dimanche 10 août 2014

L'Intellect et la matière



Dans The Shape of Ancient Thought, Thomas McEvilley expose sa théorie de l’influence mutuelle entre l’Inde et la Grèce classique (l’occident) en cinq grandes phases. Son livre étant plus fouillé que cette simple formulation de sa thèse, pourquoi focaliser sur ces deux nations, tout en diminuant le rôle qu’aurait pu jouer l’espace de 5700 kilomètres étendu entre les deux pays? Espace géographique de la Mésopotamie, de Babylone, du plateau iranien habité par les Aryens et les Mèdes, théâtre de plusieurs empires successifs (mède [612-550], perse, achéménide [550-330], sassanide, parthe, …). Berceau de religions comme le mazdéisme et sa forme réformée par Zoroastre, le zoroastrisme, qui ont influencé tant d’autres religions et par là la théologie et la philosophie. Toute religion veut expliquer le mystère de la création, de l’émanation, de la cosmogonie, de l’apparition de la vie en donnant une attention particulière à la relation entre l’Esprit et la matière, le plus souvent résumé en les quatre (ou cinq) éléments.
Zoroastre a nommé son dieu Ahura Mazda, force créatrice du monde et des quatre éléments, l'eau, la terre, le feu et l'air, éléments que les zoroastriens vénèrent et respectent au plus haut point puisque venant du dieu.” “Selon l'Avesta, [Ahura Mazda] est l'Esprit suprême qui donna naissance à deux principes opposés : Spenta Mainyu (l'Esprit Saint ou le bon choix) et Ahra Mainyu (le mauvais choix). “(wikipédia).
L’élément feu serait[1] doté de l’Esprit Saint et fut considéré comme le symbole de la divinité. A la fin du monde, les bons et les méchants seront soumis à une épreuve de feu et de métal fondu[2], qui brûlera les méchants, mais qui sera doux envers les bons. Le corps, étant constitué et recouvert d’impuretés, est déposé à la mort dans des endroits appelés “dakhma”, où il sera dévoré par les vautours (comme cela peut encore se faire en Inde ou au Tibet). Cela évitera que les éléments air, terre et eau soient souillés par eux. Les éléments semblent ainsi de nature divine et éternels, dans le sens qu’ils précèdent le corps et le survivront.

Anaxagore, selon certains[3] sous l’influence du zoroastrisme, lança le terme “homéomérie”. “« Éléments dits « matériels » qui dans la doctrine philosophique d'Anaxagore s'assemblent pour former les différents corps (...) chacun des éléments est identique à la fois à chacun des autres et au corps qu'il constitue » (LEGRAND 1972)” [Atilf]. Ainsi, l’eau, le feu ou l’or sont des homéoméries, “échappant à la génération et à la corruption”. “le phénomène apparent de leur naissance et de leur destruction résulte seulement de la composition et de la discrimination : toutes choses sont en effet dans toutes choses et chacune reçoit son caractère de la chose qui prévaut dans sa nature.” “En toute chose se trouve renfermée une partie de chacune des choses.” “Chaque unique chose est et était formée de celles qui étant les plus nombreuses, sont de ce fait les plus visibles.” Anaxagore ajoute ensuite l’Intellect comme cause du mouvement et de la génération, disant que c’est sous l’effet de la discrimination opérée par l’Intellect que [les homéomeries] engendrent les mondes, ainsi que la substance des autres choses.” [4]

Pour Anaxagore, le feu et l’éther sont identiques.[5] Il fait une distinction entre air et éther. “L’un, rare et subtil, est chaud; l’autre, dense et épais, est froid: telle est la distinction qu”Anaxagore établit entre l’air et l’éther.” (Theophraste). “Anaxagore disait que l’éther qui entoure le monde est de nature ignée, et qu’après avoir, par la force de sa rotation, arraché des pierres hors de la terre, il les a embrasées pour en faire des étoiles." (Aétius)[6] Le feu, émané de l’éther, se précipite du haut en bas, produisant lumière et tonnerre en traversant les nuages.[7] Selon Héraclite, toutes choses sont constituées à partir du feu et remontent se dissoudre en lui.

Retournons vers l'est. “Le Bundahishn, signifiant Première Création, est le nom traditionnellement donné à des textes cosmogoniques du zoroastrisme dans l'écriture pehlevi” (wikipedia). Dans ce texte, on trouve une version d’émanation/création qui pourrait être un apport grec. Il y est expliqué qu’Ahura Mazda créa progressivement le feu à partir de la Lumière illimitée (asar rōšnīh), l’air du feu, l’eau de l’air et la terre de l’eau. (Bundahišn 1.41). Traditionnellement, le processus d’émanation/création se passa cependant en sept étapes chronologiques, à savoir le ciel (āsmān), l’eau (āb), la terre (zamīg), les plantes (urwar), le boeuf primordial (gōspand), l’homme (mardōm), ainsi qu’une flamme (xwarrag) (Bundahišn 1.35). L’air (wād), qui manque dans cette énumération et qui est considéré comme un élément indispensable à la vie (gyān), est ajouté par une création supplémentaire.

