samedi 6 décembre 2014

De la résurrection chez les bouddhistes du Tibet



Dudjom Lingpa (1835-1904) était un maître dzogchen « découvreur de trésors ». Il est l’auteur d’un « trésor inspiré » intitulé Rang bzhin rdzogs pa chen po’i rang zhal mngon du byed pa’i gdams pa zab gsang snying po, traduit et publié en anglais sous le titre Buddhahood Without Meditation: A Visionary Account Known as Refining one’s perception (en abrégé : snang sbyang, l'entraînement en les épiphanies). Il est également l’auteur d’une autobiographie[1] où le surnaturel abonde et où il explique que dès l’âge de trois ans, il eut la vision de nombreuses ḍākinī et dharmapala, qu’un jour une des ḍākinī l’emporta avec elle à Oḍḍiyāna, où il rencontra Vajravarāhī qui le bénit, que pendant sa jeunesse il passa une journée humaine sur le continent de Cāmaradvīpa (T. rnga yab gling), le paradis de Gourou Rinpoché, où il reçut des instructions de Padmasmbhava et où Yéshé Tshogyel prit soin de lui comme s’il était son enfant.

Son trésor inspiré est la compilation des instructions reçues au cours de visions de quatorze maîtres différents. Chacun y va de sa méthode spécifique pour reconnaître le caractére illusoire et vide de tous les phénomènes et l’éternelle présence naturelle du « fond de l’être[2] ».

Il avait sept/huit fils [spirituels ?] connus, parmi lesquels Dodrupchen Jikmé Tenpé Nyima (T. rdo grub chen 'jigs med bstan pa'i nyi ma), le troisième Dodrupchen Rinpoche (1865-1926). Dudjom Lingpa atteint la plus haute réalisation et treize de disciples auraient atteint le corps d’arc-en-ciel. Mille autres devinrent des vidyādhara. Dudjom Rinpoché (bdud 'joms 'jigs bral ye shes rdo rje 1904-1987) fut son tulkou et successeur. C’est lui qui édita le trésor de Dudjom Lingpa et rédigea un commentaire, traduit en anglais sous le titre The Diamond Heart Tantra: A Tantra Naturally Arisen from the Nature of Existence from the Matrix of Primordial Awareness of Pure Perception (T. Dag snang ye shes drva pa las gnas lugs rang byung gi rgyud rdo rje'i snying po).

Dans ce commentaire Dudjom Rinpoché (tulkou) explique la généalogie spirituelle de son grand prédécesseur[3] qui remonte à la Première Intelligence. Dudjom Lingpa a eu accès au Tantra du Cœur-vajra grâce aux pratiques visionnaires du Franchissement du pic (T. thod rgal).[4] Pour avoir accès aux maṇḍala du plérôme, il faut d’abord retrancher les illusions au sujet de son propre corps physique et transformer ensuite les 5 éléments en leurs quintessences[5] par une perception/illumination supérieure. Les quintessences sont ensuite perçues/illuminées comme des sphères (bindu) de couleurs, qui remplissent le canal de crystal Kati ensemble avec la forme de la sphère indestructible qui y est présente. En fixant cette dernière, elle devient manifeste et surgit à la manière de formes extérieures. Si on ne saisie (S. grāhana) pas celles-ci, tous les canaux de son corps [subtil] seront illuminés d’eux-mêmes. Si l’on saisie les visions de la nature absolue comme étant à l’extérieur, ou la conscience comme à l’intérieur, on rechutera dans la saisie dualiste.[6]

