mardi 11 novembre 2014

L'esprit-corps, dépasser le corps et l'esprit



Le problème corps-esprit (Mind-body problem) « est essentiellement le problème de savoir comment expliquer les relations entre l'esprit, ou les processus mentaux, et les états ou processus corporels. » (wiki). Mais dans ce « problème », on présuppose l’existence de deux substances séparées, l’esprit et le corps, qui furent l’objet de nombreuses spéculations au cours des siècles. Au lieu de penser que les fonctions du vivant relèvent d’une même réalité, certaines fonctions sont attribuées à l’esprit, d’autres au corps, qui peuvent ainsi conduire à des conflits d’intérêt.

Dans la spiritualité occidentale, on a spéculé sur l’origine (commune) du corps et de l’esprit, dans lesquelles spéculations, on a le plus souvent donné la prééminence à l’esprit et apporté des solutions à sa libération de l’emprise du corps. Quelque soit la nature des débats sur les rapports entre l’esprit et le corps, ceux-ci admettaient toujours implicitement le fondé du couple esprit-corps.
« Selon Descartes, le corps et l'âme sont deux substances « réellement distinctes »: en effet, nous pouvons avoir une connaissance claire et distincte de l'une sans avoir besoin de concevoir l'autre (Principes de la philosophie, I, 60). L'âme est une substance pensante, tandis que le corps est une substance étendue (qui s'étend dans l'espace). » (wiki). 

Cette vision cartésienne, est toujours de très répandue, que l’on soit croyant ou non.

Théâtre cartésien, siège de la pensée où du homoncule (La Conscience expliquée, Daniel Dennett, 1991,) 

Le but de grand nombre de spiritualités occidentales et orientales confondues est ou bien de dépêtrer/libérer le spirituel du corporel ou de restaurer leur union originelle. Cette nécessité est expliquée dans une mythologie qui raconte les origines de l’esprit, les raisons de sa chute (son association avec le corporel) et la méthode de son salut. Nous ne sommes pas obligés de prendre tout cela à la lettre et pouvons le considérer comme un moyen salvifique, pour nous éveiller à la réalité ou l’union du corps-esprit, mais préserverons ainsi néanmoins le corps et l’esprit, dans leur dualité, comme des catégories.

Par exemple dans les tantras, l’objectif est la réintégration de l’union esprit-corps, à travers des symboles (maṇḍala, mantra, mudrā) en la mettant symboliquement en scène dans des rituels. Le tantra de Mahāvairocana explique comment unir les maṇḍala du Vajra et de la Matrice. Dans les yogatantra, l’esprit-corps est le maṇḍala unique contenant Vajra et Matrice. Ici aussi, les méthodes contribuent malgré elles à la préservation de la dualité. Certes, le but est de faire s’effacer le méditant en le laissant envahir par l’objet de la méditation, qui, apparaissant alors comme le sujet, résulte en la perte de la conscience du soi ordinaire (samādhi)[1].

On peut donner l’exemple de l’hagiographie de Mokchog Rinchen Tseundru, disciple de Khyoungpo Neldyor et de Gampopa. Après avoir reçu et pratiqué les instructions de Gampopa (très sensiblement aligné sur la méthode des anti-trilogistes décrite par Padma Karpo), il fit un rêve dans lequel un corbeau l’amena vers une grotte et se transforma en Vajravārahī.
« En un seul instant il vit tout l'univers, des enfers jusqu'aux champs de bouddhas. Et quand il regarda son propre corps, il y vit tous ces phénomènes »[2]
Mais, il y a aussi des méthodes qui tentent de renvoyer dos-à-dos le corps et l’esprit. Ainsi, par exemple chez maître Dôgen :
« Apprendre la Voie de l’Éveillé, c’est s’apprendre soi-même. S’apprendre soi-même c’est s’oublier soi-même. S’oublier soi-même c’est se laisser attester par les dix mille existants. Se laisser attester par les dix mille existants c’est se dépouiller de son corps et de son cœur ainsi que du corps et du cœur de l’autre. Il y a la Trace de l’Éveillé qui disparaît et demeure en repos, et on fait rejaillir constamment cette Trace (sans trace) de l’Éveil en repos. »[3]
Ou une traduction en anglais, qui fait ressortit la notion de l’absence de tout « retour sur soi » (Fénelon, Madame Guyon) dans l’Éveil :
« To study the Way is to study the Self. To study the Self is to forget the self. To forget the self is to be enlightened by all things of the universe. To be enlightened by all things of the universe is to cast off the body and mind of the self as well as those of others. Even the traces of enlightenment are wiped out, and life with traceless enlightenment goes on forever and ever. »[4]
Certains traitent le « shin jin » de Dôgen comme un mot composé qu’ils traduisent par « mindbody » et en font un concept particulier[5]. Ne comprenant pas le japonais, je ne sais pas si telle était l’intention de Dôgen, mais c’est une idée intéressante. Dans le dépouillement du corps et du cœur, ou du « shin jin », la pensée de l’Éveil (hosshin) se déploie de lui-même. Elle est ni l’être ni le non-être, ni le bien ni le mal. « Puisque cela ne dépend pas de la rétribution indirecte des actes, à ce juste-moment-tel-quel (shôtô inmo ji), où se déploie la pensée de l’Éveil, le plan de la Loi (dharmadhātu) tout entier est le déploiement de la pensée de l’Éveil. »[6] On est ici dans la sphère du Roi pancréateur et du Précieux trésor du processus fondamental (gnas lugs mdzod) de Longchenpa (klong chen rab 'byams 1308-1364).