Dans ce sens, l’éther semble être l’espace, l’air, mais alors pénétré du feu primordial. Il entoure le monde selon Anaxagore, pour qui, rappelons-le, le feu et l’éther sont identiques. La Lumière illimitée (asar rōšnīh) du Bundahišn, pourrait-elle correspondre à l’éther entourant la terre et d’où émanent successivement le feu, l’air, l’eau et la terre ? La Lumière illimitée où est dit résider Ahura Mazda ? Et qui contient virtuellement les éléments, les homéoméries, les matrices (bhaga) de Mère Nature ? Les philosophes présocratiques rompirent avec les traditions mythologiques, mais avaient préservé les notions des éléments, et ces notions dépouillées ont par la suite également été adoptées par les perses, dans un mouvement d’aller-retour expliqué par Thomas McEvilley.

Ce dont la théorie des quatre éléments (la matière) avait ainsi été dépouillée, c’est l’Agent, le créateur, la première cause, l’Esprit, l’Intellect, le Père-Ciel, Dyeu Ph2ter, le proto-indo-européen Dyeus… Mais c’est comme si le mème Dyeus véhiculé dans la notion des “quatre éléments” ne pouvait pas en être retranché et qu’il ne cessait pas de ré-apparaître comme son agent intentionnel (voir la détection hypersensible, HADD) sous une forme ou une autre. Par conséquent, quand on parle de quatre ou cinq éléments, une cause première n’est jamais loin. Initialement, très intéressé par Anaxagore, Platon allait rapidement déchanter, “car, en poursuivant ma lecture, je vois un monsieur qui ne fait rien de l’Intellect, qui ne lui assigne nulle responsabilité dans l’ordonnance des choses et qui, au contraire, fait appel aux airs, aux éthers et à mille autres causes tout aussi absurdes.” (Phédon, 97b).[8] Son interprétation d’Anaxagore semble d’ailleurs injuste, si on se base sur Simplicius[9].

Que faut-il comprendre ici par “l’Intellect” et par “ordonnance” ? Peut-être ceci. Platon semble plus proche d’une interprétation théologique des quatre éléments, comme p.e. celle du zoroastrisme et semble vouloir renouer avec des doctrines plus traditionnelles (à l'instar d'un Confucius).

Le bouddhisme fut initialement plus proche d’un point de vue comparable avec celui d’Anaxagore. En l’absence d’une cause (première), ce dernier conféra “d’abord un caractère illimité aux réalités corporelles.” “Si l’on tient le mélange de toutes choses comme constituant une nature unique, indéterminée aussi bien quant à la forme que quant à la grandeur, on constate qu’Anaxagore affirme l’existence de deux principes : la nature de l’illimité [les quatre éléments] d’une part et d’autre part l’Intellect.” (Simplicius).[10]

Ce que Platon semble reprocher à Anaxagore est que ce dernier déclare que toutes les choses étaient ensemble et qu’ensuite vint un Intellect qui les mit en ordre,[11] tandis que chez Platon, tout procède de l’Intellect, qui est alors comme une cause première. Chez Anaxagore, “presque toutes les homéoméries (comme l’eau ou le feu) sont […] engendrées et corrompues seulement par l’effet de la composition et de la discrimination ; pourtant, en un autre sens, elles ne sont ni engendrées ni détruites, mais demeurent éternellement.” (Aristote, Métaphysique, A, III, 984 a11).[12] Ce point de vue semble assez proche de la doctrine de la coproduction conditionnée (pratîtyasamutpada) du bouddhisme. De toute façon, plus proche que les doctrines du Dzogchen (nyingmapa ou bön), où, pour faire court[13], les cinq éléments procèdent de l’Intellect (rig pa) ou d’un Père-Ciel (kun tu bzang po), et s’y dissolvent, et qui se rapprochent en cela d’un point de vue plutôt “perse” ou platonicien.

***

[1] ZOROASTER AND THE THEORY OF FOUR ELEMENTS, Fathi Habashi, Lava! University
[2] Mydre, masse en fusion ? dont serait constitué le soleil selon Anaxagore. « Seuls les astres sont de feu » (Olympiodore sur Anaxagore). Les présocratiques, p. 604
[3] Zoroaster's influence on Anaxagoras, the Greek tragedians, and Socrates, Ruhi Muhsen Afnán, New York, Philosophical Library [1969]
[4] Les présocratiques, p. 612
[5] Aristote, Traité du ciel, Les présocratiques p. 620
[6] Les présocratiques, p. 629
[7] Les présocratiques, p. 634
[8] Les présocratiques, p. 619
[9] Les présocratiques, p. 612
[10] Les présocratiques, p. 612
[11] Hippolyte, Les présocratiques, p. 613
[12] Les présocratiques, p. 615
[13] Pour être précis, cinq lumières, ou cinq sagesses, qui par la non-reconnaissance, seront pris pour des éléments grossiers.

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