dimanche 29 décembre 2013

La filière du figuier



L’arbre de la vie serait-il un figuier ? Nous avions déjà vu l’histoire d’Ishtar/Inanna et l'arbre Huluppu, qu’elle avait planté dans son jardin sacré, et qui fut occupé par des squatteurs.
« J'ai ramassé l'arbre Huluppu dans l'Euphrates,
je l'ai planté dans mon saint jardin, et j'ai attendu,
attendu pour en faire un trône brillant et un bon lit pour moi.
Puis un serpent s'est niché dans ses racines et il n'a pas pu être charmé,
L'oiseau Anzu a placé ses jeunes dans les branches
Et la sombre Lilith, a construit sa maison dans le tronc.
J'ai pleuré.
Combien j'ai pleuré!
Pourtant ils n'ont pas voulu laisser mon arbre
. »
A la fin, l’oiseau Anzu, le serpent et la sombre Lilith seront chassés par Ninshubu (la sœur de Gilgamesh)[1] ou par Gilgamesh dans une autre version.[2]
« Dans le tronc de l'arbre les fils d'Uruk ont taillé un trône brillant pour Inanna,
Dans le tronc de l'arbre, les filles d'Uruk ont taillé un lit douillet pour elle;
Des racines de l'arbre Inanna a taillé un pukku / ellag (anneau, boule ou tambour)
pour son frère,
De la couronne de l'arbre elle a taillé un mikku / ekidma (maillet ou baguette)
pour Enki, le sage père;
Et Ninshubu, était sa compagne fidèle, plus proche qu'une soeur.
»
Deux jeunes filles qui sont comme des sœurs. Un trône, un lit, un anneau et une baguette sont fabriqués avec le bois de l’arbre. Ces sont des attributs d’Ishtar/inanna. Ishtar/Innana est une faiseuse de roi, qui à son tour représente le soleil sur la terre. Dans le Livre des morts égyptien, le ciel que traverse le soleil/le roi « mort » est délimité par un figuier sycomore à l’est et à l’ouest[3]. Ces sycomores de turquoise sont des déesses-arbre. L’un nourrit le roi fatigué, l’autre le protège.

Nathalie Baum donne d’autres informations qui nous intéressent :
« Sur le sarcophage Uppsala 228, le dieu-soleil à corps humain et à tête de veau est assis dans le disque, qui repose entre les cornes de la tête étoilée de la vache du ciel : l’ensemble est encadré du double lion ikr (?) et de deux sycomores. On notera enfin que la vignette du LdM 110 du papyrus de Nakht167 associe les travaux dans le champ des souchets à la navigation vers l’est du défunt qui, comme le soleil, renaît entre deux sycomores. » 
Le roi mort monté au ciel est le « taureau du ciel » qui ira se reposer entre « les cornes de la tête étoilée de la vache du ciel ».


Il semblerait qu’un autre figuier (uḍumbara ou udumbara Ficus racemosa) joue un rôle similiare dans les Vedas (Atharva Veda xix,31). On y apprend que le roi Harischandra de la dynastie Ikshvaku portait une couronne faite d’une branche de l’uḍumbara et que son trône aux lions (simhasana) était fait avec le même bois. Le roi serait monté sur ce trône à genoux en priant les dieux de le monter ensemble avec lui. Une amulette faite avec le bois de cet arbre attirerait la prospérité.

La royauté semble donc jouer avec les éléments du mythe (égyptien/babylonien) du taureau du ciel, le dieu soleil à tête de veau, qui se repose entre les cornes de la tête étoilée de la vache du ciel, encadré de deux lions (que l’on retrouve sur le trône) et de deux figuiers sycomore. Deux figuiers, peut-être un pour le trône, quand le soleil est en puissance, et un pour le lit, quand le soleil « doit se reposer ». C’est alors Inanna/Ishtar/Vénus qui s’occupe de lui et lui rend la puissance nécessaire à sa prochaine manifestation : le roi ou détenteur suivant.


Il est dit que le Bouddha Shakyamouni descendrait de la dynastie Ikshvaku. Il se peut que pour mettre en scène cette appartenance, le sycomore faisait partie du cérémoniel royal de son clan. Dans le bouddhisme tibétain, le Bouddha est d’ailleurs souvent représenté assis sur un trône de lions. Sauf quand il est couché sur son lit, pour passer au nirvāṇa


J’ai déjà écrit un billet sur les similitudes entre des sceaux sumériens et des sceaux retrouvés à Harappa en Inde. On y perçoit une déesse-arbre (figuier sycomore), devant lequel est agenouillé un homme à tête de veau (le futur roi en tant que le dieu soleil qui retourne). Derrière lui se tient le taureau du ciel. La déesse-arbre a une longue tresse et devant la scène il y a sept figures à « tête à rameau fleuri ». La déesse-arbre est peut-être associée (plus tard) à une autre figure qui est celle de la nymphe sylvestre (śālabhañjikā), qui en tapant du pied contre la racine, d’un arbre Sal, fait s’écouler la sève. La déesse-arbre (Vénus) redonne la puissance au roi et fait revenir la prospérité dans le royaume avec le retour du roi/soleil.


Ce n’est pas tout. On retrouve quelques-un de ces éléments théogoniques encore dans les tantras mère secrets (T. ma rgyud) Bön, et notamment dans les passages traduits en anglais par Dan Martin (Mandala Cosmogony: Human Body Good Thought and the Revelation of the Secret). Il existe trois cycles de tantras mère dans le Bön, chacun consistant en un texte-racine et des commentaires. Ils ont été enseignés par Kun tu bzang po à la demande de nombreuses ḍākinī. Ces tantras ont été révélés par le légendaire Corps-humain Bonne-pensée (T. mi lus bsam legs), dont le nom (qui se traduirait Vohu Manah ou Vahman) pointera selon Dan Marin[4] vers une origine Iranienne et le sacre de Corps-humain Bonne-pensée pourrait être d’origine ouighoure (Tourfan[5]).


L’histoire de ce personnage commence avec la naissance de sa mère (« Vénus »). Les Bouddhas créent par leur compassion un océan de turquoise entouré de neuf îles. Cela rappelle évidemment le les neuf montagnes (T. khor yug gi lcags ri dgu) qui entourent le Mont cosmique dans l’Abhidharma. L’eau de l’océan est agitée par le vent et par la mousse qui se forme ainsi apparaît un œuf en crystal. En s’ouvrant, une très belle femme apparaît dotée de toutes les qualités, bZang za ring btsun. Elle ferait d’ailleurs partie des ḍākinī ayant reçu les tantras mère de Kun tu bzang po. Son fils, Corps-humain Bonne-pensée (T. mi lus bsam legs), serait à l’origine de la transmission humaine de ces cycles. Il serait d’ailleurs né par une sorte de conception immaculée, son père céleste étant Ye-gshen Rlung-gi 'Dab-ma-can, qui n’est autre que le Père éternel Bön G.yung-drung Srid-pa'i Mi-po-che. Mais ce qui nous intéresse dans cette histoire est le fait que cette « Vénus », ayant donné naissance à un garçon sans père, le dépose au pied d’un arbre avec des feuilles d’un turquoise vif : le même figuier sycomore de turquoise que celui du Livre de morts égyptien ? Vénus avait la réputation d’être une mauvaise mère, mais les « reines des quatre saisons » le nourrirent de nectar (T. bdud rtsi)[6], ce qui avait pour effet qu’il lui poussa un rameau d’uḍumbara (T. u-du-'bar-ba) sur la tête. Il fut alors considéré comme un avatar et élevé comme tel.

