jeudi 18 décembre 2014

Chasser l’ennui en accommodant sa vie et l’au-delà



Gyadangpa (rgya ldang pa bde chen rdo rje) est l'auteur de l'hagiographie la plus ancienne (env. 1258-66) de Réchungpa (ras chung rdo rje grags pa 1083/4-1161), un disciple de Milarepa. Celle-ci raconte comment Réchungpa voyage avec un groupe de gens parmi lesquels figure le maître Dzogchen Kyis ston qui avait un grand nombre de disciples laïques. Quand le groupe loge dans la vallée de Katmandu, peut-être à Thamel Vihara, le maître donne une série d'enseignements sur le Dzogchen, que Réchungpa suit. Réchungpa aperçoit à cette occasion une jeune femme Newar, qui est initialement intéressée par les propos du lama, puis qui commence à s'ennuyer et ne l'écoute plus. Elle dit alors à Réchungpa que le Dzogchen est une pratique que l'on trouve uniquement parmi les yogis tibétains et que c'est une pratique erronée, car elle nie l'existence des dieux et des démons qui sont la source de tous les siddhi… ou alternativement de tous les ennuis.

Réchungpa demande alors à Bharima, car c'est son nom, quelle est sa propre pratique secrète. Elle est choquée qu'il ose même la lui demander et refuse de répondre. Réchungpa se tourne alors vers sa servante qui lui donne une indication en mimant Vajrayoginī. Ladite Bharima s'avérera plus tard être une disciple de Tipupa, un ancien élève de Nāropa, qui transmettra plus tard à Réchungpa le Cycle des neuf cycles de la ḍākinī incorporelle (T. lus med mkha' 'gro skor dgu S. ḍāka-niṣkāya-dharma). Il s'agit des instructions que Tilopa/Tillipa aurait reçues directement de Vajravarāhī. Il les aurait ensuite transmis à Nāropa, qui en aurait transmis quatre à Marpa et le cycle entier à Tipupa. C'est grâce à Réchungpa que le cycle a pu être (ré)intégré dans son intégralité dans la lignée Kagyupa. Il s’agit ici d’une transmission aurale (T. snyan brgyud), qui sonne le retour des « dieux et des démons qui sont la source de tous les siddhi ». Il faut entendre « siddhi » dans le sens de réussites relatives à la fortune, la santé, la longévité, le charisme…

Le Dzogchen « ennuyeux » qu’enseigna Kyis ston était sans doute un cycle d’instructions sur la Pensée éveillée comme celui qui sera rétroactivement nommé « Section de la Pensée » (T. sems sde) et qui appartient à la même catégorie que le Discours du Roi pancréateur (kun byed rgyal po). Certains, comme Keith Dowman, appellent ce type de Dzogchen, le Dzogchen radical. Le message de ce Dzogchen, comme d’ailleurs celui de la Mahāmudrā « radicale », est toujours le même, depuis Saraha qui dit dans ses distiques inlassablement repéter la même chose. Et il est vrai que le Dzogchen et la mahāmudrā « radicaux » se soucient peu des réussites (siddhi), et de ceux qui sont censé les accorder en échange de sacrifices. Milarepa et d’autres ascètes de cette époque, en cela en accord avec les préceptes de l’école Kadampa, iront même jusqu’à dire que l’infortune, la maladie etc. SONT les véritables siddhi… Milarepa ne veut pas des siddhi d’un Bari lotsāva. Mais celui-ci et les méthodes susceptibles de donner accès à toutes les réussites étaient de plus en plus populaires et continuaient d’affluer du Népal, de l’Inde et ailleurs. Les tibétains en redemandaient, encore et encore.

La Percée (Durchbruch)[0] que permettent le Dzogchen et la Mahāmudrā « radicaux » «étaient désormais considérées comme une bonne entrée en matière pour « éradiquer la rigidité » (T. khregs chod), pour déchirer le voile et pour avoir accès à la lumière. La lumière justement, parlons-en. Elle est au centre des discussions, tous les voisins théistes (shivaïstes, soufis, taoistes) en parlent : prakāśa, ābhāsavāda, la théorie de l’illumination de Sohrawardī et ses Terres de lumière… Elle est d’origine divine. La Terre, sublunaire, est couverte d’ombres ; la vraie lumière extirpée de la matière, la Claire Lumière, se trouve là-haut. Là-haut, où vivent également les dieux, sources des siddhi. Après l’interlude ennuyeux du Dzogchen et de la Mahāmudrā « radicaux », on voit apparaître ou ré-apparaître toutes sortes d’instructions pour « monter là-haut », macro et microcosmiquement, afin d’y rencontrer les dieux et de recevoir des siddhi d’eux. Pour garder le tout dans un cadre canoniquement bouddhiste, on se basera sur « la luminosité naturelle de la Pensée », parole de Bouddha ![1]

Dans un premier temps les instructions nouvelles se présenteront comme des transmissions aurales, puis elles arriveront par des visionnaires ayant voyagé dans les terres pures, sous forme de trésors redécouverts (T. gter ma), par des visions ou des rêves, et finalement tout simplement par inspiration dans des êtres considérés comme avatars.