En pratiquant de la sorte, la réalité de la Claire Lumière (T. ‘od gsal), qui n’est pas celle de la lumière intérieure (T. nang ‘od) au Cœur, se manifestera à vos sens. Et cela permet de transformer toutes les apparences/épiphanies et états mentaux (citta et caitta) du saṃsāra et du nirvāṇa en la nature absolue de la réalité-en-soi. Cette transformation s’appelle le Grand transfert et le résultat est le corps d’arc-en-ciel du Grand Transfert (T. 'ja lus 'pho ba chen po). A ne pas confondre avec le corps d’arc-en-ciel ordinaire, où le corps devient de plus en plus petit et se dissoud tout en émanant des lumières d’arc-en-ciel. Seuls les cheuveux et les ongles resteront. Mais dans le cas du corps d’arc-en-ciel du Grand Transfert, le corps du maître se dissout en lumière d’arc-en-ciel et continue d’aider les autres, comme ce fut le cas de Padmasambhava, Vimalamitra, Nyang Tingdzin Zangpo and Chetsün Senge Wangchuk etc. ainsi que des maîtres dont Dudjom Lingpa avait eu la vision au 19ème siècle.

Les pratiques visionnaires du Franchissement du pic (T. thod rgal), ont donc pour objectif de réaliser un corps d’arc-en-ciel, qui permet de voyager vers des mondes purs, où l’on peut rencontrer des membres du plérôme, afin de recevoir des instructions permettant de réussir le Grand Transfert et de continuer à aider les autres ainsi.

A noter que le terme Grand Transfert s’oppose sans doute à un Petit Transfert (T. ‘pho ba chung ngu), qui pourrait correspondre à la pratique du Transfert qui s’inscrit dans le cadre des Six yogas de Naropa ou des Six Instructions du Bardo de Karma Lingpa. Voici quelques explications données par Shardza Tashi Gyaltsen (shar rdza bkra shis rgyal mtshan, 1859 - 1933[1] or 1935), Shardza Rinpoché, à ce sujet, dans un article de Jean-Luc Achard

« On distingue en réalité quatre types de Corps d’Arc-en-ciel :

— le Corps du Grand Transfert (‘pho ba chen po’i sku ou ‘pho ba chen mo’i sku) ;
— le Grand Corps d’Arc-en-ciel (‘ja’ lus chen po ou ‘ja’ lus chen mo) ;
— le Petit Transfert (‘pho ba chung ngu) ; et
— le Petit Corps d’Arc-en-ciel (‘ja’ lus chung ngu)

La gradation dans l’obtention de ces Corps est évidemment exprimée en fonction des capacités des adeptes : les meilleurs obtiennent le corps du Grand Transfert ou celui du Grand Corps d’Arc-en-ciel ; les moyens obtiennent le Petit Transfert ; et ceux de capacités inférieures, le Petit Corps d’Arc-en-ciel. La différence dans ces corps se manifeste également en termes de résidus (lhag ma) qui demeurent après le nirvāṇa de l’adepte et qui peuvent être utilisés par les disciples comme reliques. »
(Le corps d’arc-en-ciel (‘ja’ lus) de Shardza Rinpoche illustrant la perfection de la voie rdzogs chen par Jean-Luc Achard (CNRS))

Ce n’est pas tout à fait le même sujet, mais j’aimerais mettre cela en regard avec les notions de « résurrection mineure » et « résurrection majeure » dans le soufisme.
« La résurrection mineure débute à la mort : « Il y a une résurrection pour quiconque meurt », disent sans cesse les soufis. La mort est un passage d’un état d’être à l’autre, ce passage implique une mort physique dans le monde sensible et une résurrection dans les intermondes post-mortem. »[7]
La grande résurrection est « l’annihilation en l’Essence ». Et il y a encore une résurrection intermédiaire qui correspond à peu près à l’état du libéré-vivant, le jīvan-mukti.

En ce qui concerne les « résidus » (T. lhag ma) dont dépend le degré de transfert, voici un passage éclairant, qui nous ramène à la théorie de l’illumination, notamment la version de Dāya Rāzī/Dâyeh Râzî (mort en 1256), l’auteur de la Grande route des hommes de Dieu (Mirṣād al-Ibād). Dans le chapitre 17 de ce livre, il traite des lumières ou épiphanies photiques que pourrait percevoir le mystique et qui l’informent de son avancement spirituel, car c’est Dieu qui se communique lui-même à travers ce médium perceptible. « la lumière dérivée des lumières des lumières de Dieu, dont le cœur est témoin servent à Le faire connaître au cœur. Il Se fait connaître Lui-même à Lui-même. »[6] Les formes de lumières et photismes colorés que l’on perçoit sont en fait dû à la pollution de la vue par les voiles des attributs humains. Quand elles sont vues par la pure spiritualité, une radiance sans couleur ni forme devient visible, sans aucun attribut humain.