Comme le remarque Dan Martin, la Femme/Mère apparaît avant les éléments. On peut y ajouter que le Père est invisible. Dans une autre version racontée à la page 36, nous apprenons que Corps-humain Bonne-pensée est apparu suite au décès d’un roi. Comme ce roi n’avait pas de successeur, tous ses sujets prièrent les divinités du plérôme (T. shen rab[7]), suite à quoi la Déesse-Mère du devenir est apparue dans le ciel avec sa suite en annonçant l’arrivée d’un prince très bientôt. La reine bZang za ring btsun donna alors naissance à un bouton de fleur uḍumbara, qui fut pris en charge par neuf nourrices (planètes).

Comparez cette version de la vie de Corps-humain Bonne-pensée avec celle du prince autoengendré « Belle Houppe » (T. gtsug phud rigs bzang), qui deviendra Padmasambhava.[8] Le nom du prince indique qu’il est également doté d’un « rameau fleuri » (T. gtsug phud). C’est le Bouddha en personne qui aurait annoncé l'avènement de Padmasambhava, assis entre deux arbres Sal[9]

Tout au long de « l’histoire », telle qu’elle nous est racontée, les vies des rois et des grands maîtres spirituels sont associées avec des éléments cosmogoniques/théogoniques, qui justifient le haut rang dans lequel ils sont tenus. Ce haut rang tient à leur ressemblance avec le grand astre, le soleil, et le cours de celui-ci en douze stations, en douze actes. Et tout comme le soleil revient après chaque hiver, les rois et les grands maîtres (T. khyu mchog) reviennent dans un corps nouveau, après s’être reposés « entre les cornes de la tête étoilée de la vache du ciel » et après s’être abreuvés de l’eau de la vie distribuée par « des déesses-arbres » au service de la Femme/Mère. 


Et l'élixir de Nāgārjuna l'alchimiste aurait-il aussi un lien avec une déesse-arbre figuier distributrice de sève ? 

Sous cette lumière, il est possible que les excavations de l’archéologues Robin Coningham de l'université de Durham dans le Temple Maya Devi à Lumbini, l'endroit où le Bouddha serait né, aient révélé un sanctuaire de "déesse-arbre", l'arbre en question ici étant toujours un figuier... "un ancien bodhigara, ou arbre sanctuaire (arbre de la Bodhi)."
  
***

[1] Hercule, Vajrapāṇi

[2] Source

[3] Le roi mort monte au ciel: «Le taureau du ciel a détourné sa corne et il poursuit de là son chemin vers les lacs de la douât. Ô ce roi! Tu ne tomberas pas sur terre. Ce roi apostrophe les deux sycomores qui se trouvent de ce côté du ciel: «Faites-moi traverser!», et ils le placent de ce côté oriental du ciel» Arbres et arbustes de l'Egypte ancienne, Nathalie Baum, p. 62

[4] Source

[5] « Tout d'abord bouddhiste, avec la présence de communautés manichéenne et nestorienne, la région fut islamisée à l'époque de Tamerlan, à la fin du XIVe siècle. » Wikipedia

[6] Cette épisode fait aussi penser à Skandha le fils de Śiva et de Parvati, qui fut élevé par les sept pléiades ou les neuf planètes.

[7] Martin ajoute comme note 129 Perhaps the instrumental case of T makes better sense here. "All the Shenrabs made prayers to the gods."

[8] Toussaint, p. 55, PKT p. 75

[9] Toussaint p. 63, PKT, p. 87

samedi 28 décembre 2013

Battements d'ailes microcosmiques et orages macrocosmiques


 
Un blog est un endroit, où l’on peut ouvrir mille chantiers en même temps. Tantôt on travaille un peu sur l’un (de façon très incomplète et imparfaite), puis on passe à un autre. On peut établir des liens entre les uns et les autres. Ce sont toujours des travaux en cours. Tout y est provisoire et brouillon. Ce qui a été construit la veille peut être démoli le lendemain. C’est aussi un lieu idéal pour toutes sortes d’expériences. Vous êtes prévenus.

La création est souvent raconté comme un processus de « démembrement » d’un dieu primordial ou unique. Le dieu perd son essence (active) qui se répand dans l’univers et qui l’organise et le forme. Toutes les parties de l’univers où l’essence est répandue forment ensemble le corps du dieu, qui est ainsi l’étendue de ce dieu. La source et le coeur de ce cosmos est évidemment le dieu lui-même. Plus on s’éloigne du centre et plus l’essence se raréfie. Il peut donc y avoir une hiérarchie des parties divines, proportionnellement à l’intensité ou la pureté de l’essence divine.
Ce rapport de forces peut être schématiquement représenté en un organigramme du cosmos, un cosmogramme. Les cosmogrammes les plus connus dans le bouddhisme tibétain sont les cosmogrammes en deux dimensions, appelés maṇḍala, dkyil ‘khor en tibétain. Le mot « dkyil » signifie centre, mais un centre moyeu. On trouve aussi le mot ‘khyil ‘khor qui signifie rotation. La différence entre les deux formes dkyil et ‘khyil est que le premier est actif (moteur) et que le deuxième est passif/réflexif (est mu). ‘khyil ‘khor signifie rotation, c’est-à-dire la rotation des « cercles » en orbite autour d’un moyeu. Comme les planètes tournent autour du soleil par exemple.



Comme la plupart des maṇḍala sont deux-dimensionnels, ils sont des cosmogrammes présentant une vue de dessus du cosmos. Étroits aux centre et larges aux bord, ils représentent en fait des formes coniques ou pyramidales, comme les organigrammes de nos jours. Au centre, on trouve le véritable moteur et plus on s’éloigne du centre la force motrice (puissance de l’essence divine) fait défaut. Tout comme lorsqu’on s’éloigne d’une source de lumière et de chaleur, plus il fera sombre et froid.

Le véritable maṇḍala trois-dimensionnel est donc de type conique ou primordial comme la montagne cosmique, ou comme l’Homme cosmique (lokapuruṣa). Ce qui y est en haut meut ce qui se trouve en dessous, et ce qui se trouve en bas est mu par ce qui se trouve au dessus. Il en va ainsi dans le cosmos avec le soleil, les planètes, les maisons zodiacales, les quatre saisons ou les quatre éléments. Il en va de même dans la société, où chacun a sa place, conformément au cosmos, conformément à la Nature. Et comme Michel Hulin a dit que le véritable sens des upaniṣad est de montrer les correspondances secrètes entre le microcosme et le macrocosme, il en va de même au niveau individuel. Les initiés savent que le corps microcosmique et le corps macrocosmique sont de même nature, Tu es Cela.

