lundi 31 mars 2014

Madame Tussaud au Tibet


Yangsi Dilgo Khyentsé R. II et son prédécesseur en cire

C'est une nouvelle tendance. Des poupées de cire de maîtres tibétains décédés, plus vraies que nature. Il y a celle de Dilgo Khyentsé Rinpoché ci-dessus à Shéchen (Kathmandou). Il y a celle de Tenga Rinpoché de Bhenchen (Kathmandou), ci-dessous.

Feu Tenga Rinpoché à Benchen

 Et une du 16ème Karmapa à Bodhgaya.


Le bouddhisme en a fait du chemin. Cela avait commencé par des propos du Bouddha du type "Celui qui me voit, voit le dhamma ; celui qui voit le dhamma me voit." et "Le Tathāgata ne peut être vu par son corps formel (sct. rūpakāya)", des représentations aniconiques du Bouddha, puis la représentation iconique et emblématique du Bouddha. Comme le Bouddha historique, le Guide, est mort il y a 2500 ans, c'est le maître (gourou) comme un Bouddha vivant, qui prenait la place centrale dans certaines écoles bouddhistes. Un Bouddha vivant symbolique, capable de nous montrer le véritable Bouddha vivant en chacun de nous. C'est sa seule fonction. Un petit tour et puis s'en va.
"576. Le disciple a écouté en silence les suprêmes instructions de son guru et, mû par un sentiment de vénération, Il se prosterne à Ses pieds ; puis, avec sa permission, il poursuit sa route, émancipé de toute sujétion.
577. Et le guru dont le mental a plongé dans l'océan de l'existence et de la Félicité absolues, part, Lui aussi, à l'aventure, en une direction opposée. Il va par le monde comme une torche purificatrice, car toute notion de différence est bannie de Son cœur."[1]
[Le plus beau fleuron de la discrimination (Viveka-cūḍā-maṇi) de Śaṅkara]
Pour certains, cela serait faire trop peu de cas. Ils aiment garder le gourou symbolique près d'eux, même après sa mort. Comme s'ils voulaient maintenir un monde figé. C'est bien beau un Bouddha vivant intérieur, mais si on ne le voit pas ! Un autre gourou, celui du transhumanisme, Ray Kurzweil qui a rejoint Google, pourrait aider les disciples désemparés à garder leur maître aimé près d'eux. C'est un siddha des temps modernes qui cherche à augmenter les capacités (siddhi) physiques, psychiques et, qui sait, spirituels, afin de faire de tout un chacun un vidyadhara immortel.  Le rêve d'Oḍḍiyāna enfin réalisé !

"The Heavenly Creature" dans "Doomsday Book" de Kim Jee-woon and Yim Pil-sung.

MàJ 30042014 Un nouveau recru : Droukchen Rinpoché



La statue de cire du Karmapa XVIème en 2016







MàJ 27/01/2017 Il n'y a que dans la bouddhisme tibétain où l'on peut poser avec sa statue de cire d'une autre vie...

Mahakala Puja 2017
Article (en anglais) sur la fabrication de statues de cire dans le bouddhisme tibétain. Tibetan waxworks of the living and the dead.

dimanche 30 mars 2014

Ceux qui ne voulaient plus servir la Déesse


Stèle de Qadesh

La déesse égyptienne Qadesh ou Qetesh, avait été importée de Syrie, durant le Nouvel Empire. Le fait qu’elle soit représentée de face semble montrer que c'est une déesse d'origine étrangère. Le nom Quadesh vient de la racine sémitique q-d-sh (hébreu : קדש)‎, qui signifie « sacré » ou « séparé ». Le mot sacré, s’oppose à profane et signifie « qui appartient à un domaine séparé, inviolable, privilégié par son contact avec la divinité et inspirant crainte et respect ».

Anahita révérée par Artaxerxes II Mnemon

Ses origines moyen-orientales et la représentation de Qadesh, débout sur un lion, suggèrent un lien avec la déesse Aredvi Sura Anahita (Arədvī Sūrā Anāhitā), la mère de Mithra, qui est représentée de façon similaire. Anahita est aussi rapprochée de la déesse sémitique Ishtar.
« Le Ve chapitre (Yasht) de l’Avesta, l'Hymne aux Eaux, invoque Anahita sous le nom de « celle qui hait les Daevas et obéit aux lois d'Ahura ». Le persan moderne a retenu la forme Nahid, utilisée entre autres pour nommer la planète Vénus. »
La représentation égyptienne est intéressante, car elle montre le double rôle de la Femme. Elle se tient entre deux dieux. A sa droite Min (qui semble très content de la voir), dont elle est l’épouse, est « le dieu de la fertilité et de la reproduction, il féconde la déesse du ciel tous les soirs pour donner naissance au disque solaire tous les matins, il est représenté comme "le taureau de sa mère". » A sa gauche le dieu d’origine cananéenne Reshep de la peste et de la guerre. Dans la main droite qu’elle tend vers Min, elle tient des lotus, et dans la gauche tendue vers Reshep des serpents. Reshep semble être l’équivalent de Nergal, le dieu du monde souterrain. Quadesh porte sur la tête les cornes et le disque solaire caractéristique de Hathor.


Il existe un premier compte-rendu écrit du culte iconique d’Anahita qui est de la main du prêtre Berosus, et qui date de 70 ans après le règne d’Artaxerxes II Mnemon. Selon Berosus, Artaxerxes II fut le premier à fabriquer des statues d’Anahita et à les installer dans les temples de son empire (Babylon, Susa, Ecbatana, Persepolis, Damascus et Sardis). Il aurait, selon Berosus, été le premier à faire des représentations iconiques des dieux. Il semblerait que l’édification des autels et de statues daterait du Vème siècle av. JC.[1] Artaxerxes II Mnemon fut d’ailleurs brièvement pharaon d'Égypte (-404 / -402).

Il semblerait que le terme qedesha (racine sémitique q-d-sh) est souvent traduit dans la bible hébreu par « prostituée du temple » avec un sens péjoratif. On se situe sans doute à une époque où il y avait une prise de conscience par rapport au culte de la Femme et du retour de la végétation, et où les rites associés furent considérés avec un œil plus critique. Un des thèmes principaux de l’Épopée de GilgameshDieu aux deux tiers, pour un tiers homme ») est sa lutte avec la Femme (Ishtar). Les habitants d’Uruk se plaignent auprès d’Elle du comportement de leur roi qui clame tous les jeunes hommes pour ses guerres et toutes les vierges pour son lit. Les dieux décident de créer un rival pour lui, Enkidu[2]. « Velu par tout le corps, Il a chevelure De femme, Drue comme ceux de la déesse des orges. Ne connaît ni peuple ni patrie. Vêtu comme Sumuqan (dieu des bêtes sauvages), En compagnie des gazelles, Il broute l’herbe, Avec les hardes, se presse au point d’eau ; Avec les bêtes il boit. » Un chasseur perçoit Enkidu, l’homme sauvage, et avertit Gilgamesh qui arrange une rencontre avec Shamhat, une prostituée du temple. Celle-ci séduira Enkidu, et au bout de sept jours passés avec elle, Enkidu aurait perdu de son animalité et par là son pouvoir sur les animaux. Shamhat aurait civilisé Enkidu en l'initiant aux rites sexuels de la déesse Ishtar.

Gilgamesh et Enkidu

Sur la tablette VI de l’épopée, Ishtar demande à Gilgamesh de devenir son époux en lui promettant l’opulence. « Non! Je ne veux pas de toi Pour épouse ! » « Pas un de tes amants Que tu aurais aimé toujours ! Pas un de tes favoris, Qui aurait échappé à tes pièges ! Viens ça, que je te récite Le triste sort de tes amoureux ! ».[3] Comme par exemple de Dumuzi… Gilgamesh se distancie du culte de la Femme. Pour se venger, Ishtar demande à son père Anu d’envoyer Gugalanna, le taureau céleste, qui causera une période de grande sécheresse. Gilgamesh et Enkidu réussissent à l’abattre (comme ils avaient déjà abattu le monstre Humbaba) et offrent son cœur à Shamash. Les dieux puniront Gilgamesh et Enkidu de l’assassinat de Humbaba et du taureau céleste. Enkidu trouvera la mort, et Gilgamesh est inconsolable.

« Gilgamesh fait constituer une statue d’Enkidu, d’or et de pierres précieuses ; il lui fait rendre les derniers hommages par toute la cité. Il a arraché ses beaux habits. Il fait vœux de laisser hirsute la peau de son corps et, revêtu d’une peau de lion, d’aller parcourir la steppe. Offrandes à Shamash. » Par la mort de son ami, son double, il prend conscience de sa propre mortalité et cherche à apprendre les secrets de l’immortalité en se rendant aux portes des Enfers (de Nergal).

