samedi 11 avril 2015

La conscience pleine de quoi ?



« L’attitude fondamentale du philosophe stoïcien ou platonicien était la prosochè, l’attention à soi-même, la vigilance (nepsis, ou « garde du cœur ») de chaque instant. » « La prosochè replace l’homme dans son être véritable, c’est-à-dire dans sa relation à Dieu. Elle équivaut à un exercice continuel de la présence de Dieu. Ce « souvenir de Dieu », c’est une perpétuelle référence à Dieu à chaque instant de la vie. » « Ce souvenir de Dieu est évidemment en quelque sorte l’essence de la prosochè, le moyen le plus radical d’être présent à Dieu et à soi-même. Mais l’attention à soi ne peut quand même se contenter d’une intention diffuse. »[1]

Voici la « méditation », c’est-à-dire l’attention à soi-même, comme elle fut pratiquée chez les stoïciens, les platoniciens et par la suite chez les chrétiens. Il s’agirait au fond de se souvenir constamment de son être véritable, c’est-à-dire Dieu.

Dans le bouddhisme, très tôt, une des pratiques principales était le « souvenir du Bouddha » (sct. buddhānusmṛti tib. sangs rgyas rjes su dran pa). L’attention en pratique est une attention dirigée sur quelque chose, et de préférence sur ce qui mérite le plus notre attention. Et le bouddhisme a dressé la liste de choses dignes d’être remémoré, comme le Bouddha, le Dharma, La Sangha… Ainsi, trouve-t-on des listes de remémorations de différents nombres. La remémoration consiste à se rendre présent l’objet sur lequel on veut diriger l’attention. L’attention n’est qu’un moyen pour se rendre présent cet « objet ».

Il existe une liste de six choses à remémorer[2] que sont dans l’ordre le Bouddha, le Dharma, la Sangha, les vertus, la générosité et les devas (en tant que les agents de l’ordre du monde). Sur la liste de dix choses à remémorer, on l’on trouve la liste de six ci-dessus, puis, dans l’ordre, "le souvenir de" la respiration, le souvenir de la mort, le souvenir de l’attention immergée dans le corps, et le souvenir de la quiétude/extinction.

On trouve ces listes de six et dix remémorations dans le bouddhisme tibétain, mais avec quelques variations significatives. Ainsi, dans la liste des six remémorations on trouve à la première place le gourou (guru-anusmṛti), suivi du Bouddha, du Dharma, de la Sangha, de l’éthique et de la générosité. La lignée kadampa a quant à elle, une liste de cinq remémorations, sur laquelle on trouve dans l’ordre 1. Se souvenir de son gourou comme objet de refuge 2. Se souvenir de la nature divine de son corps 3. Se souvenir de sa parole comme le mantra 4. Se souvenir de tous les êtres comme ses mères et 5. Se souvenir du processus fondamental (tib. gnas lugs) de la pensée comme étant vide.

C’est en se rendant présent ces entités ou qualités, en s’entourant d’eux continuellement, que l’on s’en imprègne. L’attention est alors une attention à, ou une remémoration de.

Comment se souvenir constamment du Bouddha ? Ceux qui avaient connu le Bouddha historique se sont sans doute souvenus de lui par l’image et les souvenirs le concernant. Le Bouddha a cependant répété à maintes reprises que le véritable Bouddha ne pouvait être ni vu, ni entendu, ni touché etc. et qu’il était l’ensemble des dharma (dharmakāya), c’est-à-dire un ensemble de qualités éveillées. Après sa mort, on avait édifié des monuments symboliques qui le représentaient ainsi, c’est-à-dire qui représentaient ses qualités. Chaque partie du monument symbolique (caitya, stūpa) représentait un ensemble de qualités éveillées spécifiques. Se souvenir des qualités du Bouddha et s’en entourer constituait ainsi l’exercice du « souvenir du Bouddha ».