Les instructions qui arrivent par ce biais se présentent souvent comme une nouveauté, une nouvelle méthode, souvent de type yogique ou alchimique, pour réussir ceci ou cela, que l’on trouva peut-être chez les voisins, mais pas encore dans le bouddhisme, ou qui sont présentée sous une forme plus adaptée. Tout cela est possible grâce aux Terres de lumière et les dieux qui y résident. On est désormais affranchi de l’obligation de l’authenticité d’une instruction en prouvant par a+b qu’elle dérive du Bouddha ou d’un autre être terrien éveillé ou céleste.

Cela a pour avantage apparent de pouvoir fédérer des bouddhistes ou candidats-bouddhistes aux tendances théistes naturelles, qui ont besoin d’un coup de main de là-haut pour réussir, avec des bouddhistes qui voient cela plutôt comme des moyens habiles (upāya), en interprétant symboliquement le plérôme et/ou en le justifiant par la luminosité naturelle de la Pensée. Cet intermonde illuminé a pour autre avantage de fournir une explication pour l’apport continu de nouvelles instructions et de nouveaux sauveurs. Par ailleurs, parfaitement adapté à notre société de consommation.

Vous voulez quelques exemples concrets ? Regardez la production des instructions (T. gnam chos) du jeune médium Mingyour Dordjé, qui partagéa la retraite de Karma Chagmé, qui intégra les instructions illuminantes du Franchissement du Pic (T. thod brgal) dans la lignée kagyupa.

i) offrandes rituelles (offrandes de fumée pour les dieux (bsang), offrandes aux mânes et aux preta (chab gtor), fabrication d’un vase de trésor (bum gter) ;
ii) rituels de purification pour les morts (byang chog);
iii) initiations pour obtenir longue vie (tshe dbang), santé (sman lha dbang) fortune (nor dbang);
iv) rituels pour la fabrication de cordes de protection et d’amulettes (mdos, srung ba);
v) cultes de dieux protecteurs (chos skyong), génies (zhing skyong S. kṣetrapala), gardiens de trésor (gter srung), démons (btsan, gnod sbyin, bdud), dieux célestes (lha), dieux des montagnes et des plaines (spom ri, thang lha), nāgas (klu) et esprits telluriques (sa bdag);
vi) diverses type de divination et astrologie (rde’u dkar mo, spar kha, rtsis);
vii) pratiques préliminaires des tantras (sngon ’gro);
viii) pratiques tantriques (rmi lam, 'pho ba, gtum mo, phur ba, gcod) et leurs commentaires (rgyud ’grel);
ix) Pratique de Terres pures (zhing khams sgrub) des centaines de pratiques de divinités paisibles et courroucées (zhi khro),
x) Des instructions de Dzogchen (khrid)

On ne s’y ennuie pas en effet. Karma Chagmé, rappela que les pratiques de la Section des Instructions (T. man ngag sde), alias tantras de la Lumière, alias les cycles Nyingthik, alias le Franchissement du Pic (T. thod bgral) sont indispensables et supérieures aux autres yāna, même si la Percée est nécessaire pour l’aborder correctement.
« Sans trancher la rigidité, pas de franchissement du pic.
Sans franchissement du pic, pas de trancher la rigidité
. »[2]
Le même message est toujours de mise de nos jours, où Urgyen Tulku Rinpoché (le père du tulkou de Mingyour Dordjé) déclara qu’en dernière analyse le Dzogchen est supérieur à toutes les autres méthodes par le Franchissement du Pic. Supérieur à la mahāmudrā, dont seul le troisième type, la mahāmudrā essentielle (snying po'i lugs), est égale au Dzogchen (« radical »). Mais en comprenant bien que le Dzogchen consiste en quatre sections et que seule la section du Franchissement du pic (T. thod rgal) est supérieure à tous les yāna.

