vendredi 17 janvier 2014

Réflexions pastorales en feuilletant un album d'images



L’opposition ciel-terre existe dans toutes les civilisations, souvent étoffée d’un troisième plan, car quand l’âme des morts ne meurt pas, il passe à un autre plan. Cela fait un univers en trois plans (montagne cosmique ou arbre de vie), les cieux, la terre et le monde souterrain. Les âmes qui ont vécu ont beaucoup d’expérience, beaucoup de connaissances pratiques. Des secrets d’outre-tombe. Ce troisième plan est donc traditionnellement une source de sciences ésotériques. Ce monde est seulement accessible aux morts, et ceux qui y vont n’en reviennent pas. A l’exception de dieux immortels, ou quelquefois de certains mortels, mais qui auront alors un rançon à payer. La trilogie du cosmos se retrouve d'ailleurs dans la trilogie de l'âme.

Hermès chriophore (Louvre)

Hermès, le guide et le messager par excellence, est aussi celui qui conduit les âmes des morts (« psychopompe »)[1]. Pouvant entrer et sortir des mondes souterrains, il est logiquement celui qui connaît les instructions hermétiques[2] qui en sont originaires et est vénéré à ce titre par les hermétistes et les alchimistes sous le nom d'Hermès Trismégiste (« trois fois très grand »), selon les grecs l’équivalent de Thot en Egypte. Et de Vajrapāṇi dans le bouddhisme ésotérique pourrait-on ajouter. Hermès est parfois représenté portant un bélier sur les épaules (« criophore » ou « créophore »)[3]. Sa représentation en porte-bélier semble être lié à un culte sacrificiel pour éliminer la peste. Mais en suivant la méthode de Dupuis, on pourrait aussi interpréter ce bélier comme annonciateur du retour du soleil.
« En comparant ces positions avec les fixes pour le début de l’ère chrétienne (vers 150 ap. J. C.), on retrouve assez exactement les régions du ciel que les assyro-babyloniens appelaient lieux du mystère des mêmes planètes. Il faut sans doute entendre par là que ces lieux avaient une signification magique particulière, apportant quelque révélation sur la nature divine ésotérique des astres en cause. Nous allons montrer qu’en effet, leur disposition répond à un symbolisme et à un plan voulus, liés au mythe solaire universel de l’année, mythe qu’il y avait lieu de tenir comme secret dans une religion astrale ordinairement dominée par la lune. C’était en quelque sorte la partie occulte de l’astrologie officielle. L’exaltation du soleil marquait à peu près l’équinoxe du printemps au —XIIe et —XIe s. Elle correspondait à la région de notre Bélier occupée par cet astre le 1er Nisan moyen, début de l’année religieuse. Cette région se levait héliaquement vers le 15 du même mois, date symbolique de l’équinoxe et milieu du printemps babylonien. Le « mystère du soleil » est donc tout simplement le triomphe mystique du jour sur la nuit et le renouvellement du cycle des mois. Le Bélier chaldéen s’appelait d’ailleurs KU.MAL, agrû, le travailleur en louage, image du dieu soleil qui « se loue » au début de chaque année pour accomplir les travaux de sa charge. » Extrait de Les origines chaldéennes du zodiaque de A. Florisoone.

C’est également Hermès qui sera envoyé chez Hadès par Zeus, pour demander le retour de Perséphone. C’est la version grecque de l’aventure de la déesse Ishtar/Inanna, la faiseuse de rois. Toujours le même mythe solaire. Quand un roi meurt, ou disparaît tel le soleil, c’est son successeur qui sera traité comme le soleil revenant par une prêtresse représentant Ishtar/Inanna. Pour être plus précis, le soleil reste là mais c’est sa puissance qui décline.


Le mariage spirituel est semblable au mariage entre Hermès et Aphrodite (Vénus, Ishtar), pour (re)former « l’herm-aphrodite », un être complet (ciel et terre). Le mot grec « herma » désigne d’ailleurs à l’origine un pilier de pierre rectangulaire ou carrée en tant que symbole phallique, sur lequel on versait de l’huile[4] et qu’on décorait de guirlandes de fleurs. Un genre de lingam. Voir ausi le phénomène Fascinus.


Le thème de Hermès porte-bélier a d’ailleurs été repris par le christianisme, où le Christ, autre envoyé/ange (christos angelos) et guide, est représenté comme le bon pasteur, venu chercher la brebis égarée dans les ténèbres et l’emportant avec lui dans son royaume de lumière. Mais là aussi, on pourrait y voir également un envoyé porte-bélier pour annoncer le retour de la lumière. 

A cause de la précession des équinoxes, le point vernale "se déplaça, à reculons, dans le Bélier vers l'an 2000 av. J.-C., marquant la fin de l'ère astrologique du Taureau » (4300 à 2000 av. J.C.). On entre alors dans l’ère du bélier (2000 à la naissance du Christ)." L’ère chrétienne correspond à l’ère des poissons. Le retour de la puissance du soleil peut ainsi être associé à différents signes au cours des siècles.

