dimanche 8 février 2015

Être ou ne pas être



Le Bouddha, l’Éveillé, aurait vécu il y a environ 2500 ans, voire un peu moins. Nous ne savons pas grand-chose de concret de lui. Ceux qui se réclament du Bouddha ont d’abord transmis des discours et de listes mnémotechniques (mātrikā) oralement, c’est-à-dire en les mémorisant et en les récitant ensemble, pour vérifier leur cohérence. C’est plus tard, vers le début de l’ère chrétienne, qu’ils ont été mis par écrits. Les manuscrits les plus anciens dateraient du premier siècle après J.C. et sont rédigés en gāndhārī, la langue de Gāndhāra, et appartiendraient selon Richard Salomon à la secte Dharmaguptaka. Les manuscrits les plus anciens en pāli dateraient du V-VIème siècle de notre ère.

Nous ne savons donc rien du Bouddha avec certitude. Tout ce que nous croyons savoir de lui vient principalement de sa hagiographie, Les Actes du Bouddha (Buddhacaritam), composés probablement en sanskrite classique par Aśvaghoṣa au IIème siècle de notre ère. Ils ont été traduits en chinois en 420 par Dharmakṣema. C’est une version très romancée et très symbolique de la vie du Bouddha, qui comporte de nombreux éléments mythologiques. Ce texte ainsi que la version des discours (p. sutta s. sūtra) du Bouddha montrent que le statut humain du Bouddha avait été revu considérablement à la hausse, selon les écoles.

Rien n'empêche d'imaginer que le Bouddha et ses compagnons menaient une vie plus décontractée que la tradition veut nous faire croire. Ils s'adressaient mutuellement en s'appelant "ami". [1]  Quand il y en avait un qui avait une dysenterie, le Bouddha s'occupa de lui en personne et le nettoya. Je m'imagine même qu'après avoir mendié et mangé la nourriture à midi, les moines firent une sieste ensemble en conversant. Souvent avec le Bouddha, mais quelquefois ils parlaient entre eux, le Bouddha écoutant à moitié endormi. Quand Śāriputra, Avalokiteśvara ou un autre venait de dire quelque chose de bien, le Bouddha leur dit "Pas mal, l'ami !". Plus tard, ces moments d'instructions étaient racontés avec beaucoup de pompe (tournicoton tournicoti autour du Bouddha etc.), et les conversations devenaient des Paroles du Bouddha, que l'on récita respectueusement, et que l'on utilisa pour bénir, protéger, guérir etc. Quand ils acceptaient un nouveau membre dans leur groupe, le Bouddha dit simplement "Viens Baddha !", et voilà la personne ordonnée ! Une vie champêtre simple, libre et détendue. Bien sûr, comme dans toute bande de copains, on se chamaillait de temps en temps. Comme à Kosambi au parc de Ghosita. Ou une autre fois quand excédé par ses moines, il était parti avec un autre "ami" et s'est installé sous un arbre dans un lieu tranquillité. Le Bouddha apprécia plus particulièrement les moments d'aise, où il pouvait déféquer dans l'herbe en toute tranquillité en écoutant les chants d'oiseaux.[2]           

Nous ne pouvons néanmoins nous baser que sur ces traces écrites pour approcher ce qu’aurait pu enseigner le Bouddha historique, en assumant qu’il ait réellement vécu. Et dans tous les écrits qui lui sont attribués on trouve de nombreux points de vue très différents. Cependant, certaines idées semblent revenir régulièrement. Ainsi, l’idée que l’on ne peut désigner le Bienheureux comme étant ici ou là, mais qu’il peut être désigné par le Corps réel (S. dharmakāya) : car le réel a été montrée par lui. [3] Dans les légendes des vies antérieures du Bouddha (S. avadāna T. rtogs brjod) comptées parmi les textes du mahāyāna, on trouve l'affirmation "Le Tathāgata ne peut être vu par son corps formel (S. rūpakāya)". Car le tathāgata est « celui qui est comme cela ».[4]