Une autre preuve des tensions entre le culte de la Femme et le culte des Héros est l’épisode de la plainte d’Ishtar sur la perte du taureau céleste, quand Enkidu lui balance une patte du taureau à la figure.
« Mais lorsque Enkidu entendit
Ces paroles d'Ishtar,
II arracha une patte du Taureau,
Et la lui jeta au visage en disant :
« Si seulement je t'avais attrapée
Toi aussi,
Je t'en aurais fait autant !
Je t'aurais suspendu aux bras
Sa tripaille ! »
Alors Ishtar rassembla
Prostituées, Courtisanes et Filles-de-joie,
Pour faire une déploration
Devant la patte du Taureau ! »
De tous ces éléments, on a bien l’impression qu’il s’agisse d’une réforme du culte de la Femme (Vénus), sous la direction de prêtresses (Shamhat etc.), auquel participaient activement « Prostituées, Courtisanes et Filles-de-joie » et où un Taureau jouait un rôle important. La Femme (Shamhat) avait réussi à dérober l’homme sauvage Enkidu, en le civilisant et en le ramenant à Ourouk (center de la civilisation). Gilgamesh, le roi d’Ourouk, se méfie de l’activité d’Ishtar. Il fut témoin de ce qui arriva à Enkidu, et après sa mort, et ayant pris conscience de sa propre mortalité, il semble faire « pénitence » ou pratiquer une ascèse, en abandonnant son royaume et en menant la vie frugale d’un homme sauvage. Il semble vouloir mener la vie de son ami Enkidu. Il se rend aux Enfers pour y trouver des instructions sur l’immortalité. Et si c’était le point de départ de l’approche des renonçants (śramanera) ? Ou de systèmes plus patriarcaux comme dans la Bible.
Deutéronome 23:17 Il n'y aura aucune prostituée parmi les filles d'Israël, et il n'y aura aucun prostitué parmi les fils d'Israël.
23:18 Tu n'apporteras point dans la maison de l'Éternel, ton Dieu, le salaire d'une prostituée ni le prix d'un chien, pour l'accomplissement d'un voeu quelconque ; car l'un et l'autre sont en abomination à l'Éternel, ton Dieu.
Il semblerait que le mot pour désigner prostituée est kedeshah (קדש)‎, souvent rattachée à un temple. Cette pratique existait également dans le sud de l’Inde, où des filles appartenant à une lignée de devadāsī (servantes de la déesse), étaient mariées à leur adolescence à une divinité. Le Manimékhalaï, dont nous avions déjà parlé, raconte l’histoire d’une jeune courtisane, rattachée au temple de Champou/Parvati (l’Artémis ou la Cybèle locale) de la ville de Puhâr. Un autre livre (Cilappatikāram), plus ancien, avait raconté l’histoire de la mère de Manimékhalaï, Mādhavi, également une devadāsī, tout comme sa mère à elle, Chitrāpati. En tout, trois générations de servantes de la déesse. Les servantes de la déesse participaient activement aux fêtes en l’honneur d’Indra, tenues « dans le but de contrecarrer l’influence des planètes néfastes et des démons perfides ». Elles, ainsi que leurs activités au service des hommes de la ville[4], sont donc utiles pour le maintien de la société. Quand la plus jeune, Manimékhalaï, ne veut pas prendre part aux spectacles de danse et de musique des fêtes d’Indra, et veut devenir une nonne bouddhiste, sa grande-mère en est toute retournée.
« Pour une fille que sa naissance a destinée aux arts et aux plaisirs, devenir une ascète et pratiquer des mortifications sont des actes impies. Tous les lettrés et les sages te le diront et la population entière de la ville condamne Mādhavi sans pitié. Ce n’est pas vertu que d’agir à l’encontre des lois de la cité. Renonce à un comportement qui nous déshonore. »
Si sa petite-fille devenait une nonne bouddhiste, ce serait une déshonneur, un scandale… Mais ici aussi, les temps changent (les Jains et les bouddhistes sont très présents) et le culte de la Femme sera reformé.

***

[1] Source Herodote, Histories i.131.

[2] Gilgamesh sur la dépouille de son ami : « Enkidu, mon ami, ta mère une gazelle, Et l’âne sauvage, ton père t’ont engendré, toi : C’est le lait des onagres qui t’a élevé, toi, Et la harde te faisait découvrir tous les pâturages. »

[3] Source

[4] « Mâdhavi, aux bracelets d’or, avait étudié tous les arts que doivent pratiquer les filles de plaisir. Elle y avait atteint une perfection sans égal. Elle connaissait les deux sortes de danse, celle qui convenait pour le palais royal et celle destinée au public ordinaire, les poèmes mis en musique, l’art des attitudes (tukku) qui soulignent le rythme des mètres poétiques, les divers rythmes (tâla) et le jeu de la harpe (yâl) que l’on accorde selon les modes. Elle savait par cœur les poèmes chantés durant les danses et avait maîtrisé le langage des gestes (mudra) par lesquels on peut exprimer l’amour (akam), la vertu et la gloire (puram), le jeu du grand tambour et la manière d’ajuster la tension de la peau pour en régler le son, le jeu mélodieux de la flûte mais aussi l’art de jouer de la balle et celui de préparer des plats selon les meilleures recettes de cuisine, la préparation de poudres parfumées de diverses couleurs, les manières de prendre des bains durant diverses saisons, les soixante- quatre postures du corps dans les jeux de l’amour, l’art de prévenir les désirs des hommes, l’art de parler de façon charmante, de se cacher pour mieux exciter ses amants, d’écrire élégamment avec un roseau taillé, de faire de superbes bouquets avec des fleurs choisies selon leur forme et leur couleur, le choix des vêtements et des bijoux selon les circonstances, l’art de façonner des colliers de perles ou de pierres précieuses.
Elle avait étudié aussi l’astrologie et l’art de mesurer le temps et d’autres sciences analogues, les arts du dessin et de la peinture, tout ce qui, selon les livres, fait partie du métier de courtisane accomplie. »
Alain Daniélou, pp. 32-33

jeudi 27 mars 2014

Points de vue



Une des doctrines caractéristiques du jainisme est sa théorie relativiste de la connaissance ou des points de vue (naya) multiples (anekāntavāda). Le fameux exemple des six (5 sens & mental) ou sept (les sept naya ou les sept bhaṅgi ?) aveugles décrivant un éléphant (la réalité) selon la partie de l’éléphant qu’ils touchent vient d’ailleurs des jains. Cette doctrine est exposée notamment dans le Sūtra Tattvārtha attribué à Umasvati, qui daterait du IIème siècle au plus tard. Cette doctrine est appelée encore nayavāda, naya signifiant « point de vue ». Elle enseigne sept catégories de points de vue. Toute connaissance est pragmatique et s’appuie sur l’évidence sensorielle et les abstractions.

Voici comment McEvilley[1] présente les sept points de vue.

(1) Naigamanaya ou le point de vue téléologique : une personne qui allume un feu ne dit pas « j’allume le feu », mais « je fais à manger ».

(2) Saṃgrahanaya, le point de vue du général qui souligne l’universel tout en excluant le particulier. Un jain critiquerai la Théorie des idées de Platon comme accordant trop d’importance au point de vue catégoriel, tout comme il le fait pour de nombreuses théories des Upaniṣads.

(3) Vyavāhāranaya, le point de vue du particulier ; toute forme de réalisme, comme celle des « Materialistes » (carvaka), qui refuse de dépasser les données sensorielles, pour aboutir à des généralités déduites, est un exemple de l’erreur qui consiste à mettre l’accent sur le point de vue particulier.

(4) Ṛjusūtranaya, le point de vue du moment ; ce point de vue ne considère une chose telle qu’elle apparaît à un moment donné, sans égard au passé et au futur. Par exemple, un acteur qui joue le roi, sera pris pour le roi. La doctrine bouddhiste de l’instantanéité est considérée comme un cas où trop d’importance est accordée à ce point de vue.

(5) Śabdanaya, le point de vue des synonymes. Il s’agit de confondre un sens ou usage d’un mot avec un autre. Cela ressemble à l’idée de Wittgenstein d’utiliser ou d’interpréter un mot qui se prête à un certain jeu de langage, tout en ayant l’impression de jouer un autre jeu de langage. Ce point de vue avait été formulé comme une critique des Śabdadvaitavādins.

(6) Saṃabhirūdhanaya, le point de vue étymologique : il consiste à considérer les synonymes comme étant distincts, puisque l’on perçoit leur étymologie comme étant distinct.

(7) Evaṃbhūtabhūtanaya, le point de vue de conformité. Si le même objet adopte une autre attitude dans différentes circonstances, il devrait être désigné de manière différente. Par exemple quand un héros cesse de se comporter comme un héros, il devrait être désigné différemment.