Le maṇḍala est alors l’organigramme du cosmos extérieur, intérieur et secret, qui montre ce qui est en haut et ce qui est en bas, ou ce qui devrait l’être le cas échéant. Quand c’est le cas, les choses, le cosmos est en harmonie. Mais l’harmonie n’est pas possible, quand les choses sont sens dessus dessous... A cause des correspondances entres les différents niveaux, un petit déséquilibre par-ci peut causer un grand déséquilibre par-là. Un simple battement d'ailes d'un papillon microcosmique peut déclencher une tornade macrocosmique. P.e. quand les corps célestes sont déréglés, cherchez la cause dans la société ou en vous-mêmes. Réparez les erreurs et les fautes, rétablissez l’ordre et l’harmonie Naturelle. Demandez aux sages comment procéder. Le cosmogramme peut indiquer à quel niveau le cosmos est déréglé et à quoi correspond ce dérèglement au niveau sociétal ou individuel. Il convient alors de rassurer et d’indemniser le dieu offensé, pour restaurer l’ordre et l’harmonie. Quoique puissent proposer d'autre [1] les maṇḍala, ils nous proposent aussi un modèle de monde et de société. 

Article de John Hopkins qui m'a inspiré pour ce billet.

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[1] Voir Mandala Cosmogony: Human Body Good Thought and the Revelation of the Secret ... Par Dan Martin
 "A recent work by Bruce Lincoln[2] has investigated linkages between a certain type of cosmogony common in Indo-European societies and their social orders as well as their preferred systems of classification. These cosmogonies, which are of the ’dismemberment' type, bear certain similarities to the mandala cosmogonies of Tibet, most obviously in the sense that these Tibetan cosmogonies introduce classificatory (or typological) systems that likewise work through a complex system of homologies (correspondences). Still, there are certain interesting differences. Although mandalas can at times be seen to convey a particular kind of 'body politic', the specific bodily metaphors ('the head is the ruler, the warriors arc the arms,' etc.) are absent. This is one of the aspects that would suggest that the mandala and cosmogonies employing them ought to be approached on their own terms, explored within their own contexts, until they yield a sense of their own internal logic. We should not work from the assumption that mandala cosmogonies work in the same way as Lincoln's dismemberment cosmogonies. Rather, if we are to make this conclusion, it should be a result of thorough consideration and reconsideration of mandalas themselves. Insights into mandala cosmogonies might just as well lead us to different frameworks for understanding dismemberment cosmogonies, as the vice versa."
[2] Bruce Lincoln, Death, War, and Sacrifice: Studies in Ideology and Practice (University of Chicago Press, 1991) ?

samedi 21 décembre 2013

Pure conscience

Théoriquement, quand on fait abstraction du perceptible, du sensible et de l’intelligible on aboutit au spirituel, ou à la pure conscience. Selon certains, le pur amour ou la foi nue opérerait alors l’union avec Dieu. Si la pure conscience est possible, elle serait une sorte de récipient neutre capable d’être rempli par les contenus les plus divers. Ou une feuille blanche, dans le sens de vide, sur laquelle on peut tout inscrire. Mais tout ce que l’on puisse dire ou imaginer au sujet de la « pure conscience » sera forcément du domaine du perceptible, du sensible et de l’intelligible. Un récipient est une image, tout comme son contenu, quelque soit leur nature. Il semblerait que la « pure conscience » ne soit « accessible » qu’à travers un raisonnement. Autant dire qu’elle est inaccessible, ce que l’on n’a pas manqué de faire.

Dans la pratique, tout « esprit » se manifeste par un corps. Cette phrase trahit d’ailleurs l’a priori de l’opposition esprit-matière ainsi que de l’antériorité de l’esprit, ce qui pourrait suggérer que l’esprit puisse précéder et donc « exister » avant « le corps ». Ce que nous constatons et tout ce que nous vivons est une union indissociable corps/esprit. Nous pouvons faire quasiment le même raisonnement en remplaçant esprit par vie. La vie se manifeste dans un corps, un ensemble « animé ». De nouveau, cette formule trahit un a priori, dans lequel une force ou une énergie animerait « de la matière ». Une force ou une énergie qui ne serait pas elle-même « de la matière », et une « matière » qui serait inerte sans cette force.

Dans les spéculations métaphysiques, toute énergie qui anime la matière inerte est déclarée être de même nature. Ce serait la même énergie qui se démultiplie et anime tous les corps. Et cette énergie proviendrait de la même source unique. Elle viendrait de cette source et elle retournerait (ultimement) à cette source. Mais on peut faire le même raisonnement avec, par exemple, un mal de tête. Un mal de tête qui vient et qui repart. Quand on souffre de nouveau d’un mal de tête, on pourrait dire que « le » mal de tête est de retour. En réifiant le mal de tête de cette façon, c’est-à-dire en lui attribuant une existence indépendante et une essence qu’il n’a pas au fond, nous pouvons imaginer que « le » mal de tête va et vient. Et dans ce cas, il doit bien aller quelque part. D’ailleurs, d’autres personnes peuvent aussi être visitées par des maux de tête. En fait, il pourrait s’agir du même mal de tête, qui se démultiplie et se manifeste en différentes personnes. L’endroit d’où il vient et où il repart serait alors sa source unique. Elle doit exister quelque part et d’une quelconque façon, car j’ai bien mal à la tête de temps à autre, tout comme d’autres. Ce type de raisonnement est comme celui que tient Molière sur la vertu dormitive de l’opium, mais à l’échelle cosmique.

Selon ce type de raisonnement, tout ce qui est vivant serait dotée d’énergie vitale, comme si celle-ci s’ajoutait à quelque chose. Et comme « l’énergie vitale » de l’un ressemble comme deux gouttes d’eau à celle d’un autre, toute cette énergie vitale forme un océan d’énergie vitale, à la saveur unique. Cela est possible à cause des merveilles du langage.

Nāgārjuna écrit dans le Traité du Milieu[1] :
« Lorsqu'existe l'appropriation se produit l'existence de l'appropriateur. Lorsque l'appropriation n'existe pas, il se libérera et l'existence n'aura pas lieu. »
Ou encore chez Śavaripa, le maître de Maitrīpa, dans son Dohākośanāma Mahāmudropadeśa (T. do ha mdzod brgyad ces bya ba phyag rgya chen po'i man ngag gsal bar ston pa'i gzhung verset n° 6).
« Un propriétaire possède des biens
Mais s’il n'y a jamais eu de propriétaire, que pourrait-il bien posséder ?
Si la conscience (S. citta) existe, il est logique que les choses existent
Mais en l'absence de la conscience qu'est-ce qui percevrait les choses ?
»
Idem pour la création. S’il existe une création, il doit y avoir un créateur, mais si rien n’a été créé, il n’y a ni création, ni créateur.

Ainsi, des agents et des effets peuvent apparaître par le langage et le raisonnement, mais sans avoir d’existence par eux-même, indépendamment de tout. De même par le raisonnement, on peut concevoir par abstraction d’une conscience pure, qui serait le récipient, ou le témoin, de toute expérience perceptive, sensible et intelligible. Mais pour la science il n’y a pas de « conscience » sans « corps » et il n’y a pas d’énergie vitale qui anime (et donc précède) la matière. Nous parlons bien de « vie » et de « conscience », mais ce que recouvrent ces termes est très complexe.