Le porte-veau (moschophore)

Se pourrait-il qu’il existe un lien entre les animaux sacrifiés et le signe astrologique correspondant au retour de la puissance du soleil, comme pour lui donner par voie de sacrifice la puissance qu’il lui fait défaut ? En Egypte, il existait le culte du taureau Apis. Apis est symbole de fertilité, de puissance sexuelle et de force physique.[5] L’Exode (Ex. 32) raconte comment le peuple hébreu, en l’absence de Moïse, construit un veau d’or, comme celui qui faisait l’objet du culte d’Apis en Egypte. Mais à son retour Moïse leur apportera une religion monothéiste, remplaçant le culte ancien. On lit quelquefois qu’il y aurait une évolution des religions, qui passent par des stades différents : animisme -> polythéisme -> monothéisme. Le plus souvent, quand les dieux ne sont pas trop jaloux, les formes anciennes ne seront pas simplement éradiquées mais intégrées et adaptées, en d’autres termes « domptées ». Ainsi, les nouveaux icônes peuvent reprendre des attributs des anciens. Les différentes formes peuvent aussi co-exister.

Gopala Krishna, le dieu moniste se tient devant la vache

On trouve une tendance monothéisante/moniste dans les cultes de Śiva, de Krishna et dans le bouddhisme ésotérique, peut-être au contact avec d’autres religions monothéistes ou parce que le monisme s’inscrit dans un processus naturel ? Un conseil de dieux (polythéisme) peut par exemple décider d’envoyer un envoyé/ange/avatar pour enseigner une nouvelle doctrine (syncrétique, moniste) qui rassemblera les hommes autour d’un seul médiateur. Ce médiateur devient alors le centre du nouveau culte et portera les attributs de cultes anciens, pour que tous puissent s’y rallier.

Dattatreya

Dans cette optique, la figure de Dattatreya est peut-être une tentative de fédération. Il ne s’agit pas du Dattatreya que l’on rencontre dans le Mahābhārata et le Rāmāyaṇa, mais celui qui a fait son apparition vers la fin du premier millénaire, et qui fut considéré comme un avatar de la trinité hindoue (trimūrti[6]). Son message, que l’on retrouverait entre autres dans l’Avadhūta Gīta, est plutôt universel et moniste. Il peut être représenté avec les trois têtes du trimūrti (dont il est l’avatar simultané), se tenant debout devant la vache Kāmadhenu « qui comble tous les désirs »[7], accompagné de quatre chiens de différentes couleurs, qui représentent soit les quatre védas ou les quatre castes/varṇa, montrant ainsi qu’il dépasse les castes ou qu’il est akula, tout en portant de ses six mains les attributs des trois religions hindoues. Il est alors considéré comme un maître primordial (adiguru) passe-partout.

Les neuf nāth 

Et c’est à ce titre qu’on le retrouve à la tête de la tradition nāth (nāth sampradāya), notamment dans le groupe de neuf premiers maîtres (navnāth). Matsyendranāth, l’adiguru des nāths est considéré comme un avatar de Dattatreya. Dans cette configuration, Matsyendranāth est représenté debout devant la vache Kāmadhenu, un trident dans la main. Je ne sais pas si c’est un hasard, ou une maladresse de l’artiste mais sur plusieurs représentations, la vache semble léviter/voler, ce qui a pour effet que l’adiguru parait la porter sur les épaules à la façon d’un porte-veau (moschophore). Une image vaut plus que mille mots et les images parlent leur propre langage et ont leur propre filiation artistique. Ces représentations ne sont sans doute pas antérieures à Goraknāth, le fondateur de la tradition nāth.
« Je m’inspire ici de David White qui, s’appuyant sur tout un ensemble d’éléments, notamment les citations dans les œuvres littéraires datées, conclut que « le Gorakh-nāth historique, appartient au nord-ouest de l’Inde et vécut vers la fin du XIIe ou au début du XIIIe siècle[8].
Tāranātha[9] (1575-1634), détenteur des lignées Jonang et Shangpa, a écrit une histoire de la transmission des tantras[10]. Dans cette oeuvre, la septième lignée d’instruction du bouddhisme ésotérique, descendant des 59 (sic) Mahāsiddha indiens, concerne la transmission de diverses traditions (S. amnāya T. man ngag), parmi lequelles figurent celles du Mahāsiddha Gorakṣa. Tāranātha écrit à ce sujet :

“Les douze branches (S. nikāya = bārah panth ?) de yogis[11] racontent que Mīnapa/Matsyendra suivait Maheśvara (Śiva) et qu’il atteint les pouvoirs mystiques (siddhi) ordinaires. Gorakṣa reçut de lui les instructions sur les énergies (S. praṇa), les metta en pratique suite à quoi la gnose de la Mahāmudrā naquit naturellement en lui.”[12]