Le nayavāda, comme une sorte de philosophie critique, considère que quasiment toutes les disputes philosophiques sont le résultat d’une confusion de points de vue et que les points de vue que nous adoptons, même si nous nous n’en rendons pas compte, sont le résultat des objectifs que nous nous sommes fixés. Cette théorie semble assez proche du madhyamaka de Nāgārjuna, où il s’agit également de ne pas s’investir dans aucun point de vue (sarva-dṛṣṭi-prahāṇāya), qui ne peut être que partiel.

Cette théorie des sept points de vue constitue une panoplie d'outils intéressants, qui permet la critique de toute exacerbation des points de vue de l'universel, du particulier, du moment présent...  

Le nayavāda utilise aussi une série de sept affirmations (« sept vêtements de la réalité »), qui semblent être un développement du septième naya ci-dessus.

« Ainsi, lorsque l'on décrit une chose, on peut faire, sur la base du sapta-bhaṅgi-naya qui est la formulation du concept des points de vue multiples: le nayavāda. Ainsi sept affirmations ou propositions, qui paraissent et contradictoires, peuvent être faites en parlant de la même substance. L'humain peut dire :
« par certains côtés, c'est »: cette affirmation est le syād-asti,
« par certains côtés, ce n'est pas »: cette négation est le syād-nāsti,
« par certains côtés, c'est et ce n'est pas »: cette affirmation et cette négation sont le syād-asti-nāsti,
« par certains côtés, c'est indescriptible »: ce résumé est le syād-avaktavya [T. brjod du med pa],
« par certains côtés, c'est, et, c'est indescriptible »: une combinaison de deux propositions précédentes, appelée; le syād-asti-avaktavya,
« par certains côtés, ce n'est pas et c'est indescriptible »: une autre combinaison, le syād-nāsti avaktavya,
« par certains côtés, c'est et ce n'est pas, et c'est indescriptible »: une combinaison de trois propositions précédentes: le syād-asti-nâsti avaktavya.
Ces diverses propositions peuvent être comprises au moyen d'un exemple : un homme est le père, n'est pas le père, et est les deux, sont des énoncés parfaitement intelligibles, si l'on comprend le point de vue à partir duquel ils sont exprimés. Par rapport à un certain garçon, cet homme est le père, par rapport à un autre il n'est pas le père, et par rapport aux deux, pris ensemble, il est le père et il n'est pas le père. Comme les deux idées ne peuvent s'exprimer par des mots en même temps, on peut dire qu'il est indescriptible, etc.

Ces sept propositions peuvent être exprimées à propos de la nature de la Terre, de l'identité et de la différence, etc. et de n'importe quel objet. Les philosophes jaïns estiment que ces sept façons d'affirmer donnent ensemble, une description adéquate de la réalité.

L'anekantavada vise à coordonner, à harmoniser et à synthétiser les points de vue individuels dans un énoncé d'ensemble : comme la musique, il mêle les notes discordantes pour réaliser une parfaite harmonie dans un but d'éclairer l'esprit du croyant vers ce qui est véritable. Le croyant doit ainsi adopter une attitude où la tolérance prévaut
. » Source : Wikipedia


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[1] Auteur de "The Shape of Thought". En s’appuyant sur A Comparative Study of the Jaina Theories of Reality and Knowledge de Y. J. Padmarajiah.

mercredi 19 mars 2014

Manimékhala à Pompéi ?


Pied de table représentant une nymphe sylvestre indien, retrouvé à Pompéi (1er siècle), conservé à Naples (Museo Archeologico)

En surfant sur le Net, on tombe quelquefois sur de très belles surprises. Prenons par exemple ce pied de table sculpté, retrouvé dans un villa de la Rue de l’abondance (Via dell’Abbondanza) à Pompéi. Il représente une yakṣī et daterai du 1er siècle. La posture de la yakṣī est celle d’une nymphe sylvestre (śālabhañjikā) et ressemble à celle de la mère du futur Bouddha au moment de l’accouchement. Les liens entre l’empire romain et l’Inde passèrent par le port égyptien de Bérénice (Berenike) sur la Mer rouge.


« Bérénice connut un regain d'activité vers la fin du 1er siècle, avec le développement du commerce de l'Inde et l'accroissement de la taille des navires marchands. » (Wikipedia). Les romains importaient entre autres du bois noir ébénier de l’Inde.
« L’Inde est seule à produire le noir ébénier, les Sabéens sont seuls à voir naître la tige qui porte l’encens. Te parlerai-je du bois odorant qui distille le baume, et des baies de l’acanthe toujours verte ? [2,120] Des bois des Éthiopiens qui blanchissent sous un mol duvet ? De la façon dont les Sères enlèvent aux feuilles à coup de peignes leur menue toison ? Ou des bois sacrés que l’Inde porte près de l’Océan, aux extrêmes confins du monde, où jamais aucune flèche n’a pu atteindre d’un jet l’air qui baigne le sommet d’un arbre; et pourtant ce peuple n’est pas en retard lorsqu’il a le carquois à la main. » Virgile, Georgiques, livre ii : Les arbres et la vigne
Un court article (en anglais) sur le trafic de cette route des épices par R. Krishnakumar.

Un extrait d’un article d’Arputhrani Sengupta (Associate Professor, Dept. of History of Art, National Museum Institute, New Delhi, India), intitulé « Narrative in Tamil Epic (Second Century AD): Transmission of Myth », dans lequel est publié la photo de notre nymphe sylvestre, et la mention qu’il s’agirait (?) de la déesse Manimékhala de la mer (d’après laquelle notre danseuse Manimékhalaï fut nommée). Ce n’est pas tout. Le poète romain Virgil y est accusé de fabriquer un mythe historique en identifiant la déesse Manimékhala à Vénus…[1] Si quelqu’un connaît le passage de l'Énéide auquel pourrait faire référence le professeur Sengupta, je serai très heureux de l’apprendre.

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[1] « One famous example of deliberately fabricated historical myth is the Roman poet Virgil's epic elaboration in the Aeneas, in which Venus shares her identity with goddess Manimekala. This must be viewed against the fact that there is no record of either literature or comparable arts in India prior to the Christian era. At the dawn of a new era the sub-continent was apparently a pristine paradise perched at the very end of the then known world. Innovations in Tamil and Sanskrit literature datable to the early Christian era are thus probably unsurpassed in history. They contain a landscape constructed by received knowledge, of travelers' tale and of 'family resemblance', which serve to locate zones of identity and zones of discrepancy. Description of a crystal or glass pavilion, murals in stucco, wall painting and life-like sculpture in Manimekalai are proof of Mediterranean influence in India. This is confirmed by literary allusion to numerous Greeks in India identified as Yavana from Yavanapura or Alexandria. The Greek connection apparently included Pompeii, where an ivory statuette in early Buddhist style was recovered from a merchant's house on the "via dell' Abbondanza". [Arputhrani Sengupta, Associate Professor, Dept. of History of Art, National Museum Institute, New Delhi, India, "Narrative in Tamil Epic (Second Century AD): Transmission of Myth"] » Source

Les deux aspects d'une religion : ordre social et salut


Mahākāla à six bras, avec quelques génies dans son entourage

Dans le monde du Manimékhalaï, composition bouddhiste, les dieux et les génies sont omniprésents, pour maintenir les lois et l’ordre social ensemble avec les rois. Dans cette société, il n’y a pas de séparation entre fait religieux, fait social et fait politique. Tout cela constitue un ensemble. Même les « sciences » sont du domaine des dieux et génies. Les dieux et les génies savent tout, tandis que les humains, y compris les rois, tentent de comprendre et de faire au mieux. L’ordre social est maintenu grâce à la loi qui lie les dieux, les génies, les rois et les sujets. Si les humains échouent, les dieux et les génies sont là pour rectifier le tir. Cela est vrai, toutes sectes confondues, exceptés peut-être les matérialistes (bhūta-vādin). Toutes les autres sectes, y compris les bouddhistes, en bon sujets, honorent les dieux et les génies qui aident les rois à maintenir l’ordre. Honorer les dieux et les génies, cela veut dire leur offrir ce leur est dû, en vertu de l’accord « social » qui lie les différentes parties.