Alors, raconter les faits et geste d’un corps formel historique hypothétique ne permet pas de rejoindre ce qui est. Faire le culte d’un corps formel qui a disparu non plus. Puisque le véritable Bouddha est le corps réel (dharmakāya), tout ce que dit celui-ci (le véritable Bouddha) est bien dit, et plus tard on dirait même que tout ce qui est bien dit est la parole du Bouddha. Le Bouddha est celui qui découvre le réel et qui le montre (tib. ston pa). Et le réel est l’absence de l’erreur[5], qui elle est à l’origine de la souffrance. Identifier les erreurs et les causes des erreurs a donc toujours été une partie essentielle du bouddhisme. Quand celles-ci et la souffrance qui s’en suit sont éliminées, l’objectif du bouddhisme sera atteint. Le réel se tient de lui-même, il n’a pas besoin d’être confirmé, ni qu’on lui fasse un culte, ou que l’on croit en lui, tout en remerciant ceux qui le font de leurs bonnes intentions… Comme le bodhisattva (dont le soi n’est plus un je mais le nous) a pour projet d’aider autrui, il poursuit l’objectif du bouddhisme jusqu’à toute la souffrance a été éliminée.

Le réel « bouddhiste » est une question d’équilibre. Il est quelquefois appelé la « voie du milieu ». Il se tient entre l’être et le non-être. La scolastique bouddhique, en voulant finasser, a précisé qu’il se tient entre les extrêmes sans s’investir même dans ce milieu, qui pourrait être considéré comme un nouvel absolu. Mais si on n’est pas de mauvaise foi, on doit voir ce que veut dire le bouddhisme par voie du milieu. Ces instructions sont donc ad hoc et cherchent à équilibrer ou ré-équilibrer ce qui ne l’est plus. Comme un prof de yoga qui corrige l’alignement. Quand on penche trop vers le non-être, le prof bouddhiste essaiera de corriger cela par une instruction qui vous éloigne de cet extrême en vous rapprochant plus du « milieu ». Et la même chose, quand on penche trop vers l’être.

Les discours attribués au Bouddha le montrent souvent en réaction contre la tendance de son époque, le brahmanisme, le buzz de l’époque, plutôt centré sur l’être, appelé le Soi (s. ātman p. atta). Voulant corriger cette tendance qu’il voyait parmi ses amis, il a souvent dû parler du non-soi (p. anatta). Certains en ont donc fait la doctrine emblématique du Bouddha. D’autres prétendaient au contraire que le Bouddha aurait enseigné l’existence de la personne (pudgala) et constituent la secte des personnalistes (pudgalavādin). Du vivant du Bouddha, son propre cousin Devadatta, se serait séparé de lui avec ses amis pour commencer sa propre secte, plus ascétique. Et après la mort du Bouddha, sa communauté a éclaté en 18 sectes, avec leur son de cloche spécifique. Cela doit être le prix à payer pour des instructions ad hoc contradictoires, un message brouillé diraient nos spécialistes en marketing.

Le non-soi et l’extinction n’étant pas au goût de tous et jugé trop extrême, le mahāyāna a voulu corriger le tir en développant une approche plus positive en faisant pencher la balance plus vers l’être, avec des approches comme « la pensée seule » (cittamātra), la nature de Bouddha (tathāgarbha) et la définition de qualités positives naturellement présentes. En même temps, il a réfléchi au rôle du langage dans son association de notions d’être et de non-être à des concepts. Il a déclaré toutes ses positions comme provisoires et s’est montré très créatif dans l’utilisation du langage (Entrée à Lanka, Vimalakīrti…), en jouant avec le lecteur et ses a priori. Ainsi, on pouvait entendre le mot Soi ou grand Soi comme un objectif dans la bouche du Bouddha. Le grand Soi, comme d’ailleurs tout qui est appelé « grand » dans le « grand » véhicule est le dépassement de deux extrêmes, dans ce cas le non-soi et le Soi, le Grand Soi se tenant « au milieu » des deux extrêmes, dépassant et transcendant à la fois le non-soi et le Soi, si celui-ci est défini comme l’être.

