser toutes les apparences (tib. snang ba la thog rdzis byas) et qu’il lui fallait une substance extraordinaire, afin d’obtenir les accomplissements les plus élevés. Quand la jeune fille avait disparue, il se trouva dans un état de luminosité et se demanda si telle substance pouvait être trouvée. En y réfléchissant, il s’endormit de nouveau et rêva d’une autre femme, de couleur rouge. Elle était nue, portait des ornements d’os et avait une apparence semi-courroucée. Elle lui dit ‘Tsangpa Sangyé Gyaltsen, si tu veux atteindre les plus hauts accomplissements dans cette vie-ci, tu ferais mieux de venir ici immédiatement ! Viens ici maintenant !’ Après avoir dit cela, elle disparut comme un arc-en-ciel. En se reveillant, Tsangnyeun commença à réfléchir au sens de ses rêves et conclut qu’il s’agissait de messages des ḍākinīs de sagesse (sct. jñānaḍākinī). Il sortit pour trouver la substance extraordinaire dont les ḍākinīs lui avaient parlée. Au bout d’un moment, il vit un corbeau tourner dans le ciel, et il se précipita vers l’endroit. Il y trouva le corps d’une fille lépreuse de dix-sept ans. Il brisa son crâne et mangea un peu de son cerveau. Il en fit également mentalement offrande à son lama, Sharawa, et aux autres lamas kagyupa ; il en offrit un peu à Vajravārahī et à d’autres yidams, et encore un peu à Siṃhavakrā (Seng gdong) et à d’autres protecteurs. »[9]
L’état mystique, dit « théopathique » est indéniablement de source dionysienne, pour rester poli…

MàJ21062015

À l’époque de Râmânuja [( XIe -XII siècle)], le paysage religieux de l’Inde s’est beaucoup modifié depuis l’époque des rites védiques et de la spéculation des Upanishad. On croit beaucoup moins en l’efficacité mécanique des rites. De nouveaux dieux (essentiellement Shiva et Vishnu) sont devenus prépondérants et sont choisis par leurs fidèles comme divinité exclusive. Un nouveau comportement dans le culte, beaucoup plus affectif, s’est développé. On parle de bhakti (de la racine bhaj « avoir part à ») pour désigner cette dévotion qui est un abandon complet à la volonté divine et la recherche d’une participation au divin. Dans le pays tamoul, cette bhakti est devenue, avec les poètes « fous de dieu » appelés Alvâr, une dévotion très lyrique, exubérante, asociale et teintée d’érotisme'. Râmânuja en sera selon Michel Hulin « le philosophe et le régulateur» pour la rendre « compatible avec les exigences de l’orthodoxie brahmanique »
Les maîtres spirituels de l'hindouisme, Alexandre Astier, Eric Degas, p. 53

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[1] Georges Bataille, L'expérience intérieure 1943, Paris, Gallimard.

[2] Henri Delacroix, Les Grands mystiques chrétiens, préface xi-xiii

[3] Col. 3, vs. 3.

[4] La vie de madame Guyon, éd. La tour Saint Jacques, pp. 37-38

[5] Il y a sept types d’orgueil. L’orgueil simple (tib. nga rgyal tsam), penser être l’égal de ses semblables. L’orgeuil majeur (tib. che ba'i nga rgyal), penser être mieux que ses semblables. L’orgeuil excessif (tib. nga rgyal las kyang nga rgyal), penser être mieux que les grands de la terre. L’orgeuil de penser « j’existe » (tib. nga'o snyam pa'i nga rgyal). L’orgeuil manifeste (tib. mngon pa'i nga rgyal), penser avoir des qualités plus grandes que celles que l’on possède réellement. L’orgeuil d’humilité (tib. cung zad snyam pa'i nga rgyal), penser être un peu moins bien que les grands de la terre, mais néanmoins pas mal. L’orgeuil déplacé (tib. log pa'i nga rgyal), être fier de ce qui est en fait un défaut.

[6] La vie de madame Guyon, éd. La tour Saint Jacques, pp. 39-40

[7] De l'âme, III, 5

[8] L: 22-23.

[9] Stefan Larsson, Crazy for Wisdom, The Making of a Mad Yogin in Fifteenth-Century Tibet, Brill Academic Publishers (2012), p. 124. « Then the great Brahmin, Saraha, appeared in a dream. When Tsang-nyôn woke up, he went to the place that he had seen in the dream, where he found a pile of vomit and other filth. He ate it all up and entered into a state of méditative absorption that lasted for two months.

Another night Tsangnyôn dreamt about a beautiful young woman who appeared amidst rainbow light. She told him that he had to trample on all appearances (snang ba la thog rdzis byas) and that he needed an extra- ordinary substance in order to attain the highest accomplishments. After the woman had disappeared Tsangnyôn remained in a state of luminosity, pondering whether such an extraordinary substance was available or not. As he thought about it he fell asleep again and in his dream, another woman, red in color, naked, adomed with bone ornaments, and a bit wrathful, appeared. She said, “ ‘Tsangpa Sangyé Gyaltsen, if you want to attain the highest accomplishments in this life come here immediately! Come here now!’After having said this she disappeared like a rainbow.'' Awakening from the dreams, Tsangnyôn began to think about their meaning and concluded that they were messages from the wisdom ḍākinīs. He went out and started to search for the extraordinary sub- stance that the ḍākinīs had talked about After a while he saw a crow circling something nearby and hurried to the spot below. There he found the corpse of a seventeen-year-old leper girl. He broke open the skull of the corpse and ate some brains. He also mentally offered some of the brains to his own lama, Sharawa, and other Kagyü lamas; some he offered to Vajravârâhl and other yidams-, and some to Simhavakrà (Seng gdong) and other protectors. »