Dans le Manimékhalaï, le prince Udayakumāra de Chola tombe amoureux de la jeune ex-courtisane Manimékhalaï, qui s’est convertie au bouddhisme et qui est devenue une ascète. Fou de désir, il tente de la violer, mais elle s’enferme dans un pavillon, et s’échappe par un miracle. Quand le prince la revoit à une autre occasion, Manimékhalaï, qui a des pouvoirs miraculeux, se transforme en la femme d’un vidyādhara (génie magicien). Dans le monde de Manimékhalaï, les dieux et génies peuvent prendre la forme d’humains ordinaires et se promener ainsi dans les villes. Impossible de savoir qui est qui. Quand le prince approche Manimékhalaï, transformée en la femme du vidyādhara, ce dernier coupe le prince en deux avec son épée. Si l’on ne croit pas en l’existence de génies capables de prendre une forme humaine, qui a bien pu assassiner le prince ? Le narrateur explique que le vidyādhara s’était trompé, mais que le prince n’a eu ce qu’il méritait. La loi de la cité était donc respectée. Son père, le roi, déclara lui-même :
« Ce vidyādara, un homme de commun, mérite notre gratitude pour avoir infligé un juste châtiment au prince débauché, me libérant ainsi de l’obligation de le faire moi-même. » (p. 183)
Ailleurs dans le Manimékhalaï (p. 175), on raconte l’histoire d’un fils naturel du roi Kantan de Chola. Ce roi avait un fils naturel, nommé Kakanda, avec une courtisane, et qu’il fit le roi (manque de fils légitime) pour partir en mission. Kakanda tombe amoureux d’une femme de brahmane. Celle-ci en étonne, s’estimant vertueuse et fidèle à son époux. A la jonction des quatre avenues de sa ville, elle va trouver la statue du génie protecteur de la ville.

« Je ne crois pas avoir manqué à mes devoirs envers mon époux. Comment se peut-il que j’aie trouvé soudain une place secrète au fond du cœur d’un étranger ? Je suis entrée dans le mariage pensant être une de ces femmes dont la vertu est si grande qu’elles ont le pouvoir de faire tomber la pluie en cas de besoin. Je ne comprends pas quelle faute j’ai pu commettre pour mériter ce qu’il m’advient. Génie, toujours présent au croisement où se joignent les quatre avenues ! J’ai entendu les sages de la ville affirmer que tu enchaînes avec ta corde les gens de mauvaise conduite, même s’ils agissent en secret, et que tu les dévores. As-tu renoncé à ton rôle puisque tu ne me fais aucun mal ? ” Parlant ainsi, elle se mit à pleurer à grand bruit aux pieds de la statue. »

« Le fameux génie apparut alors devant elle et lui dit :

Jeune femme pareille à une liane ! Je crois que tu n’as pas compris le sens des paroles du barde divin lorsqu’il dit que les nuages de pluie obéissent aux ordres de ces femmes qui, même si elles ne vénèrent pas les dieux, n’entreprennent leurs travaux quotidiens qu’après avoir vénéré leur époux. Tu es habituée dans la vie à croire à des légendes et tu te complais dans de ridicules histoires. Ta dévotion envers les dieux consiste surtout à aller dans les fêtes, où sonnent les tambours aux peaux ten¬dues par des lanières, pour entendre de la musique et regarder des danses. De plus, tu vénères bien d’autres dieux que ton époux. Ne te fais donc pas d’illusions, brave femme ! Tu n’as pas le pouvoir de commander aux nuages ni de réduire en cendres le cœur des étrangers qui s’éprennent de toi. Il te faudra changer toutes tes habitudes si tu veux que la pluie obéisse à tes ordres. La corde que je tiens ne servira pas à te lier et mes armes ne te puniront pas ainsi qu’il advient aux femmes qui se laissent aller à toutes leurs fantaisies. Tu n’as pas à te reprocher la méconduite du prince. La loi donne au roi sept jours pour rendre la justice et pour châtier les criminels. S’il manque à ses devoirs, c’est à moi que revient la tâche de punir les coupables. Jeune femme pareille à une liane ! Ne t’inquiète pas. Dans sept jours, à partir d’aujourd’hui, le roi Kakanda, quand il apprendra la méconduite de son fils, et si celui-ci n’a pas su se défaire du désir que tu lui inspires, le fera mettre à mort. ”

« C’est ainsi que parla le génie infaillible et, comme il l’avait prédit, le roi, quand il apprit l’inconduite du prince envers une brahmane, le décapita de sa propre main. »

Les génies se tiennent dans les carrefours et aux limites du territoire et surveillent la conduite des différents membres de la société, y compris les princes. La corde, le lasso, qu'ils tiennent sert à ligoter ceux qui enfreignent la loi. Si le roi, ou la loi, ne punit pas les méchants, les génies du territoire s’en chargeront, quitte à prendre une apparence humaine pour ce faire… C’est comme une invitation ouverte à tous les candidats vengeurs masqués. La justice des génies est anonyme, une loi de la populace, voire l’opinion publique (p. 178).

Le Bouddha et les bouddhistes, en bon sujets, ont ainsi pu remplir leurs obligations « sociales », en participant au culte des dieux et des génies, de façon officielle ou individuelle. Le Bouddha aurait pu déclarer qu’un bon bouddhiste, doit aussi être un bon citoyen, accomplissant tous ses devoirs envers le roi, les dieux, les ancêtres, et les cultes associés à ceux-ci. Comme de notre époque, il aurait sans doute pu recommander d’être un bon citoyen et d’obéir aux lois. Quand les mœurs changent, un bouddhiste changerait les siens, pour rester en accord avec la société dans laquelle il vit.[1] Les mœurs et les cultes changent et sont impermanents, ce qui permet de se libérer (mokṣa) l’est un peu moins. On pourrait dire que c’est le Saddharma.

Il y a donc deux types de loi, la loi de la cité, qui comprenait dans le passé le culte des dieux et génies mondains, et le Saddharma, la loi qui conduit au salut. La loi de la cité devait faire autorité, et inspirer le respect aux sujets. Même si des actes répréhensibles passaient inaperçus et que le roi (la loi) les ignorait, il y avait toujours les génies pour punir les méchants. Dans le passé, quand le bouddhisme « indien » était transmis à une autre civilisation, les deux aspects étaient transmis sans distinction. La partie « loi de la cité » était adaptée au niveau local. Pour qu’elle puisse inspirer de l'autorité, il fallait que les génies locaux, y figuraient aussi et y participaient.

Dans notre société postmoderne, la croyance en les dieux, les génies, les ancêtres etc. disparaît. Dans nos cités, d’autres éléments ont pris la relève du rôle des dieux et des génies pour faire respecter la loi. Les cultes et les rituels associés aux dieux et génies d’antan n’ont donc plus de raison d’être. L'ordre social est géré autrement. Nous n’avons plus besoin de la magie antique. Au moment de la transmission du bouddhisme en occident, toute la partie correspondante à cet aspect sociétal, n’est d’une aucune utilité (sauf anthropologique) par rapport au Saddharma. Il reste que les deux lois avaient leurs articulations et jonctions propres. Il faudrait donc refaire les articulations et les jonctions entre la société moderne et le Saddharma. Vaste projet.

***

[1] Il existe une histoire d’un roi bodhisattva d’un pays qui est en guerre. L’ennemi a empoisonné tous les points d’eau, et toute la population a perdu la tête, à l’exception du roi dont le puits était gardé. Le roi, afin de pouvoir rester le guide de son peuple, décide de boire lui aussi des puits qui le rendront fou.

lundi 17 mars 2014

Dépasser les tantras (par le Milieu)


Vārāhī sans tête (Chinnamuṇḍā Vārāhī). Notez comment les cheveux restent en place

La tradition tibétaine considère que le tantrisme (mahāyoga[1]) dans sa forme la plus complète est originaire d’Oḍḍiyāna, où le Bouddha sous son aspect de Vajradhara enseigna le Guhyasamāja (tantra-racine) au roi Indrabhūti. Ce tantra fut traduit en chinois (après 746) au huitième siècle par le moine sogdien (Uzbekistan) Amoghavajra (705–774). En 741, tous les moines étrangers furent expulsés de la Chine, et Amoghavajra partit avec quelques compagnons en pèlerinage à Sri Lanka, l’Asie du Sud-est (la « Méditerranée bouddhiste » schéma en haut de page) et en Inde, où il rencontra Nagabodhi (le maître de son maître Vajrabodhi), auprès de qui il étudia le Sarva-tathāgata-tattva-saṃgraha (Tattva-saṃgraha, T. 865), dont la première partie fut traduite en chinois en 754. Amoghavajra avait ramené de sud de l’Inde 18 textes (parmi lesquels aussi le Guhyasamāja), considérés comme le système du yoga Vajraśekhara. Il faut rester prudent, car comme le souligne Michel Strickmann[2], pas moins de 175 traductions furent attribuées à lui et son équipe de traducteurs, parmi lesquels de nombreux apocryphes.

Le Tattva-saṃgraha semble[3] avoir été le point de départ de nombreux autres tantras comme le Guhyasamāja, le Sarvabuddhasamayoga et le Guhyagarbha, bref du mahāyoga. Le Tattva-saṃgraha est le premier texte, selon Weinberger, à présenter l’éveil du Bouddha dans des termes tantriques et à raconter la subjugation de Maheśvara par Vajrapāṇi. Nagabodhi, auprès de qui aurait étudié Amoghavajra, fut un élève de Nāgārjuna le siddha, à qui l’on attribue la diffusion du Guhyasamāja. Il existe également une deuxième transmission (T. ye shes zhabs lugs) qui est attribuée à Buddhajñānapāda/Buddhaśrījñāna (T. sangs rgyas ye shes zhabs), qui aurait aussi été un des maîtres de Vimalamitra de l’école des Anciens.