Le mahāyāna n’a pas seulement utilisé la parole comme un stratagème, mais aussi les pratiques, les traditions. Il a voulu habilement incorporer (upāya) l’approche des tantras, qui fait appel à des notions théologiques, mythologiques… et aux rituels associés. Cela était devenu possible grâce à la revalorisation de l’être, la balance penchant désormais plutôt vers le positif. Le succès du tantrisme au Tibet a consolidé cet état de choses. Depuis le treizième siècle environ, le bouddhisme tibétain a le cœur qui penché vers l’être.

***

Gotami Sutta 

(Anguttara Nikaya VIII.53)
D'après la traduction effectuée à partir du Pâli par Thanissaro Bhikkhu.


J'ai entendu qu'à un moment le Béni du Ciel demeurait à Vesali, dans la Salle au Toit Pointu dans la Grande Forêt.

Alors Mahapajapati Gotami alla trouver le Béni du Ciel et, en arrivant, s'étant inclinée devant lui, se tint d'un côté. Alors qu'elle se tenait là elle lui dit: "Il serait bon, seigneur, que le Béni du Ciel m'enseigne le Dhamma en bref de telle sorte que, ayant entendu le Dhamma de la part du Béni du Ciel, je puisse demeurer seule, isolée, attentive, ardente, et résolue."

"Gotami, les qualités desquelles tu peux savoir, 'Ces qualités conduisent à la passion, pas au dépassionement; à être enchaîné, pas à être libéré; à accumuler, pas à se défaire; à l'agrandissement de soi, pas à la modestie; au mécontentement, pas au contentement; aux embrouilles, pas à l'isolement; à la paresse, pas à la ténacité suscitée; à être encombrant, pas à ne pas être encombrant': Tu peux absolument soutenir, 'Ceci n'est pas le Dhamma, ceci n'est pas le Vinaya, ce ne sont pas les instructions de l'Enseignant.'

"Quant aux qualités desquelles tu peux savoir, 'Ces qualités conduisent au dépassionnement, pas à la passion; à être libéré, pas à être enchaîné; à se défaire, pas à accumuler; à la modestie, pas à l'agrandissement de soi; au contentement, pas au mécontentement; à l'isolement, pas aux embrouilles; à la ténacité suscitée, pas à la paresse; à ne pas être encombrant, pas à être encombrant': Tu peux absolument soutenir, 'Ceci est le Dhamma, ceci est le Vinaya, ce sont les instructions de l'Enseignant.'"

Voilà ce que dit le Béni du Ciel. Gratifiée, Mahâpajapati Gotami se réjouit de ses paroles.



[1] "Et, Ananda, alors que maintenant les bhikkhus s'adressent les uns aux autres ainsi 'ami,' que ce ne soit plus le cas quand je serai parti. Les bhikkhus anciens, Ananda, pourront s'adresser aux plus jeunes par leur nom, leur nom de famille, ou ainsi 'ami'; mais les bhikkhus plus jeunes devront s'adresser aux plus anciens ainsi 'vénérable vénérable' ou 'révérend.'" Source

[2] Yasmāhaṃ, Nāgita, samaye addhānamaggappaṭipanno na kiñci passāmi purato vā pacchato vā, phāsu me, nāgita, tasmiṃ samaye hoti antamaso uccārapassāvakammāyā” ti.(Nāgita Sutta, AN. iii. 344)
Bhikkhu Bodhi:
“When, Nāgita, I am traveling on a highway and do not see anyone ahead of me or behind me, even if it is just for the purpose of defecating and urinating, on that occasion I am at ease.”

[3] QUESTIONS DE MILINDA (MILINDA-PAÑHA) Traduit du pali (Paris 1923), avec introduction et notes, par Louis FINOT (1864 - 1935)

[4] Richard Gombrich expliqua dans ses conférences Numata (en 2006) que lorsque « gata » (aller) est utilisé dans des mots composés de ce type, il perd son sens premier d’aller et signifie simplement « être ». Le tathāgata est alors « celui qui est comme cela ». Source Jayarava (http://www.visiblemantra.org/shakyamuni.html)

[5] Mahāyāna sūtralaṁkara

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