Tāranātha, qui ne cite malheureusement pas ses sources, ajoute que plusieurs histoires du même genre circulent mais qu’elles sont sans fondement. Pour Tāranātha, qui avait sa propre liste de mahāsiddhas, parmi lesquels ne figurait pas non plus Tilopa, ces maîtres étaient des Nāths et ils pratiquaient des sādhana shivaïstes ou śakta hors d’un contexte bouddhiste et par conséquent la plus haute réalisation du bouddhisme tantrique, étant des non-bouddhistes, ne leur était pas accessible pour cette raison même...[13]

Mais si la thèse de White est vraie, Gorakṣanātha, le véritable fondateur des nāth avait vécu au XIIème XIIIème siècle, tandis qu’on fait remonter les transmissions des mahāsiddhas aux Xème siècle ou avant. La littérature hagiographique des mahāsiddhas est véritablement apparue au Tibet à partir du XXII-XIIIème siècle. Il en va de même pour les « pratiques psychopompes » plus élaborées. Le mot psychopompe est emprunté au grec et signifie « celui qui conduit les âmes des morts aux Enfers ». Mais il est composé de « l'âme » (ou principe conscient si on est plus pudique) et de « celui qui conduit ». La mort est alors un détail… Rappelons que quelque soit la définition d’anatta, ce terme ne désigne pas la survivance d’une âme au corps. 

Et que penser du caducée d'Hermès et du trident (triśūla) shivaïste ? Ou de la flûte de Pan d'Hermès et la flûte de Krishna, initialement à sept trous qui semblent représenter les sept planètes. Des hasards heureux ?

***

Pape chriophore

[1] « Hermès, associé aux Enfers, accompagnera les Ombres des mortels jusqu'au Styx, que Charon leur fera traverser. Il prendra alors le nom de Psychopompos, le conducteur des âmes. Il aidera Héraclès quand celui-ci cherchera Cerbère. Zeus l'enverra chez Hadès demander le retour de Perséphone. Hermès raccompagnera Orphée chez Hadès, lorsqu'elle perdra son droit à ramener Eurydicé parmi les vivants. « Source

[2] « Clément d'Alexandrie [vers 150/215) indique qu'il existe quarante-deux livres d'Hermès Trismégiste, dont trente-six contiennent l'ensemble de la philosophie égyptienne et six autres la médecine. » Source Wikipedia

[3] « C'est ainsi qu'à Tanagra, le plus beau des éphèbes, portant une brebis sur ses épaules, courait autour des murailles de la ville les jours de fête d'Hermès, pour rappeler que le dieu lui-même avait, lors d'une peste, détourné le fléau, en portant un bélier à l'entour des murs. » Il joue également un rôle dans le sauvetage de la prêtresse Io transformée en une génisse. Il est donc quelquefois représenté dans des scènes pastorales.

[4] L'huile symbolise le feu, comme dans le baptême par l’eau et le baptême par le feu. C’est la substance utilisée pour l’onction.

[5] Wikipedia

[6] Brahma-Vishnu-Maheshwara

[7] « According to Indologist Madeleine Biardeau, Kamadhenu or Kamaduh is the generic name of the sacred cow, who is regarded as the source of all prosperity in Hinduism.[4] Kamadhenu is regarded as a form of Devi (the Hindu Divine Mother)[7] and is closely related to the fertile Mother Earth (Prithvi), who is often described as a cow in Sanskrit.[4][7] The sacred cow denotes "purity and non-erotic fertility, ... sacrificing and motherly nature, [and] sustenance of human life". » Wikipedia

[8] Itinérance et vie monastique: les ascètes Nāth Yogīs en Inde contemporaine, Véronique Bouillier, p. 7

[9] On peut remarquer qu’il écrit son nom en sanskrit et que son se termine en –nātha (T. mgon po).

[10] bka' babs bdun ldan gyi brgyud pa'i rnam thar ngo mtshar rmad du byung ba rin po che'i khungs lta bu'i gtam

[11] Il s’agit sans doute des 12 yoguis fondateurs des Kāpālika, parmi lesquels figurent Jālandhara/Hāḍipa, lui-même élève de Gorakṣa. Dowman, p. 249

[12] The Seven Instruction Lineages (Paperback) by Jonang Taranatha, traduit par David Templeman, Library of Tibetan Works & Archives, p. 75. Réf. TBRC W22276-2306-7-163. 117. grub chen gau ra+kSha’i man ngag rnams kyi bka’ babs yin te/ de yang sde tshan bcu gnyis kyi dzo gi rnams na re/ mA Ni pas lha dbang phyug chen po la brten te/ thun mong kyi dngos grub thob/ de la gau ra+kShas rlung gi gdams ngag zhus te bsgoms pas/ phyag rgya chen po’i ye shes rang byung du skyes pa yin zhes zer ba sogs khungs med kyi gtam sna tshogs yod kyang*/ re zhig bzhag go/

[13] Masters of Mahāmudrā, Keith Dowman, Suny Press, p. 83

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