Dans l'approche de Dôgen, le corps n’est pas un obstacle, ou ce dont il faut se libérer, au contraire, c’est le corps qui permet à l’homme « à se libérer de lui-même et à s’unir à la Nature dans sa pureté originelle ».[7]
« Cet univers entier des dix directions, n’est autre que le vrai corps de l’homme. Naissances et morts, le passer et le venir, ne sont autres que le vrai corps de l’homme. C’est au moyen de ce corps que l’homme s’écarte des dix maux [dasa akusala],qu’il manifeste les huit préceptes [aṣṭāṇga-śīla], qu’il quitte la maison pour se faire moine [niḥsaraṇa] et qu’il se dévoue aux trois joyaux, voilà la vraie étude de la Voie au moyen du corps. »[8]
***

[1] tad evārthamātranirbhāsaṃ svarūpaśūnyam iva samādhiḥ, Yoga Sutras of Patanjali, vers 3.3, "When the object of meditation engulfs the meditator, appearing as the subject, self-awareness is lost. This is samādhi.”

[2] Dans le sillage d’Advayavajra

[3] Le Shôbôgenzô de maître Dôgen, 67
L’anecdote associée à cette intuition.
« Dogen studied with Master Rujing. One evening during the intensive summer training, in the first year of Pao-chang, 1225, Rujing shouted at a disciple, “When you study under a master, you must drop the body and mind. What is the use of single-minded intense sleeping?”
Sitting right beside this monastic, Dogen suddenly attained great enlightenment. Immediately, he went up to the abbot’s room and burned incense. Rujing said, “Why are you burning incense?” Dogen said, “Body and mind have been dropped off.” Rujing said, “Body and mind dropped off. The dropped-off body and mind.” Dogen said, “This may only be a temporary ability. Please don’t approve me arbitrarily.” Rujing said, “I am not.” Dogen said, “What is that which isn’t given arbitrary approval?” Rujing said, “Body and mind dropped off.” Dogen bowed. Rujing said, “The dropping off is dropped.”
» Dharma Discourse by John Daido Loori, Roshi.

[4] Kim, Hee-jin. Eihei Dogen, Mystical Realist. Wisdom Publications

[5] « The term "bodymind" denotes the oneness of body and mind. The absence of the hyphen indicates that body and mind are pre-reflectively experienced as one. Body and mind can be interpreted as distinct entities only by reflectively abstracting mental and physical aspects of a person's original pre-reflective experience. The choice of "bodymind" over "mindbody," reflects the order in which these terms are usually written in Japanese by Dogen (shin jin(c), bodymind). » The Bodymind Experience in Japanese Buddhism: a Phenomenological Perspective of Kukai and Dogen, David Edward Shaner

[6] Le Shôbôgenzô de maître Dôgen, 4. Etudes de la Voie au moyen du corps et du cœur p. 85

[7] Le Shôbôgenzô de maître Dôgen, p. 86

[8] Le Shôbôgenzô de maître Dôgen, p. 86

2 commentaires:

  1. "« Selon Descartes,"... Dans une vidéo Michel Bitbol (il me semble que c'est dans cette vidéo : https://www.youtube.com/watch?v=-JzHD0cQ_ps)
    raconte que Descartes aurait dit à la reine Elisabeth qu'il aurait l'intuition de l'union du corps et de l'esprit lorsqu'il ne pense à rien.
    M. Bitbol laisse entendre que Descartes est beaucoup plus fin que ce que l'on en dit.

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  2. La pensée de Dogen invite à une inversion de la perspective au même titre que ce que dit M. Bitbol de la pensée indienne :

    "Je ne pense pas que les grandes philosophies indiennes soient moins « hémiplégiques » que les pensées occidentales. Mais elles ont l’immense intérêt, pour nous, d’être généralement hémiplégiques en sens inverse de nos préjugés dominants. Elles offrent une remarquable analyse de la manière dont nous engendrons ce qu’elles appellent « l’illusion » d’un monde extérieur et d’un moi substantiel à partir des faits de conscience. Elles tracent à partir de là un chemin pour se libérer d’une telle illusion. Ce chemin n’est pas sans parenté avec la « réduction phénoménologique », et ceux qui l’empruntent sont donc immunisés par avance contre ce que j’ai qualifié d’« oubli » de notre point de départ conscient. À côté de cela, les philosophies indiennes manquent de ressources pour comprendre comment l’« illusion » d’un monde extérieur peut aboutir à une science efficace, et il est donc utile de les compléter sur ce point précis par des épistémologies occidentales. Cela me conduit à préconiser une synergie entre ces deux attitudes, afin de compenser l’hémiplégie de l’une par le demi-mouvement de l’autre."
    http://www.mondedesgrandesecoles.fr/plongee-dans-les-abysses-de-la-conscience-avec-michel-bitbol-2/

    J'aurais aimé souligner "en sens inverse de nos préjugés dominants."

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