samedi 25 avril 2015

D'ici-bas à tout là-haut



Zenon, qui reprend une division déjà existante dans l’Ancienne Académie divisa le logos philosophique en trois parties, la physique, l'éthique, la logique, qui sont également des vertus.
« De là (la physique, l'éthique, la logique) viendront dans l'âme trois fruits, l’un consistant dans la connaissance et l’interprétation de la nature ; le second, dans la détermination de ce qui est à rechercher ou à éviter ; le troisième, dans l’appréciation des conséquences logiques et des contradictions, qui permet non seulement la sagacité dans la discussion mais la vérité dans les jugements. »[1]
Sur l’ordre à suivre pour mettre en pratique ces trois « vertus », il y a eu différentes opinions. Mais cela allait changer.

Le stoïcisme avait commencé comme « Une religiosité sans Dieu »[2], mais les Pères d’église ont intégré ses exercices spirituels ensemble avec des idées néoplatoniciennes, notamment le premier systématicien de la pensée ascétique chrétienne, Évagre le Pontique (346-399). Évagre enseignera trois niveaux de progrès spirituel : l’éthique, la physique et -logiquement - la théologie. Pour lui, l’éthique correspond à une première purification, la physique au détachement définitif du sensible et à la contemplation de l’ordre des choses, et la théologie à la contemplation du principe de toutes choses.
« Dans le schéma évagrien, l’éthique correspond à la praktikè, la physique au « royaume des cieux » qui comporte « la science vraie des êtres », la théologie au « royaume de Dieu » qui est la connaissance de la Trinité. »
Selon le néoplatonicien Porphyre (234 – 305 ?), disciple de Plotin, ces trois degrés correspondent aux trois types de vertus.
« L’âme commence, grâce aux vertus politiques, à dominer ses passions par la metriopatheia [modération des passions], puis elle s’élève au niveau des vertus cathartiques [purgatives] ; celles-ci commencent à détacher l’âme du corps, mais pas encore complètement : il y a un début d'apatheia [dépassion]. Ce n’est qu’au niveau des vertus théorétiques [qui visent à la connaissance] que l’âme atteint une pleine apatheia et une parfaite séparation avec le corps. C’est précisément à ce niveau que l’âme contemple les êtres qui sont dans l’Intellect divin. Ce niveau, où il y a apatheia et contemplation des êtres, correspond au « royaume des cieux » d’Évagre. À ce niveau, selon Évagre, l’âme contemple la multiplicité des natures (d’où le mot « physique »), les natures (phuseis) intelligibles, et les autres sensibles dans leurs logoi. L’étape ultérieure, qui est surtout d’ordre noétique, est donc la contemplation de Dieu lui-même. Evagre peut donc résumer sa pensée en disant : « Le christianisme est la doctrine du Christ, notre Sauveur, qui se compose de la pratique, de la physique et de la théologie. »
Personnellement, mais je suis un syncrétiste incorrigible, je n’ai pas de mal à voir dans ces trois degrés du progrès spirituel le triple univers des bouddhistes. L’univers du sensible, l’univers des formes (royaume des cieux, qui correspond à la réalité transcendante du bardo du même nom), et l’univers sans forme (royaume de Dieu). Je n’ai pas beaucoup de mal non plus à voir dans « la contemplation de l’ordre des choses » ou « de la multiplicité des natures », la gnose qui connaît toutes les choses dans leur multiplicité (tib. ji snyed pa'i chos thams cad mkhyen pa scr. yāvadbhāvikatā) et dans la contemplation « du principe de toutes choses » ou « de Dieu lui-même » la (tib. ji lta ba mkhyen pa’i ye shes scr. yathāvadbhāvikatā), les deux gnoses qui constituent l’omniscience (scr. sarvajñā) d’une Bouddha. Ici-bas, on parlerait plutôt de la connaissance des choses (dharma) et de leur nature (dharmatā).

L’apatheia (la dépassion), qui était l’idéal des stoïciens, devient chez le néoplatonicien Porphyre le résultat du détachement de l’âme par rapport au corps.
« L’apatheia joue un rôle capital dans la spiritualité monastique. La valeur qu’elle y revêt est étroitement liée à celle de la paix de l’âme, de l’absence de souci, de l’amerimnia [absence complète de soucis] ou de la tranquillitas. »[3]
Le terme amerimnia ou absence complète de soucis, pourrait traduire le terme tibétain mya ngan las ‘das pa, à son tour la traduction du terme sanscrit nirvāṇa, que l’on appelle aussi quelquefois la paix, la quiétude.

Il semblerait que l’idéal d’apatheia ait commencé par être une vertu philosophique ici-bas, pour finir en beauté tout là-haut dans le « royaume de Dieu ». Belle promotion !

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[1] Cicéron, Des termes extrêmes des biens et des maux. III, XXI-XXII. Cf. Cicéron, Tusculanes, V, XXIV, 68 sq.

[2] Maria Daraki

[3] Exercices spirituels et philosophie antique, Pierre Hadot, p. 94

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