Cela ne veut pas dire que tout ce qui est relatif à l’esprit et à la pure conscience etc., c’est-à-dire les objectifs d’une vie « spirituelle », devrait être écarté. Seulement, concevoir une pure conscience, c’est-à-dire une conscience qui existe par elle-même, indépendamment d’autre chose, semble donner lieu à des constructions métaphysiques qui n’ont pas de fondement. « La conscience », si l’on veut partir de cet a priori, est uniquement « là » en sa forme « impure », c’est-à-dire mêlée à « de la matière », « incarnée » dans des individus qui font eux-même partie d’une société, et qui communiquent les uns avec les autres, grâce à « la conscience » et « le langage ». Mais la conscience et le langage peuvent-ils exister sans cette société d’individus, et sans le support du corps ? à l’état pur ? C’est peu probable.

A quoi conduit l’idée d’une pure conscience, car cela ne s’arrête pas là ? Elle est personnifiée. On lui attribue une volonté qui précède la création, l’organisation du chaos, l’animation de la matière. Bref, cela conduit à la cosmogonie et la théogonie, qui sont à l’origine de nombreuses religions. Quelque soit la réalité cosmogonique ou théogonique, la conscience n’est pas « pure », c’est-à-dire autonome et vide de contenu perceptible, sensible et intelligible. Elle est « incarnée » et au centre notre monde. Mais imaginer la conscience à l’abri du perceptible, du sensible et de l’intelligible permet de rendre le monde plus supportable et empêche d’en être prisonnier. Alternativement, on peut tout simplement imaginer que nous ne sommes pas le perceptible, le sensible et l’intelligible, et cela aussi peut être un refuge[2]. Ce qui ne veut pas dire que nous sommes autres que le perceptible, le sensible et l’intelligible. Car nous sommes aussi cela. Mais cette deuxième perspective, à la fois réelle et imaginée, crée un peu d’espace. Toutes sortes de spéculations sont possibles au sujet de cette espace, mais elles ne changent rien à sa nature. Tout comme pour l’exemple du mal de tête ci-dessus, nous pouvons imaginer que nous entrons et sortons d’une même espace qui perdure, et comme il est toujours agréable d’entrer dans cette espace, nous pourrions la qualifier d’heureuse et identique à elle-même. Peut-être, mais qu’importe ? Ne pas la définir nous fait l’économie des explications cosmogoniques et théogoniques. Cette alternative est la perspective de la vacuité.

Pouvons-nous réellement nous débarrasser du perceptible, du sensible et de l’intelligible et ainsi accéder à la conscience pure, même « incarnée », ou imaginons-nous cela ? De toute façon, cela nous permet d’avoir une autre expérience consciente, dans laquelle le perceptible, le sensible et l’intelligible sont toujours là, mais avec un certain sens de liberté en plus.

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[1] Traduction George Driessens, Éditions du Seuil, p. 248, MMK 26.7)

[2] « Il y a, ô moines, un non-né, un non-devenu, un non-fabriqué, un non-produit. Si, ô moines, ce non-né, ce non-devenu, ce non-fabriqué, ce non-produit n'existait pas, il n'y aurait pas d'issue pour le né, le devenu, le fabriqué, le produit. Mais, ô moines, parce qu'il y a un non-né, un non-devenu, un non-fabriqué, un non-produit, il y a aussi une issue pour le né, le devenu, le fabriqué, le produit. » Udâna 8.1-4

vendredi 13 décembre 2013

Mysticisme actif, les pieds sur terre



Bréhier écrit que pour Bergson, s’il y avait une force divine, elle n’agissait pas du dehors.
« [C]omme si, selon l'image de Platon, les hommes étaient des marionnettes manœuvrées par les dieux, c'est du dedans, chez les individus privilégiés qui, plongeant au plus profond d'eux-mêmes, ont retrouvé la source éternelle de toute réalité, ce Deus interior intima meo, dont parle saint Augustin et après lui Descartes. L'expérience mystique, expérience exceptionnelle, plus profonde que toute intuition humaine, nécessitant une sorte de condescendance divine, voilà la force qui est à l'œuvre dans l'histoire; disons mieux, l'expérience mystique, telle qu'on la trouve dans le christianisme ; il existe sans doute un mysticisme païen que M. Bergson avait autrefois admiré chez Plotin ; mais ce mysticisme est infécond, parce qu'il est inactif : le mystique païen fondu dans l'unité divine ne trouve dans les tâches humaines que déchéance et occasion de dégoût. Bien autre est le saint chrétien qui, remontant des abîmes de lumière, en rapporte des forces qui répandent autour de lui la charité et qui donnent aux tâches quotidiennes un sens profond et une direction nouvelle. Comme M. Bergson n'a jamais fait de l'intuition une simple contemplation, mais l'a toujours liée à l'action, il voit dans le mysticisme véritable, chez le saint, chez le héros, une source efficace de rénovation. »[1]
Le passage de l’impur au pur (plérôme) ne suffit pas pour ce que Bergson et Delacroix appelaient un « grand mystique ». Cette ascension doit être suivie d’une re-descente et d’un investissement dans le monde. Pour Bergson, peut-être à cause des théories sur le « culte du néant », les religions de l’Inde ne connaissaient pas cette forme la plus haute du mysticisme. Mais l’Inde connaît bien les exemples du bodhisattva et du libéré-vivant (jīvan-mukti), qui sont sans doute apparus avec la montée des doctrines de la non-dualité, où les couples de contraires sont transcendés ou englobés par une dimension plus grande qui les contient. Ainsi, les doctrines de la prajñāpāramitā, le madhyamaka, le trika shivaïste, la mahāmudrā, la pensée éveillée (bodhicitta).

Le libéré-vivant peut alors « monter » dans les mondes purs et « descendre » dans les mondes impurs à volonté. Même dans le bouddhisme ancien, les mondes purs et impurs sont à la fois des lieux (S. sthāna T. gnas) du triple univers et des états spirituels (bhūmi), c’est-à-dire les échelons de l’esprit qui se débarasse progressivement de l’impur, de la matière. Avec l’essor du yoga et des tantras, il n’y a plus de différence essentielle entre l’univers et le corps humain, entre l’Homme cosmique et l’âme individuelle. Dans le passé, c’étaient les sacrifices rituels ou les bonnes œuvres faites au cours d’une vie qui permettaient de monter de quelques échelons la vie d’après. Mais désormais la contemplation, le yoga, et les méthodes des tantras permettent de faire l’ascension (et la re-descente) en une seule vie, en une seule méditation. Les rituels tantriques (sādhana) consistent en (au moins) deux phases qui représentent la « descente et l’ascension », expansion et contraction (saṅkosa et vikāsa), kyérim et dzorim (T. bskyed rim, rdzogs rim).

Dans le trika (Bhairava), la mahāmudrā et le dzogchen radical, ces deux phases sont englobés dans un « Un » à la fois transcendant et immanent. Que l’esprit repose en lui-même ou qu’il se déploie, « s’incarne », s’investit, il n’est jamais dissocié de « l’Un » quelque soit l’échelon où il se trouve. Qu’il soit dans les lieux purs du plérôme (la Base) ou dans les lieux impurs, qui en sont les reflets. Les reflets et la Base sont indissociables dans l’Un, le Coeur, connu sous différents noms.