La transmission que l’on fait remonter à Nāgārjuna le siddha, Nagabodhi (Amoghavajra pour la transmission chinoise) etc. doit avoir son origine dans la région de ses deux maîtres, à Amaravati/ Dhānyakaṭaka (près de l’actuel Vijayawada), dans l'Andhra Pradesh, le « sud de l’Inde ». Le pèlerin chinois Xuanzang (Hsuan-tsang, c. 602–664) avait visité Oḍḍiyāna, et n’y avait vu aucune trace de tantras, de ḍākinī et autres siddhas. En revanche, il avait constaté de nombreux monastères en état de délabrement. Et cela à la veille de l’arrivée des Huns. Sans doute sur le conseil de son maître Vajrabodhi, Amoghavajra et ses compagnons s’étaient rendus en Inde du sud pour y rencontrer Nagabodhi, disciple de Nāgārjuna le siddha, afin d’apprendre les dix-huit textes du yoga Vajraśekhara.

Les tibétains, à commencer par Tsongkhapa, considèrent le Guhyasamāja comme un tantra-père, qui focalise sur le corps illusoire (T. sgyu lus) et les méthodes permettant de les transformer en le triple corps du Bouddha. Ces méthodes consistent en les divers yogas qui développent le corps subtil avec ces canaux et énergies subtils, associés au culte de Guhyasamāja. Les tantras-mère (Yoginī) mettent l’accent sur la Lumière rayonnante et l’accès à la plénitude universelle par le canal médian.

Le Hevajra-Tantra est considéré comme une tantra-mère, ou comme un tantra non-duel. Il est apparu vers la fin du 9ème ou au 10ème siècle en Inde oriental.[4] Selon les tibétains, la phase de génération de ce tantra a été transmise par le biais de Ḍombi Heruka, Kāṇha, Saroruhavajra et Kṛṣṇapaṇḍita. Ḍombi Heruka est aussi l’auteur du Sahajasiddhi (n° 2223) qui reprend textuellement des vers du Hevajra-Tantra (HT). Ce texte commence par un hommage à Śrī Vajradākinī et promet de venir en aide aux êtres, en expliquant comment établir le Naturel (sahaja), en dépassant les sacrifices du feu (homa), les offrandes et les épreuves ascétiques et en s'abstenant des pratiques préparatoires (ādhikarmaka).[5] La Plénitude universelle (mahāsukha) se situe dans le corps, pas dans le corps ordinaire individuel, séparé de l’univers, mais le corps véritable qui est la Nature (Śrī Vajradākinī), sans extérieur ni intérieur. Pour actualiser ce corps véritable et sublimer le corps individuel, ce Sahajasiddhi propose le yoga du Caṇḍalī (T. gtum mo), l’équivalent bouddhiste du kuṇḍalinī et associe le yoga sexuel à l’ascension des cakras (quatre moments, quatre joies…). C’est un travail plus intérieur dans sa phase d’achèvement, mais qui s’inscrit toujours dans un culte de la divinité Hevajra et sa parèdre. Davidson semble penser que les premiers pas vers ce nouveau type de phase d’achèvement avait été initié par les maîtres Buddhajñānapāda (l’autre transmission du Guhyasamāja) et Padmavajra.

Dans le prolongement du Sahajasiddhi de Ḍombi Heruka, mais en plaçant cette pratique au cœur de la vie et dans toutes les circonstances de la vie, Lakṣminkāra propose de ne plus faire de distinction entre le pur et l’impur dans son Advayasiddhi. Le texte montre comment pratiquer les Séquences (krama) par l’impur, le Naturel dépassant le pur et l’impur, en faisant fi de toutes les méthodes habituelles. L’adepte cherchera intentionnellement l’impur et le transcendera par l’accès au Naturel. En cela, il enfreint même les prescriptions tantriques de la recherche d’une mudrā qualifiée.

« C'est avec sa propre mère, soeur,
Fille et petite-fille
Que celui qui connaît le yoga rituel (puja) de la Sagesse (prajñā) et de la Science (upāya)
Fait son culte.
C'est avec des femmes estropiées de basse caste,
Des ouvrières, ainsi qu'avec des bouchères
Qu'en méditant la gnose fulgurante (jñāna),
Il doit faire le culte du Féminin.
[Pour tout cela, il manie la formule Oṃ Ah Huṃ
Ces actes insupportables aux yeux du monde
Et qui ont un effet d’enchaînement
Permettent à celui qui possède la Science (upāya-sahita)
De se libérer des liens du monde. »

La Lakṣminkāra de l’Advayasiddhi est une vraie punk. Ce texte a-t-il véritablement été écrit par une femme ? Elle semble plutôt s’adresser aux hommes. Ce passage semble avoir inspiré au Révélateur (gter ton) Orgyan las’phro gling pa (1586-1656) l’anecdote dans laquelle Lakṣminkāra est réprimandée par son père d’avoir été la parèdre de son frère Indrabhūti. Pour prouver son « innocence », ou plutôt son dépassement de l’impur, elle se serait tranchée la tête, et promenée dans la ville en montrant que du sang blanc s’écoulait de ses veines. On l’appelait désormais Chinnamuṇḍā Vārāhī (T. phag mo dbu bcad ma). [6] Rien de tel ne transparaît dans les vies roi Indrabhūti et de sa soeur Lakṣminkāra dans les Vies des 84 Mahāsiddhas d’Abhayadatta (XI-XIIème siècle). Il y a cependant bien une tête tranchée dans l'histoire de la mahāsiddhā "femme maltraitée" Mekhalā. 

Une nouvelle phase semble être franchie avec le cycle du Sahajasiddhi attribué au roi Indrabhūti d’Oḍḍiyāna et à sa sœur Lakṣminkāra. Le texte-racine est attribué au roi Indrabhūti et le commentaire à sa sœur Lakṣminkāra. Les Vies des 84 Mahāsiddhas suggèrent déjà que c’est Lakṣminkāra qui met en pratique le système d’Indrabhūti, qui l’admire avant d’abdiquer et de se mettre à le pratiquer aussi, mais de façon royale. Dans le Commentaire du Sahajasiddhi (Sahajasiddhi-padhhati), attribué à Lakṣminkāra, c’est elle qui transmet la méthode du Naturel à son frère. C’est elle qui instruit son frère le roi.

L’attribution de ce texte à notre duo royal d’Oḍḍiyāna voudrait que ces deux textes soient originaires d’Oḍḍiyāna et composés à l’âge d’or des tantras, par un certain roi Indrabhūti. Idéalement celui-là même qui aurait reçu le Guhyasamāja (8ème siècle), ou un de ses descendants. Mais vu son contenu et sa terminologie, ils cadreraient bien avec le message d’Advayavajra. Les textes avaient été traduits par le traducteur tibétain ’Bro lotsāva Shes rab grags (Prajñākīrti), surtout connu par ses traductions du Kālacakra-Tantra avec le paṇḍit cachemirien (brahmane) Somanātha, qui était allé au Tibet dans la deuxième moitié du 11ème siècle. Ce couple avait traduit 9 textes (410 feuilles recto verso) du Kālacakra ainsi que le texte-racine du Sahajasiddhi attribué au roi Indrabodhi. La traduction du Guide du Naturel est de ’Bro lotsāva Shes rab grags seul. Ce traducteur avait par ailleurs rencontré Maitrīpāda au Népal (Patan), pour finir sa traduction du commentaire du Hevajra Tantra.

Quelle est la méthode proposée par ces textes pour actualiser le Naturel ? Qu’il n’est plus nécessaire de faire l’ascèse de l’impur pour le transcender.

