dimanche 30 novembre 2014

Illumination et perception

Enfants du soleil du manuscrit De Sphaera
Dans l’antiquité et au moyen-âge, il était généralement assumé que la perception était basée sur le phénomène de l’illumination (S. prakāśa C. zhao T. gsal ba[1]). Selon cette théorie, une lumière émane des yeux, éclaire un objet (bimba), l’illumine et c’est sa réflexion (pratibimba) qui est retournée au mental/à l’imagination. Si la réflexion est reçue sans interférence (āvarana, abhiniveśa, vikalpa…), la perception est authentique et relève d’une connaissance éveillée. Dans le cas contraire, l’appropriation donne lieu à un sujet (grāhaka) qui appréhende (grāhaṇa) un objet (grāhya).

Il existe différentes théories sur le comment de cette illumination. L’Instruction de la Terre de l’Éveil (Buddhabhūmy-upadeśa) en mentionne plusieurs. 1. Le mental, la faculté d’imagination, devient elle-même la réplique (sādṛśya) de l’objet devant elle, sans reconstruction imaginative (nirvikalpa), comme un miroir qui reflète fidèlement ce qui se trouve en face de lui. Selon cette théorie, la perception non contaminée est de la même nature que la perception contaminée, l’attachement (abhiniveśa) et l’appréhension (grāhaṇa) en moins. 2. Une deuxième théorie pose que les objets sensoriels (rūpa) sont connus tel quel, sans illumination, sans réflexion de type miroir, et sans appréhension (grāhaṇa). 3. Selon une troisième théorie, ce n’est pas l’imagination qui devient elle-même la réplique de l’objet sensoriel, mais celle-ci apparaît à cause des semences (bīja) contenues dans l’inconscient fondamental (ālayavijñāna).

Dans son article A Pre-Dharmakīrti Indian Discussion of Dignāga Preserved in Chinese Translation: The Buddhabhūmy-upadeśa, Dan Lusthaus donne les définitions de quelques termes Yogacārā souvent simplement traduits par « objet » sans leurs nuances respectives. Ainsi un objet intuitif ou support d’intuition (S. ālambana[2] T. dmigs pa) est un objet cognitif dont sont dérivées des impressions mentales. Une ākāra est l’image ou l’impression mentale, dérivée de cet objet intuitif. Un objet sensoriel (S. viṣaya), tel une couleur, un son etc., ou un domaine sensoriel (āyatana). Un signe (S. nimitta) est un objet cognitif dont les caractéristiques suscitent une perception qui lui ressemble. La "chose-en-soi" (S. tattva T. de nyid) est une chose irréductible et réelle. Un objet réel (vastu) peut donner lieu à une perception, contaminée ou non-contaminée, c’est-à-dire perçue telle quelle ou obstruée par des constructions imaginatives (vikalpa). Ces quelques mises en point sont nécessaires pour aborder la traduction du Buddhabbhūmy-upadeśa, qui commence par rappeler la définition de la perception par Dignāga (Pramāṇasamuccaya). « Toute pensée (citta)[3] et facteur psychique (caitta) est conscient de lui-même ; [cette autoconscience] est appelée ‘perception’ (pratyakṣa). Il s’ensuit que chaque composant mental associé aux quatre intuitions/gnoses (jñāna) s’illumine (c’est-à-dire se perçoit) et se connaît lui-même. »

Lusthaus rappelle que prakāśa a pour sens (tout comme zhao en chinois et gsal ba en tibétain) d’illuminer, projeter de la lumière sur, rendre visible quelque chose et que la perception n’est donc pas la simple réception passive de données sensorielles par les facultés sensorielles, mais implique un sondage/repérage actif et intentionnel par les facultés sensorielles de leur environnement.

Pour Dignāga, la pensée et les facteurs psychiques ont tous trois parts : 1. Une part appréhendée (grāhya), 2. Une part qui appréhende (grāhaka) et 3. une part qui est consciente d’elle-même (S. svasaṃvitti T. rang rig pa). L’Instruction de la terre de l’Éveil ajoute 4. une quatrième part qui est consciente de sa propre conscience (S. svasaṃveda-saṃveda T. rang gis rang rig pa'i shes pa ?). L'aperception ? Les deux premières parts connaissent l’extérieur et les deux dernières l’intérieur, toujours dans un cadre de dualité sujet-objet (grāhaka-grāhya).

Même si les composants psychiques des quatre intuitions/gnoses ont plusieurs parts ils sont considérées comme des connaissances valides sans contamination (anāsrava-pratyakṣa-pramāṇa). Ils ont une part qui perçoit (qui illumine - prakāśa) et une part qui est illuminée (viṣaya). Ils ont en outre une part (autoconsciente, ou aperceptive ?) qui illumine/perçoit à la fois la part qui perçoit et la part qui est consciente de sa propre conscience. Ces deux parts sont-elles aussi considérées comme réellement existantes, sinon, il ne pourrait y avoir de support cognitif (ālambana) et par conséquent pas d’intuition/gnose (jñāna).

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[1] Gsal ba. Dans le dictionnaire sanskrit-tibétain de rnam rgyal tshe ring, on trouve sous prakāśa "rab gsal" et "rab tu ston pa".

[2] « Attribut d'un objet contribuant à sa perception par l'un des sens: forme, son, odeur, goût et texture » Gérard Huet

[3] Citta (T. sems) signifie « connaissance; pensée; esprit, intelligence, raison; cœur, sagesse » et caitta (P. cetasika T. sems ‘byung) ce sont les facteurs mentaux.
Notons cependant ce qu’écrit Jayarava dans son blog ‘Manomaya: Background to Mind-Made Bodies’ : « No distinction was made between thoughts and emotions (both were lumped into the category citta), but instead experience was understood as having physical (kāyika) and mental (cetasika) aspects depending on how they were presented to awareness, i.e. whether awareness arose in dependence on the five physical senses or the manas. » 

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