Si les reflets, aussi impurs qu’ils paraissent, sont dores et déjà indissociables de la Base et de « l’Un », à quoi bon les transformer d’abord en symboles purs ? A quoi bon, transformer par la pensée le monde impur en un monde pur, les êtres en divinités, les paroles en mantras et les pensées en sagesse, puisqu’ils sont déjà les reflets, les images de ce qu’ils reflètent. Ou bien, en s’imaginant soi-même comme un Bouddha cosmique (avec ses attributs) contenant tout l’univers ou uni à la Nature, à quoi bon transformer les actes en le nirmāṇakāya, les paroles en sambhogakaya et les pensées en dharmakāya ? Que pourrait changer le fait de re-présenter en se l’imaginant ce qui est déjà le cas ? Si l’on dit que c’est pour prendre conscience de ce dont on n’a pas encore conscience, ce n’est pas en imaginant ou en reconstituant ici bas un plérôme à l’identique, que l’on aurait accès à l’authentique plutôt qu’à sa copie.

« [Le Bouddha n'est pas extérieur]

C'est seulement dans l'imagination que l'on a inventé la légende des douze actes du Bouddha, dans l'espoir que l'imitation de ceux-ci conduise à la délivrance. Pour donner un exemple, les gens non-instruits ne voient pas le palais céleste de Śakra. Alors ils s'en font un modèle qui n'est pas une reproduction conforme . De la même façon, ne voyant pas que le bouddha est intérieur, [les gens non-instruits imaginent que le bouddha est :]

།གང་ཞིག་གང་ལ་གནས་པ་ནི།
Quelqu'un quelque part

[L’Éveillé] est présent au sein de l’identité de la conscience individuelle (S. svacitta) [298], on ne peut pas le voir correctement sous une forme matérielle. Tout comme on ne voit pas [sa propre ombre] dans l'obscurité. Mais en présence du soleil, de la lune ou d'une lampe, [l'ombre] devient visible. De la même façon, on ne voit pas l'élément spirituel (S. dharmadhātu) qui est du domaine de l'inconcevable.

།དེ་ནི་དེ་རུ་མ་མཐོང་བ་སྟེ།
Ce n'est pas comme cela qu'on peut voir [l’Éveillé]

Celui qui le voit est expert en le bien souverain. Ceux qui ne le voient pas, [le cherchent] dans les mots et les définitions des écritures, des traités. »[2]



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[1] Notice sur la vie et les travaux de Henri Bergson par M. Émile Bréhier

[2] Commentaire des Distiques de Saraha par Advayavajra

jeudi 12 décembre 2013

La femme est l'avenir de l'homme



Dans les systèmes dualistes, il y a pour faire court une distinction entre ce qui est pur et ce qui est impur, ce qui est authentique et ce qui ne l’est pas, ce qui est vrai et ce qui ne l’est pas, entre l’invisible et le visible, entre l’esprit et la matière, entre l’actif et le passif. Les religions, toujours dualistes dans leurs méthodes, proposent alors des moyens de purification. La purification, comme son nom l’indique, a pour but de se débarasser graduellement de ce qui est impur, inauthentique, faux, visible, matériel et inerte, et d’accéder ainsi à ce qui est pur, authentique, vrai, invisible, spirituel et actif.

On pourrait ajouter de nombreux autres qualificatifs contraires aux deux listes, p.e. permanent et impermanent, immortel et mortel… Mais, pour faire court, on gardera l’opposition pur-impur dans ce qui suivra. Spatialement, le pur se trouve en haut, comme le ciel, et l’impur en bas. Temporellement, le pur est au commencement, et l’impur arrive par la suite. Le pur est par lui-même, tandis que l’impur est une création. Le pur agit, l’impur patit. Tout ce qui est principe actif est dérivé du pur. La théologie étant depuis toujours une affaire d’hommes, et l’homme créant Dieu à son image, c’est plutôt l’homme qui symbolise le principe actif (pur) qui forme et la femme le principe passif qui est informé et qui engendre (impur). Tant que ce symbolisme et la théologie associée perdure, il y aura des gens pour les prendre au premier degré. Et une théologie n’a pas besoin de poser un Dieu bien défini (bienqu’indéfinissable), si elle admet un principe actif et pur.

On dit que le bouddhisme est une religion athée ou non-théiste, parce qu’elle n’a pas le même type de Dieu que les grandes religions monothéistes. Mais comme le prévoyait Nietzsche[1], le bouddhisme porte beaucoup de marques religieuses. Le Bouddha cosmique est à tous égards semblable à un Homme cosmique (lokapuruṣa), comme le principe actif de l’univers. Symboliquement, ce Bouddha, cet Homme cosmique, ne peut pas être représenté par une femme. Et puisque nous pensons (et décidons) de façon métaphorique selon Lakoff, le choix des images peut avoir des conséquences considérables. Tout le long de l’histoire des religions, nous voyons que les symboles sont banalisés et traités comme les référés vers lesquels ils sont censé pointer. Il en va ainsi pour le symbole Dieu-Nature sous toutes ses formes. Et c’est pour des raisons très « théologiques » que le Bouddha dira :
279 (12)-2S3 (16) (279) « Il est impossible et inconcevable, bhikkhus, qu’une femme puisse être un arahant qui serait un Bouddha parfaitement éveillé...(280)...qu’une femme puisse être le roi cakravartin...(281)...qu’une femme puisse occuper la position de Sakka... (282)... qu’une femme puisse occuper la position de Mara... (283)... qu’une femme puisse occuper la position de Brahma ; cela est impossible. Mais il est possible qu’un homme puisse occuper la position de Brahma ; cela est possible. »[2]
Cela est impossible, car la « Vérité » veut que cela le soit. La Vérité des révélations se situe dans un passé inaccessible. C’est une Vérité qui s’effritera au cours des siècles et des kalpas, avec la dégénération des temps, des gens, des moeurs etc. Il en va de même pour la Vérité (Dhamma) bouddhiste, surtout du fait d’avoir donné aux femmes la possibilité de rentrer dans les ordres, d’avoir rendu possible ce qui était en fait « impossible ».
« Ananda, si les femmes n’avaient pas obtenu (le droit) d’entrer dans la vie sans demeure selon ce Dhamma et cette discipline, la vie sainte aurait duré longtemps, le véritable Dhamma aurait duré mille ans. Mais maintenant que les femmes ont ce droit, la vie sainte ne durera pas longtemps, le véritable Dhamma ne durera que cinq cents ans. » Source
Voir le billet de David Dubois sur la position de la femme au Noble pays (āryadeśa).