« La perception (pratyakṣa) sans représentation (nirvikalpa)
A été révélé par le Vainqueur comme l'état foncier du mental. »[7]

« De ce fait, Il est trouvé sans effort
Sans hésitation et sans représentation. »[8]

« Il peut venir par le biais des Séquences (krama) de Vajrapāṇi
Où bien, il est trouvé à l’aide d’une transmission aurale
C'est selon une tradition spécifique de l'éveil
Que le maître fera traverser les êtres.
Mais [le Naturel] n'a ni méditation ni méditant
En utilisant sans cesse des représentations (vikalpa)
La qualité essentielle cultivée conceptuellement
N'est qu'une méthode (sādhana) pour produire des pouvoirs (siddhi).
Le yogi qui l'imagine sous toutes ces formes
Imagine cela où il n'est pas.
A ce propos :"Tant qu'il y a des représentations (vikalpa)
Tout sera mensonger
"
L'essentiel (S. tattva) non représenté (nirvikalpita)
Tel quel, est la réalité authentique. »[9]

***

[1] Ou encore Anuttarayoga Tantra (bla na med pa'i rgyud)

[2] Mantras et mandarins, p.80

[3] The Significance of Yoga Tantra and the Compendium of Principles (Tattvasa˙graha Tantra) within Tantric Buddhism in India and Tibet de Steven Neal Weinberger

[4] Davidson, 2005, p. 41

[5] sems can rnams la phan gdags phyir// lhan cig skyes grub bshad par bya// sbyin sreg mchod sbyin dka' spyad 'das// dang po'i las can spangs pa rnams// lhan cig skyes pa'i dngos rang bzhin// de nyid grub pa rtag tu bshad//

[6] Elizabeth English, Vajrayogin, pp. 101-102 http://tinyurl.com/q789nvk

[7] rtog dang bral zhing mngon sum pa// rgyal bas yid kyi nang gnas gsungs//

[8] des na 'bad pa med par thob// the tshom med cing rtog med pa//

[9] phyag na rdo rje'i rim las 'ongs//
rna ba las ni rna bar rnyed//
gang la byang chub gzhung gnas pa//
bla ma de yis 'gro ba sgrol//
bsgom bya sgom byed 'brel ba'am//
yang dang yang du brtag pa ni//
rtog pas bsgom pa'i bdag nyid kyis//
dngos grub don du sgrub pa'i thabs//
de kun rtag tu rnal 'byor pas//
dor ba nyid du yongs su brtag_/
de bzhin du'ang*/

ji srid ji srid rnam rtog pa//
de srid thams cad kun nas rdzun//
gang zhig de nyid ma brtags pa//
de bzhin yang dag de bden pa//

dimanche 16 mars 2014

Capricorne, poisson, crocodile et makara


Tête de Makara, Chine, dynastie Qi du Nord (VIe siècle)

« Le makara (en sanskrit : मकर) est un animal aquatique du bestiaire mythologique de l'Inde. Il s'agit d'une créature ayant à la fois une petite trompe l'apparentant à l'éléphant de mer, la denture du crocodile et une queue de poisson. » Dans de nombreux pays de l’Asie du Sud-Est, le makara correspond au signe zodiaque du capricorne, moitié makara (crocodile, T. chu srin), moitié « capricorne » (S. mṛga[1]), et dont la planète est Vénus.

Dans toutes les sphères anciennes, le capricorne était un demi poisson, annonçant le débordement du Nil, selon Charles François Dupuis. Ce dernier rappelle aussi que le capricorne fut « l’emblème solsticial » et explique que le nom makara viendrait du grec pour désigner l’oxyrinque (oxyrhynchus), le poisson-éléphant, que les romains appelèrent gladiolus et les grecs macaira ou épée. C’est l’oxyrinque qui avala le sexe d’Osiris, quand son corps fut découpé en 14 morceaux par Typhon/Seth. Pour reconstituer le corps d’Osiris, Isis devait faire appel à la magie pour remplacer le Phallus. L’oxyrinque est représenté quelquefois avec des cornes et un disque solaire, ce qui semble suggérer qu’il transporta le dieu-soleil, tout comme Hathor le transporta entre ses cornes sur la barque qui le conduisit à travers le monde souterrain vers l’orient.

On peut se demander si la barque de la bague minoenne pourrait être une combinaison de l’oxyrinque/« capricorne » porteur du disque solaire et de la barque de Hathor, portant le dieu-soleil entre ses cornes. Comme le dit Dupuis, dans l’astrologie, le capricorne (gazelle/antilope[2] ou monstre marin ou les deux) est associé à la Femme (« Vénus ») et au solstice annonçant le débordement des fleuves et le retour du soleil.

Les capricornes des sceaux ont alors peut-être un lien avec la maison zodiacale du capricorne, la Xème maison du parcours du soleil, correspondant au début de l’hiver. Vénus entre dans la maison du Capricorne fin novembre et en sort début mars. Le soleil entre dans la maison du capricorne, juste avant son retour (solstice d’hiver), après quoi Vénus (étoile du soir) rétrograde, semble disparaître en se rapprochant du soleil et réapparaît en mi-janvier comme l’étoile du matin.

Comme les bagues-sceaux sumériens, minoens et de Harappa (vallée de l’Indus) se ressemblent, on pourrait faire comme si elles racontaient la même histoire, et essayer de déceler qu’elle pourrait être cette histoire commune. Qu’est-ce qui justifie ce traitement commun ? Il s’agit du même ciel avec les mêmes astres, saisons, cycles etc. dont l’homme a tenté de percer le mystère et qu’il a attribué à l’œuvre de dieux. Ces dieux ont des noms et des apparences différentes, même au sein d’une même civilisation. Mais les thèmes de l’histoire, même s’ils sont variables eux aussi, semblent partager des grandes lignes similaires, où les rôles principaux sont joués par la Femme/Vache/Nature et le Taureau/Soleil.

Retour à Knossos, pour une phase intermédiaire de l’Histoire du Taureau/Soleil.
« Les Minoens ont personnifié la végétation par un enfant divin ou un Jeune Dieu, qui meurt et ressuscite tous les ans. De même, la puissance créative de la nature prit les traits de la Grande Mère, qui apparait comme une femme portant son enfant dans les bras et aussi comme l'épouse du Jeune Dieu. Le Mariage sacré, l'union de la déesse et du dieu (qui meurt habituellement peu après son mariage) symbolise la fertilisation de la terre. » (Wikipedia)

Sceau sumérien

Le Soleil n’est pas vénéré pour le fait d’être l’astre principal, mais pour les bienfaits qu’il accorde par sa lumière et sa chaleur, quand il est au sommet de sa puissance. Chaque saison de bienfaits est alternée par une saison de froid et d’obscurité, avant que soleil fasse son retour. Quand le dieu-soleil se repose ou est en enfance, la Femme prend soin de lui et le nourrit. Quand il est dans la force de l’âge, la Femme sera son épouse, et leur union donnera tous les bienfaits aux humains. Quand il meurt, la Femme guide sa barque dans le monde souterrain et le conduit au sommet en orient, pour « Sortir au Jour » et se lever de nouveau. C’est le titre du Livre des morts égyptien, « Livre pour Sortir au Jour ».

Petite digression, l’épisode du Minotaure dans la civilisation mycénienne correspond peut-être à une prise de conscience de l’animalité/monstruosité du dieu-soleil, représenté comme le Taureau, et précède sa représentation comme Zeus. C’est peut-être le passage du dieu animal vers le dieu anthopomorphe. Tout d’un coup, ce qui avait été considéré normal, car interprété selon un sens symbolique ( ?) pendant des siècles ne l’apparaît plus, et est dépeint comme une déviation. Voici l’épisode telle qu’elle fut racontée par le pseudo-Apollodore (III, 1, 2) :

Pasiphaé et le Minotaure.

« Le roi de Crète Astérion étant mort sans enfants, on refusa à Minos le royaume auquel il prétendait. Il fit donc croire qu'il avait reçu la royauté des dieux, et pour le prouver, ajouta qu'il obtiendrait la réalisation de n'importe laquelle de ses prières. Il implora Poséidon de lui offrir un superbe animal qu'il lui sacrifierait. Alors qu'il priait, Poséidon fit surgir des profondeurs et sortir des flots un magnifique taureau blanc (le taureau crétois). Minos obtint ainsi le trône, cependant, il trouvait l'animal si beau qu'il décida de tromper le souverain des mers en mettant le taureau dans son cheptel et d'en sacrifier un autre. Minos obtint assez rapidement le contrôle des mers autour de son île mais Poséidon, irrité qu'il n'ait pas honoré sa parole, rendit le taureau sauvage et fit naître en Pasiphaé, originaire d'Axos, la femme de Minos, une passion pour lui. Devenue folle amoureuse du taureau, Pasiphaé trouva un complice en la personne de Dédale, un architecte qui avait été exilé d'Athènes pour meurtre. Celui-ci construisit une vache de bois qu'il mit sur des roues, en creusa l'intérieur, puis il y ajouta la peau d'une vache qu'il venait de dépecer, et, l'ayant placée dans une prairie où le taureau avait coutume de paître, près de Gortyne, il y fit entrer Pasiphaé. Le taureau arriva et s'accoupla avec elle comme si elle était une véritable vache. Pasiphaé donna ainsi naissance à Astérios, ou Astérion, qu'on appelle le Minotaure : il avait la tête d'un taureau et le reste du corps d'un homme. » (Wikipedia)
Cela donne la scène représentée ci-dessus, qui pourrait être comme une parodie de celle du sceau sumérien plus haut. Mais Pasiphaé est néanmoins la fille du dieu-soleil Hélios et de la nymphe de la mer Persé/Perséis (une des trois mille Océanides, fille d'Océan et de Téthys). Son amour pour le taureau blanc n’est d’ailleurs pas le seul élément animal dans l’histoire. « Jalouse des infidélités répétées de son mari, elle lui jette un sort, le condamnant à éjaculer des bêtes venimeuses s'il couche avec d'autres femmes, provoquant ainsi leur mort. » Sans doute le type de bêtes venimeuses symboliques des dangers opposés au soleil, pendant son voyage souterrain. C’est une génération génétiquement maudite… Le dieu dégénéré qu’est le minotaure réclame d'ailleurs le sacrifice annuel (selon Virgile) de sept garçons et de sept filles. Même si les Crétois ne voulaient plus de dieux animaux demandant des sacrifices humains ( ?), pour le culte, il en allait autrement. Le culte est nécessaire pour faire tourner le monde pour faire se lever le soleil. Les exigences des rites et des sacrifices sont implacables, comme le souligne Confucius. Le sang versé sera celui de veaux et de taureaux (animaux).