Avec l’apparition du bouddhisme universaliste, et notamment dans les écrits de Nāgārjuna, tous les dharma, y compris les qualités éveillées, furent déclarées « vides » (d’essence). En développant ses qualités, on développait en fait de la vacuité. L’ensemble des dharma (dharmakāya), que le Bouddha déclarait être le véritable Bouddha, était un ensemble de dharma vides, autrement dit « de la vacuité ». Se souvenir du Bouddha revenait en fait à se souvenir de la vacuité. De quoi « se souvient » on en se souvenant de la vacuité ? La vacuité est un concept aussi vague que celui de Dieu ou du Bouddha. La vacuité n’est pas le néant, elle n’est pas rien, elle est plutôt tout, ou mieux encore, elle dépasse à la fois les notions de rien et de tout. Elle est l’absence de toute élaboration (prapañca), et c’est à travers l’absence de toute élaboration qu’elle est atteinte. Se souvenir de la vacuité c’est s’abstenir de toute élaboration.

Se souvenir de la vacuité n’est pas s’entourer de vide, mais délester « ce qui est » (tathātā) de tout ce dont on le recouvre, essentiellement des « remémorations ». Evidemment, tout comme les dharma, les remémorations sont elles aussi vides. Délester la vacuité de ce qui est déjà vide pourrait sembler comme une tache bien inutile. Et certains n’ont pas manqué de mettre cette idée en pratique par des méthodes non-discursives (de non-représentation). Cette idée a également nourri le bouddhisme ésotérique, qui propose l’accès à un monde imaginal, en absolu aussi « réel » que notre monde ordinaire, mais un monde pur au lieu d’un monde impur. Pur dans le sens où les passions (kleśa) y font défaut et qui est un monde de pure gnose, où l’on est partout entouré de qualités éveillées. Les sādhana sont les méthodes où l’on imagine un monde pur en le remémorant, et en y dirigeant son attention. Dans le bouddhisme tibétain, et notamment dans l’école des anciens, le souvenir de la divinité prépare au moment crucial post-mortem, quand l’âme du défunt est confrontée aux visions de cercles divins. Le monde pur développé au cours de la vie passée se fusionnera alors avec le monde pur de la divinité, qui n’est autre que la Réalité transcendante (tib. chos nyid bar do).

On constate que dans les trois grands véhicules du bouddhisme, l’attention (smṛti) est toujours dirigé sur (anusmṛti) quelque chose, et que cette attention est en fait une remémoration, on se souvient de la chose remémorée et on en maintient le souvenir. C’est le maintien du souvenir qui constitue l’attention. Et c’est en cela que cette approche rejoint le Yoga.

Le Yoga vise la réintégration de la divinité en huit degrés (aṅga). Après six degrés de préparation, les trois derniers degrés entament la véritable réintégration, à commencer par la concentration (dhāraṇā), qui vise la fixation de la pensée en un seul point (ekāgratā), suivie par la contemplation (dhyāna) et finalement l’identification (samādhi) à l’objet contemplé. Le samādhi se définie ainsi dans le Yoga darśana (III, 3) : « Lorsque seul demeure l’objet de la contemplation et que la propre forme (svarūpa) de celui qui contemple est annihilée, on dit qu’il y a identification ».[3]


L’attention, « Mindfulness », n’est pas une fin en soi, elle n’est que le moyen pour fixer la pensée en un point. Dans le Discours de l’établissement de la vigilance (Satipatthāna sutta), le Bouddha enseigne une méthode pour développer l’attention vigilante en la portant sur le corps, les sensations, la pensée (citta) et les événements mentaux (caitta). A commencer par l’attention vigilante à la respiration (ānapānasmṛti). L’attention est dirigée sur ce que l’on veut atteindre et réintégrer. Une divinité, un monde pur, une meilleure renaissance, l’hégémonie économique, la domination du monde, ou alternativement les « vertus politiques » du projet de bodhisattva…

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[1] Pierre Hadot dans Apprendre à philosopher dans l’Antiquité et dans Exercices spirituels et philosophie antique.

[2] Anguttara Nikaya (§§1-10), voir Access to Insight

[3] Traduction d’Alain Daniélou dans Yoga méthode de réintégration, p. 111

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