Quand il n’y a plus aucune reste (T. lhag ma), plus aucun photisme coloré - sphère (bindu) – ou lumière visible, il n’y a plus aucune détermination/résidu, et il y a accès/annihilation à/dans la Lumière (T. ‘od gsal). Sinon, il y aura occasion de continuer à se parfaire dans l’intermonde‘ālam al-mithāl), situé (symboliquement ?) entre le monde intelligible des êtres de pure Lumière et le monde sensible.[8]

Tout cela vous rappelle-t-il quelque chose ?

***

[1] Autobiography of the Terton dud jom Ling pa (1835-1904) gTer chen chos kyi rgyal po khrag 'thung bdud 'joms gling pa'i rnam par thar pa zhal gsung ma. Composé par Dudjom Lingpa. Publié par Dupjung Lama, 1978)

[2] Ground of being (T. gzhi), que Jean-Luc Achard traduit par la Base.

[3] 1. Nus ldan rdo rje 'chang: the Buddha who bestowed empowerments upon all the thousand Buddhas of this fortunate eon.
2. Sariputra
3. Saraha
4. Krsnadhara
5. Humkara
6. 'Drogpen Kyeuchung Lotsa (Tib. Brog pan khye'u chung lo tsa)
7. Smrtijnana
8. Rongzom Chokyi Zangpo (Tib. Rong zom chos kyi bzang po)
9. Dampa Deshek (Tib. Dam pa bde gshegs )
10, Lingje Repa (Tib. gLing rje ras pa)
11. Chogyal Pagpa (Tib. Chos rgyal 'phags pa)
12. Drumgyi Karnagpa (Tib. Grum gyi mkhar nag pa)
13. Hepa Chojung (Tib. He pa chos 'byung)
14. Tragtung Duddul Dorje (Tib: Khrag 'thung bdud 'dul rdo rje)
15. Sodnam Deutsen (Tib. bSod nams lde'u btsan)
16. Duddul Rolpa Tsel (Tib. bDud 'dul rol pa rtsal)
17. Garwang Dudjom Pawo (Tib. Gar dbang bdud 'jomgs dpa' bo)

[4] « Here is the way this tantra first arose. On the evening of the fifteenth day of the first lunar month of the Male Water Dog Year, due to the power of the profound, swift path of the Leap-over, the direct vision of reality-itself appeared; and as a result of a little practice of the path of the method of the stage of generation, I reached the ground of a fully matured vidyadhara. By the power of arriving there, all appearances and mental states dissolved into primordially pure reality- itself, the absolute nature free of conceptual elaboration. Then the very face of the dharmakaya became manifest. » Commentaire.

[5] « To transform the five inner elements into quintessences, the element of the quintessence of the mind is transformed into blue and it appears as such; the element of the quintessence of the blood transforms into the color white and appears as such; the element of the quintessence of the flesh transforms into the color yellow and appears as such; the element of the quintessence of warmth transforms into the color red and appears as such; and the element of the quintessence of the breath transforms into the color green, and appears as such. » Commentaire

[6] « The interior of the so-called hollow crystal kati channel is filled with the lights of the five quintessences, and a form of an indestructible bindu is present in that space. By gazing at that with the eye of wisdom, the interior of that channel becomes evident and arises in the form of outer appearances. Without grasping onto them, your own channels will illuminate themselves. If you grasp onto the visions of the absolute nature as being external and onto awareness as being internal, you will fall into the error of dualistic grasping. » Commentaire

[7] Hindouisme et soufisme de Daryush Shayegan, p. 204-205

[8] Henry Corbin, Histoire, p. 297

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