Que penser de ce sceau retrouvé Mohenjodaro (Harappa) ? A quel stade de l’Histoire du Taureau/Soleil sommes-nous ? Certains ont reconnu un petit tabouret avec une tête humaine dessus, ce qui pourrait suggérer, que la scène représente un sacrifice humain. Pourrait-il alors s’agir d’un culte de type « minotaure » qui réclame des sacrifices humains tous les ans (ou tous les neuf ans), pour perpétuer les cycles ?

On voit une Femme à cornes (avec un disque solaire au centre ?) devant/dans un arbre à deux branches (hiéroglyphe Ka), un homme à masque/tête de taureau à genou devant Elle, derrière lui un Taureau (une étoile sur sa tête indique qu’il s’agit d’un dieu). Si ce n’est pas un sacrifice humain dans le cadre d’un rite de fertilité, est-ce que cela pourrait représenter la mort d’un roi (le représentant terrestre du Taureau/dieu-soleil), sur le point de passer par le portique du sycomore turquoise ? Devant, ce que l’on croit être sept dieux/déesses (planètes ?).


Ci-dessus, un homme-taureau/minotaure est représenté sur un sceau (British Museum) retrouvé en Iraq et qui daterait de 2750 av. J.C. maîtrisant deux animaux sauvages et côtoyé d’un autre homme-héros maîtrisant deux bêtes à cornes.


Le sceau ci-dessus représentant un homme qui maîtrise deux tigres avait été retrouvé à Mohenjodaro.




Egalement découverte à Mohenjodaro en 1931, une tablette représentant une barque, avec un portique ( ?) et deux oiseaux. Le portique est-il délimité par deux palmiers ? Deux doubles haches (labrys) ? Pourrait-il s’agir d’une barque de type barque solaire de l’Histoire du Taureau/Soleil avec notre couple d’oiseaux ?

C’est de la pure spéculation, mais les ressemblances sont frappantes. Revenons à nos makaras/capricornes, et à une explication de Charles-François Dupuis.
« Nous trouvons, dans notre nouvelle hypothèse, un second avantage, celui de pouvoir expliquer, pourquoi dans toutes les Sphères anciennes le Capricorne est représenté par un poisson, ou uni à un poisson, ou terminé par un poisson. Ce Capricorne, demi-poisson, annonçait le débordement du Nil qui commençait sous ce signe. La réunion du corps du Capricorne, à celui du Poisson, n’est que des siècles postérieurs, et nous vient des Calendriers sacrés, ou des Calendriers des Génies, dans lesquels ces réunions monstrueuses étaient familières; mais dans le Calendrier rural ou primitif, on peignit un double symbole, un Capricorne et un Poisson. C’est sous cette forme, qu’on le trouve dans un Planisphère indien, imprimé dans les Transactions Philosophiques de 1772, Planisphère qui paraît remonter à la plus haute antiquité. L’idée du débordement, si intéressant pour le peuple Egyptien, et conséquemment celle du Poisson symbolique semble même avoir fait oublier le Capricorne, ou l’emblème solsticial ; de manière que les Indiens, en recevant cette Astronomie, ont conservé la dénomination de Poisson à l’astérisme du Capricorne; ils l’appellent Macaram, nom d’une espèce de poisson. Le Gentil croit apercevoir ici une différence entre le Zodiaque Indien et l’Egyptien. Je n’ai, dit-il , remarqué de différence bien réelle entre leur Zodiaque et celui des Egyptiens, que dans le Capricorne, que les Brames n’ont point. Le mot Macaram de la langue Brame, qui répond au Capricorne, signifie poisson; et effectivement, Le Gentil, en nous donnant les noms de douze signes, dans la langue des Brames, traduit Macaram par espèce de poisson; mais dans le Zodiaque Indien, l’on trouve le Capricorne, aussi bien que le Poisson. Cette différence n’est donc qu’apparente; et, comme nous avons retenu le nom du Capricorne, et oublié le Poisson, les Brames ont retenu le nom du Poisson, et oublié le Capricorne, quoi que ces deux emblèmes eussent été inséparablement unis dans l’origine, et placés dans la division où nos Sphères peignent le Capricorne amphibie. »[3]
« Ainsi l’union du Poisson au Capricorne n’a rien de bizarre. Elle a dû être, conséquemment à nos principes, et à l’origine primordiale, que nous supposons à la Sphère. Pendant le second mois ou lorsque le Soleil parcourt le signe, qui suit immédiatement le signe solsticial, l'inondation augmente et arrive à son plus haut degré d’intumescence. Le débordement du Nil fut représenté dans les Cieux, par un Génie à figure humaine, tel qu’on peignait les Dieux des fleuves, appuyé sur une urne, d’où sort un fleuve, et qui était censé faire sortir le fleuve de son lit. »[4]
Le makara, au même titre que le capricorne, était ainsi associé au débordement des fleuves, commençant sous le signe du makara, et aboutissant sous le signe du verseau. Se pourrait-il que Gaja-Lakṣmī, la Femme, et ses deux (pourquoi deux ?) éléphants[5], aient un quelconque lien avec des makaras ? Une abondance d’eau, qui crée les conditions pour la prospérité, et qui l'annonce ?



***


[1] mṛga [mṛ-ga_1] m. recherche, investigation; chasse | gibier, animal sauvage paisible; opp. vyāla (fauve); opp. paśu, (animal domestique) | not. antilope, gazelle, daim | astr. la constellation [nakṣatra] d'Orion; cf. mṛgaśiras — f. mṛgī animal sauvage femelle | myth. np. de Mṛgī, fille de Kaśyapa et Krodhavaśā; elle engendra la race des antilopes — f. cf. mṛgā — v. [11] pr. md. (mṛgayate) v. [11] pr. (mṛgayati) ps. (mṛgyate) inf. (mṛgayitum) chercher, chasser, pourchasser | poursuivre, viser à <acc.> | demander, exiger (de <abl. g.>) | explorer.

[2] L’oryx (antilope) représente Seth, l'assassin d'Osiris, père d'Horus.

[3] Origine de tous les cultes ou Religion universelle par Charles-François Dupuis, p. 331-332

[4] Origine de tous les cultes ou Religion universelle par Charles-François Dupuis, p. 332

[5] « Il y a quelques animaux qui ne se trouvent pas dans nos sphères, tels que l’Éléphant, le Singe. Il y a beaucoup d’apparence qu’ils étaient dans la sphère orientale et qu’ils devaient correspondre aux natchtrons sous lesquels ils sont ici placés. Suivant le père Souciet, l’Éléphant et d’autres symboles astronomiques font partie des constellations orientales [15], comme nous l’avons nous-mêmes déjà observé dans notre grand ouvrage [16]. »

« On remarque aussi la forme d’un corps d’éléphant sous le troisième décan du Taureau et au premier du Cancer, dans la Sphère indienne [20], ce qui prouve évidemment que ces figures appartenaient aux Sphères orientales. » Source

mercredi 12 mars 2014

La religion d'un bon gestionnaire



Le Manimékhalaï est riche en informations sur le sud de l’Inde et l’état du bouddhisme entre le 3ème et le 6ème siècle (sans exclure la possibilité d'une composition postérieure). Les diverses sectes que l’on rencontre dans ce conte ont chacune leurs propres caractéristiques, mais tous les membres des divers sectes sont aussi les sujets de leurs royaumes respectifs. Quelques soient les croyances spécifiques de leur secte, ils partagent la même croyance que les dieux sont les gestionnaires de leur territoire. En fait, les croyances spécifiques des sectes concernent surtout le discours et les méthodes se rapportant à la libération (mokṣa). Pour le reste, ils semblent plus ou moins d’accord sur les pouvoirs des dieux, des planètes, des divers génies et nymphes et sur l’importance de les honorer. Les rois sont les représentants locaux d’Indra, et ils se rapportent par rapport à leur roi, comme les autres dieux et êtres surnaturels par rapport à Indra.