***

[1] « Après la mort de Bouddha, l'on montra encore pendant des siècles son ombre dans une caverne, - une ombre énorme et épouvantable. Dieu est mort : mais, à la façon dont sont faits les hommes, il y aura peut-être encore pendant des milliers d'années des cavernes où l'on montrera son ombre. - Et nous - il nous faut encore vaincre son ombre! » (Friedrich Nietzsche, Le Gai Savoir - Luttes nouvelles)

[2] Anguttara Nikaya I 28, Sutta 276, Chapitre XV « Impossible » 279 (12)-2S3 (16) (279) "It is impossible and inconceivable, bhikkhus, that a woman could be an arahant who is a perfectly enlightened Buddha...(280)...that a woman could be a wheel-turning monarch...(281)...that a woman could occupy the position of Sakka... (282)... that a woman could occupy the position of Mara... (283)... that a woman could occupy the position of Brahma; there is no such possibility. But it is possible that a man could occupy the position of Brahma; there is such a possibility." Source

mardi 10 décembre 2013

Cours de tibétain classique par correspondance




Extrait du site Courstibetain

"En 1989, les éditions Marpa (71 Toulon-sur-Arroux) m'avaient demandé d'organiser des cours de tibétain littéraire par correspondance. L'objectif de ces cours était de permettre aux élèves de graduellement devenir capables de lire et de comprendre des textes en tibétain.
Il y a eu quatre cycles de 6 cours. Dans le premier cycle (1-6), on apprend à lire et à écrire les lettres (radicales, suscrites, souscrites, préfixes, suffixes, signes voyelles) de l'alphabet tibétain. Le deuxième cycle (7-12) est une présentation des règles de base de la grammaire tibétaine, notamment la fonction et la forme des différentes particules. Dans le troisième cycle (13-18), on commence à lire et traduire des petits contes tibétain, tout en continuant d'aborder les règles grammaticales relatives aux verbes. Le quatrième et dernier cycle (19-24) est une découverte de divers textes tibétains classiques en tibétain, avec une introduction au texte et sa traduction mot-à-mot. Les extraits présentés viennent de l'opéra Drowa Zangmo ('gro ba bzang mo), de l'épopée de Gésar de Ling, du Dict de Padma (Pad+ma bka' thang), des Maximes de Sakya Pandita (legs par bshad pa rin po che'i gter), d'un chant de Milarepa et du Lam rim chen mo de Tsongkhapa.
D'autres cours de correspondance furent organisés par la suite. Ces quatre cycles (à l'exception du premier), dont vous trouverez les liens ci-dessous, peuvent donc être utilisés librement par ceux qui veulent les utiliser pour apprendre à lire des textes en tibétain. Ils comportent pas mal de petites erreurs et d'imperfections, mais peuvent néanmoins être utiles. Je vous les livre tels quels. Avec le développement de l'Internet et les supports multimédia, il est facile de trouver des cours sur l'apprentissage de l'alphabet tibétain, avec la prononciation des lettres, ce qui n'était pas possible à l'époque. C'est la raison pour laquelle je n'ai pas mis en ligne le premier cycle."
Les cours peuvent être librement téléchargés sur le site Courstibetain.

D'autres publications plus anciennes, et de nouvelles à venir bientôt...

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Lien Wayback Machine vers l'ancien site

lundi 9 décembre 2013

A est A ?



Aristote énonce les trois principes sans lesquels aucune pensée n'est possible:
1. Le principe d'identité : A est A;
2. Le principe du tiers exclu : si deux propositions sont contradictoires, alors l'une est vraie et l'autre fausse;
3. Le principe de non contradiction: on ne peut pas à la fois affirmer deux propositions contradictoires.
Ces trois principes s’appuient sur les thèses de l’être et du non-être de Parménide. C’est la nature propre de l’être qui constitue alors l’identité. Le principe du tiers exclue s’appuie sur l’idée que X est être ou non-être, sans qu’il y ait de troisième possibilité. Et le principe de non contradiction reprend sa thèse que X ne peut pas être à la fois être et non-être.

Héraclite se positionne à l’exact opposé des trois principes. Il rejette la logique des trois principes et s’appuie plutôt sur la nature. Pour Héraclite les choses sont en transformation continue. Le feu devient mer et s’éteint en terre (fragment 82 ou 31). On ne peut pas entrer deux fois dans le même fleuve (fr. 134 ou 91). Le fragment 133 (ou 49a) semble être en désaccord avec les principes du tiers exclu et de non contradiction :
« Nous entrons et nous n’entrons pas dans les mêmes fleuves ; nous sommes et nous ne sommes pas. »[1]
Très tôt (6ème siècle av. J.-C.), une philosophie de l’être et une philosophie de la nature semblent co-exister. En Grèce, mais aussi en Inde. Elles proposent deux « voies de salut » différentes : identification avec l’être (éventuellement en toutes ses diverses manifestations) et dissociation (vimokṣa) à la fois du non-être et de « l’être ». La dernière voie évoluera vers un scepticisme absolu et radical (pyrrhonisme et madhyamaka). Le problème de « l’être » étant qu’il n’est pas tel qu’on peut le dire ou penser. Il ne s’agit donc pas de s’identifier avec un « être » que l’on dit ou pense, et qui ne peut être qu’un reflet de l’être véritable. Et avec une évolution plus tardive, où il ne s’agit plus de se dissocier du non-être, car c’est au fond exactement le même cas de figure que l’identification à l’être, mais en creux. De toute façon, l’identification, étant un acte, est souvent considéré comme un ajout. Il en va de même pour la dissociation. Les deux philosophies et « voies de salut » semblent se rencontrer en des théories de non-dualité. Une non-dualité plutôt tournée vers l’être et une autre tournée vers la nature.

On retrouve ce thème dans Les Transformations silencieuses de François Jullien

***

[1] Marcel Conche, Héraclite, Fragments, p. 455

dimanche 1 décembre 2013

Des jeunes filles à pattes et à plumes



Dans sa descente dans le monde souterrain pour en devenir la maîtresse, la déesse Ishtar (akkadien)/Inanna (sumérien) doit passer sept portes en se séparant d’un de ses attributs à chaque fois. Cette Venus arrive alors nue devant sa sœur Ereshkigal, l’amant de Nergal, le maître des enfers. Inanna est jugée et meurt. Le corps doit alors être ramené aux cieux, mais le breuvage de vie la ramène à la vie. Afin de pouvoir quitter le monde souterrain, il faut qu’elle trouve quelqu’un qui prendra sa place de mort. Avec cette mission elle quitte les enfers accompagnée de démons qui doivent la surveiller et ramener la personne qui la remplacera. Dans la civilisation mésopotamienne, les morts qui entrent dans le monde souterrain (Aralu) sont représentés le corps couvert de plumes.


Le dieu solaire Shamash émerge du monde souterrain sumérien (Kur)
et est salué par quatre grands dieux parmi lesquels figure Inanna.


Dans la mythologie grecque et romaine, Déméter est la déesse du monde souterrain. Mais Hadès s’entiche de la jeune fille (Kórê) Perséphone, appelée Kórê par opposition à Déméter , la mère (ou la sœur ainée), et la ramène dans le monde souterrain. Comme les compagnes de la « Jeune fille » n’avaient pas empêché Hadès de la ravir, Aphrodite les punit en les affublant de pattes et de plume tout en conservant leur visage de jeunes filles.[1] Les pattes et les plumes semblent donc être des attributs associés au monde souterrain.