Le Dzogchen est aimé de nos jours, même par des athées comme Sam Harris. Mais ceux qui font les louanges du Dzogchen semblent le plus souvent s’arrêter au Dzogchen « radical », actuellement considéré comme incomplet par les maîtres de Dzogchen, sans s’encombrer de la deuxième phase proprement religieuse des Terres de lumière, avec des êtres et des pouvoirs surnaturels. Ce Dzogchen incomplet et imparfait est celui de Kyiteun (kyis ston), le maître Dzogchen de Réchungpa, qui faisait bailler Bharima, et « qui nie l’existence des dieux et démons, source de tous les siddhi ». Ou encore le Dzogchen qu'avait appris Milarepa. C’est pourtant le Dzogchen dénudé qui se laisse aborder, admirer et aimer le plus facilement à cause de sa grande ouverture. En comparaison, le seizième Karmapa disait que de toutes les méditations, la Mahāmudrā sera la plus profitable aux occidentaux, parce qu'elle approche la conscience directement et que de ce fait elle est accessible à toutes les cultures.

On pourrait dire généralement pour le bouddhisme tibétain qu’il comporte une partie spirituelle, qui est le socle commun du bouddhisme, et qui concerne des pratiques de la stabilisation mentale (śamatha), de la perspicacité (vipaśyanā), la culture mentale (mettabhāvana, entraînement spirituel –blo sbyong), Dzogchen et mahāmudrā « radicaux », bien que ces derniers dérivent des tantras qui ont leur cadre mythologique et rituel. Et une partie proprement religieuse avec des Terres de lumière, des êtres de lumière, qui peuvent accorder des siddhi comme la longévité, la santé, les richesses, le charisme, ainsi que l’immortalité/résurection en échange de sacrifices. C’est cette dernière partie qui permet d’affirmer sans hésitation que le bouddhisme tibétain est une religion. On pourrait sans doute affirmer la même chose pour le Dzogchen et la mahāmudrā « radicaux », mais il est tout à fait possible d’imaginer leur pratique sans cadre religieux.

Surtout qu’à la lecture des textes jusqu’au 12ème siècle environ, on a l’impression d’un dzogchen et mahāmudrā « moins religieux ». Au cours des siècles suivants, le discours changea à plusieurs niveaux. Il y eut un retour très net d’un plérôme avec ses hiérarchies de sauveurs, dieux et démons et les siddhi qui vont avec, ainsi que du rôle des clercs qui servaient d’intermédiaire et qui conduisaient les rituels. Il y avait une fascination pour le glorieux passé impérial, avec la volonté généalogique de se rattacher à ses lignées royales. Ces deux éléments sont inextricablement mêlés avec les pratiques visionnaires de catégorie religieuse. Avec la singularité tibétaine, jusqu’à récemment, que les pouvoirs temporel et religieux se trouvaient souvent entre les mêmes mains. L’invasion chinoise de 1959 a changé cela. Quel que soit le futur du Tibet, cette société théocratique ne reviendra pas.

C’est aux tibétains de décider de leur sort en matière religieuse, moderniser ou pas, réformer ou pas ? Mais nous occidentaux, récipiendaires du package « Dzogchen » et d’autres packages similaires, avons notre mot à dire sur ce qui est acceptable et assimilable, et sur le bouddhisme que nous souhaitons, sans mettre cela automatiquement sur le compte d’un fort égo et d’un orgueil déplacé. Avec tout le respect pour les dynasties tibétaines, même de dharmarajas, ce ne sont pas les nôtres. De même pour les dieux et démons du Tibet, nous avons déjà quoi faire avec nos propres démons et idoles. Le seizième Karmapa (ci-desus) avait dit de la Mahāmudrā (« radicale ») qu’elle était adaptée aux occidentaux. Et il se trouve que le Dzogchen et la Mahāmudrā avaient une forme plus dénudée à leurs débuts. Il ne s’agit pas tant de se séparer des pratiques religieuses, visionnaires, yoguiques et alchimiques mais, au moins, de ne plus déclarer qu’elles sont supérieures et inclusives des « yāna inférieurs ». En théorie, peut-être, dans la pratique, rien n'est moins sûr...

Ces pratiques religieuses sont censées correspondre à l’éveil en pratique. C’est évidemment nécessaire que l’éveil soit en action, mais au lieu de s’exprimer en des actes religieux non nécessairement dépourvus de pensée magique et de croyances, ou en des récitations de souhaits, il pourrait s’exprimer en des actions altruistes concrètes.

Certains n’on pas attendu de plaider la cause de l’altruisme, des animaux, de l’environnement… Ce ne sont pas les causes qui manquent.

***
[0] Pour un essai comparatif entre Maître Eckhart et bouddhisme Zen

[1] Dans l’Anguttara Nikaya (A.I.8-10) l’Éveillé déclare : "la pensée est naturellement lumineuse (cittam prabhāsvaram), mais peut être souillée (kliṣṭa) par les passions (kleśa), ou libérée (vipramukta) des passions."

[2] Sanghaforum

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