Il y a donc comme un culte officiel auquel participe tout le monde, quel que soit la secte à laquelle on appartient. Le Manimékhalaï fait l’apologie du bouddhisme, mais montre que ces héros et héroïnes participent en même temps au culte officiel local. Le culte local s’inscrit dans la mythologie du territoire. Le territoire dans notre contre est le Continent du Jambousier (Continent du Bois de Rose, Jambudvīpa) dont l’Inde est le centre. Champou ou Champapati (Pārvatī) est la déesse de la Terre et la protectrice de tout le continent et Manimékhala est la déesse de l’Océan. Amaravati est considéré être la capitale d’Indra. Les capitales des trois royaumes (Chéra, Pandya et Chola) ont chacune une déesse protectrice qui protège la ville et qui la rend prospère. Il y a Champapati à Puhār (Chola), Madurapati à Madurai (Pandya) et à Kannaki/Kannagi à Vanji (Chéra). Dans leurs temples respectifs, ces déesses ont des statues qui les représentent iconiquement. Elles parlent et donnent conseil à l’héroïne. Kannaki/Kannagi et son mari Kovalan, avaient acquis le statut des dieux de Vanji, mais la déesse explique à Manimékhalaï, que lorsqu’ils auront épuisé leur crédit, qu’il faudrait payer pour leurs mauvaises actions. Elle lui apprend en outre qu’Indra aurait construit sept monastères (vihāra) bouddhistes dans la ville (engloutie) de Puhār en l’honneur du Bouddha.[1]

Tous les lieux, montagnes, collines, fleuves etc. ont d’ailleurs leur dieu protecteur. Souvent une déesse dans le sud. A certains endroits des piédestaux du Bouddha ont été édifié, qui les représentent aniconiquement. Le Bouddha ne parle pas et ne donne pas conseil à l’héroïne. Mais ces lieux sont gardés par des déesses, qui elles sont accessibles.
« Il nous suffira de savoir qu’après avoir fait de la matière une cause première, un Dieu, on a divinisé la terre, ses parties principales, les montagnes, les mers, les fleuves, les fontaines. On a fait des quatre éléments des génies présidant aux quatre saisons ; on a été jusqu’à les faire présider à tels signes du zodiaque, à telles constellations. On ne s’en est pas tenu là : on a affecté au feu le principe du chaud, à l’air celui du froid, à l’eau celui de l’humide, et à la terre celui du sec. On a personnifié ces quatre principes, et on a imaginé qu’ils dominaient chacun dans des astres, et que ces signes, ces astres, et ces principes, modifiaient et gouvernaient toutes les choses d'ici-bas. Tout cela a fourni ample matière à l’astrologie, et a donné lieu à d'immenses généalogies de dieux, et à de nombreuses fables : c’est tout ce que nous avons besoin d’en savoir. » (Extrait de chapitre 4 de l'Analyse raisonnée de l'origine de tous les cultes, ou Religion universelle par Antoine Louis Claude Destutt de Tracy)
Tous les phénomènes sont ainsi doublés de leurs agents respectifs, qui servent de médiateur. Le monde céleste est ainsi imprimé sur le monde terrestre et le dirige. La terre prend modèle sur le ciel, à commencer par l’idée d’hiérarchie. Les palais royaux prennent modèle sur le palais d’Indra, et l’univers est reproduit en miniature. Le réseau recouvrant la réalité qui a le dieu Indra pour centre est donc véritablement comme le filet d’Indra (indrajala), qui est un synonyme pour la Māyā. Pour commémorer par exemple la venue de tous les dieux dans le terrible cimetièreShudukāttu-Kottam ») de Puhār, « Māyā, l’abile architecte divin, y a construit, avec de l’argile et du stuc, un temple à l’image des demeures des dieux. Au centre est représenté l’axe du monde, le mont Mérou, encerclé des sept chaînes de montagnes et des quatre continents, entouré d’îles au nombre de deux mille. Sur chaque continent sont indiqués les sites les plus remarquables, l’apparence de ses habitants et le style de leurs maisons. »[2] Tous ces dieux et agents ne sont pas des philanthropes et réclament leur dû. Le roi de Chola, en de bons termes avec Indra, avait prié celui-ci de venir tous les ans avec tous les dieux pour un festival de 28 jours. Pendant ce festival, il y arriva que des dieux, des génies etc. « s’étaient dépouillés de leur gloire afin de ressembler à des hommes, » et circulaient librement dans la ville. « On prétendait que, si l’on négligeait l’ordonnance des fêtes, le génie protecteur de la ville entrerait en fureur. »[3] Les génies dans le Manimékhalaï sont présents aux carrefours et aux croisements, leurs représentations gravées dans des piliers. Le culte des dieux, quel que soit son appartenance sectaire, est nécessaire « pour contrecarrer l’influence des planètes néfastes et les intrigues des perfides démons. »[4] C’est d’ailleurs à cause d’avoir manqué à ses obligations que la ville de Puhār fut engloutie par un tsunami.

La religion, la chose publique, est une chose et la libération individuelle (mokṣa) en est une autre. Il y avait une liberté de sectes, mais aussi comme une obligation de religion. Nous sommes évidemment à une période où le bouddhisme a réintégré la ville et que les bhikkhus ne sont plus de véritables mendiants (certains disent même qu’ils seraient devenus des banquiers). Ils participent donc pleinement à la vie en société. Si une secte ne participait pas au culte officiel et si par malheur une catastrophe naturelle s’ensuivrait, on peut être certain que celle-ci leur serait imputée.

Manimékhalaï n’érigerai pas seulement des piédestaux de Bouddha, mais « elle fit aussi construire un temple avec des statues de Tivatilakaï [genie protecteur du piédestal dans l’île Manipallavam ] et de la déesse [de la mer, qui avait sauvé son père, et d’après qui elle avait été nommée] »[5]. Elle accomplit ainsi ses devoirs de « bouddhiste » et du « culte commun ». Elle est un bon sujet.

On pourrait voir les dieux comme des colonisateurs. Ils habitent les cieux mais ont colonisé la terre, où ils ont installé des agents à tous les endroits stratégiques. Si les terriens veulent obtenir des faveurs, ils doivent s’adresser aux dieux ou à leurs agents et représentants, afin de les obtenir. Les « dieux » ont pour fonction de pourvoir à tous les besoins matériels, à tout ce dont on a besoin pour vivre, et de détourner (ou causer…) les catastrophes naturelles, à faire tomber la pluie etc. C’est cela, le premier et véritable sens de religion. Quand le Christ dit « Rendez à César ce qui appartient à César, et à Dieu ce qui appartient à Dieu », la part de « César » correspondrait plutôt à celle de la religion, telle que nous venons d’en parler. La part de Dieu, du Christ serait plutôt celle du salut (mokṣa). Bien public, bien individuel.

Il semblerait donc qu’il ne faut pas confondre dans la tradition bouddhiste ce qui relève de « César » et ce qui relève du salut intime. C’est cette attitude, qui, selon moi, explique la présence de Gaja-Lakṣmī dans les grottes « hīnayāna », le geste de Manimékhalaï de construire un temple de dieux « hindous », l’habitude des bouddhistes d’adresser des prières à Kubera etc. Nous sommes encore dans une société où la « magie antique » joue un rôle important, à défaut de science véritable. On s’adresse tout simplement aux gestionnaires du monde. La magie antique relève de la société et de son organisation. Elle n’a rien à voir avec le salut.

Dans un premier temps, quand les bouddhistes suivirent l’idéal du renonçant, l’objectif était une sortie du monde et l’Extinction. Dans un deuxième temps, sans doute en réaction aux épopées indiennes qui proposèrent un idéal d’engagement, d’accomplissement des devoirs, le bouddhisme a mis en avant l’idéal du bodhisattva également engagé dans le monde. Et pour vraiment être capable d’agir dans le monde, il faut connaître les voies de celui-ci. Il faut avoir les bonnes relations, de bons réseaux, et à défaut d’experts en science, s’entourer de bon spécialistes en magie antique, en religion.

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[1] Daniélou, p. 219

[2] Daniélou, p. 69

[3] Daniélou, p. 26. C’est d’ailleurs un vidyadhāra qui coupera le prince Udhayakumāra en deux avec son épée, à cause d’un qui pro quo, mais cet acte sera néanmoins considéré comme justice. Comment distinguer dans ce monde, où les être surnaturels peuvent prendre la forme de simple mortels, les uns des autres ? Et si les êtres surnaturels n’existaient pas, qui aurait coupé en deux le prince Udhayakumāra de Chola ?

[4] Daniélou, p. 27

[5] Daniélou, p. 255