Les sirènes étaient représentées, chez les Grecs, avec « un corps d’oiseau et une tête de femme, et jamais avec un corps de poisson comme dans les mythes nordiques »[2] Selon la tradition homérique, les sirènes sont des divinités de la mer qui séjournent à l’entrée du détroit de Messine en Sicile. Musiciennes dotées d’un talent exceptionnel, elles séduisaient les navigateurs qui, attirés par les accents magiques de leur chant, de leurs lyres et flûtes perdaient le sens de l’orientation, fracassant leurs bateaux sur les récifs où ils étaient dévorés par ces enchanteresses. Elles sont décrites au chant XII de l’Odyssée comme couchées dans l’herbe au bord du rivage entourées par les « amas d’ossements et les chairs desséchées des hommes qu’elles ont fait périr ». Euripide évoque dans Hélène[3] le caractère funéraire des sirènes ce que confirment les représentations de sirènes sur des stèles funéraires (voir exemple ci-dessus).

De la Jeune fille Inanna/Ishtar, également affublée de pattes et de plumes, le mythe de Gilgamesh nous raconte l’histoire d’Inanna et l’arbre Huluppu[4] et comment elle le sauve de l’eau (il était planté sur les rives de l'Euphrates) en le plantant dans son jardin sacré à Uruk. Cette histoire parle aussi de la sombre Jeune fille (ki-sikil) aérienne (lil-là) qui vivait dans l’arbre (l'huluppu, assimilé au saule). La Jeune fille deviendra Lilith (notamment dans le Talmud de Babylone). Elle aurait été reprise par la tradition juive aux temps de la captivité de Babylone. Lilith est considéré comme un démon dévorateur et liée à une déesse mère.
« J'ai ramassé l'arbre Huluppu dans l'Euphrates,
je l'ai planté dans mon saint jardin, et j'ai attendu,
attendu pour en faire un trône brillant et un bon lit pour moi.
Puis un serpent s'est niché dans ses racines et il n'a pas pu être charmé,
L'oiseau Anzu / Imdugud a placé ses jeunes dans les branches
Et la sombre Lilith (ou Kisil-Lilake), a construit sa maison dans le tronc.
J'ai pleuré.
Combien j'ai pleuré!
Pourtant ils n'ont pas voulu laisser mon arbre. »


Innana (voir l'étoile de Vénus) et l'arbre cosmique Huluppu avec dans les branches l'oiseau Anzu, 
au milieu Lilith et dans les racines le serpent. 

Avec l’aide de son père Enki, les squatteurs sont chassés, et l’arbre avait pu être utilisé par Inanna. Cette histoire semble suggérer le remplacement d’un culte ancien au serpent, à l'oiseau Anzu/Imdugud (qui tient beaucoup d'un garuda) et à Lilith par un culte d’Inanna/Ishtar. Cultes associés à l’arbre Huluppu (saule) dans son jardin sacré. Lilith et ses compagnons vont ensuite tenter de squatter d’autres arbres mais avec le même succès… Il ne s’agit pas d’un quelconque arbre, mais de l’arbre cosmique, que l’on ne peut pas laisser à des êtres affublés de pattes et de plumes. Il n’est d’ailleurs pas impossible que le culte du Bouddha ait supplanté un culte à une Jeune fille, qui avait à son tour supplanté celui à des êtres plus sombres, plus païens, issus d’un monde souterrain. 



***

MàJ

An Egyptian Contribution to a Late 5th-Century Chinese Coffin 93 + Plate V, by Rosalind E. Bradford

[1] Wikipedia. Cette tradition est rapportée par le scholiaste V à l’Odyssée (XII, 39).

[2] Dictionnaire historique de la langue française, sous la direction d'Alain Rey, réimpression mise à jour en 2006, Le Robert

[3] Source Wikipedia : Euripide, Hélène, 164-179.

[4] Tablette XII du mythe Gilgamesh, Enkidur et le Kur, Innana et l'arbre Huluppu

Virūpa a deux mots à vous dire, 84 en fait...



Les 84 vers de Śrī Virūpa, [DG n° 2283]
(nouvelle version)

En langue indienne : Śrī-virūpa-pada-caturaśīti
En tibétain : dpal bi rU pa'i tshigs rkang brgyad cu rtsa bzhi pa

Hommage aux guides.
Je m’incline continuellement, jour et nuit, aux pieds du Guide suprême.

Cette oeuvre m'est venue spontanément.

Après que ceux destinés à vieillir et mourir aient reçu les instructions,
Ils stabilisent leur pensée en un point
Mais ce qui est à méditer n'a ni méditation, ni maṇḍala, ni mudrā.
Ce n'est pas méditant de la sorte qu'ils se purifieront.

Ni en s’imposant des techniques visionnaires, en accomplissant des actes rituels
Ni en fermant les portes [psychosensorielles].
Ce n'est pas par ces [méthodes] qu'ils connaîtront le Naturel (sct sahaja).
Ceux qui pratiquent le prāṇāyāma
Et jurent par la rétention du souffle (S. kumbhaka T. bum pa can)
Manipulent certainement le Soi.
Ceux qui - dans le maṇḍala au nombril -
S’efforcent à faire flamber la Caṇḍalī (T. gtum mo)
Verrouillent leurs dix portes par des verroux de fer.
Ce n'est pas en méditant un lotus blanc [à mille pétales][1] au sommet de leur tête
Que ces niais (S. mūḍha T. rmongs pa) retrouveront la délivrance originelle (S. adhimokṣa).
Ils méditent la langue collée au palais [en lorgnant] le bout du nez
Et en bloquant le haut et le bas, ils plantent l'arbre [vital] (T. srog shing S. Iṣikā).
Ils font briller la Lumière au fond de leur gorge (T. mgrin pa S. kaṇṭha)
En visualisent continuellement la lune au front.
Ils fixent ainsi l'apex, sans quitter le bout du nez.
D'autres lorgnent plutôt le lotus et le vajra en bas.
Encore d'autres s'attachent une "couronne"[2] et la dressent.
Il y en a qui développent les quatre demeures de Brahma (S. brāhma-vihāra).
Il y en a qui regardent les choses, après les avoir vidés de leurs voiles inhérents.
Certains visualisent des maṇḍala de la taille d'un grain de sésame.
D'autres des corps de bouddha dans le ciel devant eux.
Tous agissent comme des bêtes de somme (T. byol song S. paśu) tout en prétendant connaître le soi et les phénomènes.
Mais toutes ces [actions] laissent leur existence stérile.
Ils s'épuisent dans des actes intellectuels tout en continuant d'agir mal.
Ce n'est pas ainsi qu'ils repéreront la cachette (T. mtshang) du Naturel (sct sahaja).
[132:2:1] Celle-ci ne se trouve ni dans l'espace, ni sous la terre
Ni sur la terre, ni dans les mondes de Brahma (S. brāhmaloka).
Ne t’en remets pas à un petit (T. dman pa) guru.
Ce n'est pas ainsi que tu te débarrasseras du mal.
En passant d'un discours à un autre
On arrive à une vacuité altruiste fabriquée de toute pièce.
Ce n'est pas ainsi que l'on connaîtra les métamorphoses de l'existence.
Mais en restant dans "l'accès à la vacuité altruiste".
Plus besoin alors de poser des questions au sujet de la glorieuse plénitude universelle" (T. dpal ldan bde chen).

Certains fixent le Seigneur (S. īśvara) et son épouse Umā[3]
Et se ligotent eux-mêmes avec le lasso du devenir (T. srid pa'i 'ching).
D'autres ingèrent du sperme, du sang et diverses substances
Et se font cuire (T. 'khol) jusqu'à avoir l'apparence d'un corbeau (S. kāka) ou d'un garuḍa.
Il y en a qui cultivent les trois Instants (T. skad cig S. kṣaṇa) aux trois Emplacements.
D'autres maintiennent une roue de lotus au coeur.
Encore d'autres égrènent des mālā en comptant les Hūṃ et les Phaṭ.
Ce n'est pas ainsi que ces bêtes de somme couperont le courant (T. rgyun).
Toutes les nombreuses consécrations (S. abhiṣeka) qui ont été enseignées
Et que les disciples reçoivent si facilement de leurs maîtres
Sont écrites puis recopiées et expliquées à leurs disciples à eux.
Mais ceux-ci ne verront même pas la moindre parcelle de la consécration (S. abhiṣeka)
D'autres cherchent plutôt la pierre philosophale
Et ne font que ruiner leurs familles.
Même à travers les divinités on s'attelle (T. sbyar) à la misère.
Et pourtant les arbres et la végétation qui poussent dans les forêts,
Ainsi que les feuillages et les fleurs n'ont reçu aucune instruction sur le bonheur.
Aucune des méditations mondaines que l'on fait à des moments propices
Ne conduit à la délivrance suprême (S. paramokṣa).

A quoi cela sert-il d'en dire trop à ce sujet ?
Tout ce qu'on puisse en dire est faux.
Écoute plutôt les Adeptes de la transmission sur le procès fondamental lumineux.
Celui qui trouve la délivrance et le dénouement dans la Lumière
Laisse la pensée se déployer et vaquer, tel un aliéné.
Accède [à la fois] à la production, la subsistance et la destruction [des choses].
Délaisse tous les colliers (S. harṣa) et mudrā.
Et tu verras le Seigneur (S. nātha) tel qu'il est.

Les gens du monde s'appuient sur les discours
Mais ce n'est pas ainsi que la saveur de celui qui est sans discours pénètre leur cœur.
Écoute les Adeptes de la transmission, [132:2] ils vous instruiront.
En laissant derrière soi le triple univers, on trouve le glorieux véhicule universaliste.
Le Seigneur primordial (adhinātha) connaît ni acte positif ni négatif.
Il est présent en tout, plénitude universelle (S.mahāsukha) et vacuité
En enlevant l'agent (T. byed pa), on est soi-même Avalokita.
Sans cesser, ni sans aller ailleurs
Je suis l'authentique Seigneur suprême (S. parameśvara).
Si l'absorption (S. samādhi) est produite à travers une méditation
Le Seigneur primordial (S. adhinātha) ne sera pas vu.
Car une telle pensée ne peut pas pénétrer le cœur.
Étant dépourvue de [réalité] physique, verbale et psychique
Le héros (S. vīra) sans souillure s'évanouit dans l'éther.

Virūpa a composé [cette oeuvre] pour le bien des êtres.
Mais le bien souverain doit être appris auprès d'un Adepte de la transmission.

C'étaient les 84 vers composés par Mahāyogeśvara Śrī Virūpa.
Ils ont été reçus et traduits par Mahāyogeśvara Śrī Vairocanavajra, qui est né à Kosāla au Sud [de l'Inde].

***

[1] Sahasrāra

[2] Voir aussi chant de Tilopa : glad rgyas = mastaka-luṅga (membrane du cerveau)

[3] f. myth. np. d'Umā «Lumière», épith. de Durgā-Pārvatī, épouse de Śiva-Maheśvara.

tshig rkang brgya bcu rtsa bzhi bi rU pas mdzad pa bzhugs
rgya gar skad du/
 Śrī bi rU pa tsa u ra si/
bod skad du/
 dpal bi rU pa'i tshigs rkang brgyad cu rtsa bzhi pa/
bla ma rnams la phyag 'tshal lo/
nyin mtshan rtag tu bla ma mchog gi zhabs la 'dud/
gzhung 'di lhan cig skyes pas 'phros nas byung*/
des ni rga shi rnams la bzhad gang byas/
sems ni mig g.yo brtan par rtse gcig bya/
des na bsam bya bsam gtan dkyil 'khor phyag rgya med/
de rnams bsgoms pas rnam par dag mi 'gyur/
lta stangs mchings dang las rnams byed pa dang*/
sgo rnams dgag par bya ma ma yin no/
des ni lhan cig skyes pa'i lam mi shes/
gang zhig srog dang rtsol ba g.dab pa can dang ni/
bum pa can gyi rlung la bstod byed pa/
des ni bdag nyid nges par slu bar byed/
gang gis lte ba'i dkyil 'khor nyid du ni/
gtum mo sbor bar byed cing nan tan gyis/
sgo bcu la ni sgo ltags 'jug par byed/
gang zhig spyi bor pad+ma dkar po sbgom/
rmongs pa des ni dang po'i thar pa ma rnyed do/
dril can rkan dang sna tser bsam byed dang*/
steng dang 'og dang bsdoms nas shing btsugs dang*/
mgrin pa'i phugs su 'od zer 'bar byed dang*/
dpral bar zla ba rtag tu sgom byed dang*/
nam mkha'i rtse mor mi g.yo'i sna rtser bsgom/
la la 'og du pad+ma rdo rje lta/
la la dbu rgyan 'ching zhing 'degs par byed/
la la tshangs pa'i gnas bzhi sgom par byed/
la la rang grib stong bar byas nas chos la lta/
la la dkyil 'khor til gyi 'bru tsam bsgom/
la la bar snang sku gzugs sgom byed pa'i/
byol song rnams ni rang nyid chos rnams shes par smra/
de rnams kyis ni skye ba 'bras bu med/
blo rnams zad cing sdig pa rnams la spyod/
des ni lhan cig skyes pa'i mtshang yang ma mthong ngo/
[132:2:1] de ni nam mkha' dang ni sa 'og dang*/
sa stengs dang ni tshangs pas'i gnas su'ang med/
dman pa'i slob dpon bsten par ma byed cig/
des ni sdig pa'i las rnams ma spangs par/
kha ni 'gul zhing 'gul zhing re la gnas/
rang gis stong pa snying rje byed par rtsom/
des ni srid pa spo thabs mi shes so/
stong pa snying rje rtogs zhes zer zhing gnas/
dpal ldan bde chen gtam yang mi 'dri'o/
la la dbang phyug u ma re la gnas/
bdag nyid srid pa'i 'ching ba'i zhags pas bcings/
la la khu ba khrag dang snam snang za/
bya rog bya rgod bzhin du bdag nyid 'khol/
la la gnas gsum skad cig gsum du bsgom/
la la snying ga'i pad+ma 'khor lo 'chang*/
la la hūM phaT zer zhing phreng ba 'grang*/
byol song rnams ni 'khrul pa rgyun mi 'chad/
dbang dang dbang bskur mang pos gsungs pa rnams/
bla ma rnams la slob mas len par bde/
de nas brstams shing brstams shing slob ma rnams la 'chad/
dbang bskur gyi ni phyogs kyang ma mthong ng/
la la gser 'gyur rtsi ni lta byed pas/
des mi khyim pa rnams ni dbul por byas/
lha rnams kyis kyang mi bde ba la sbyar/
nags la skyes ba'i rtswa dang shing rnams dang*/
shing lo me tog rnams kyis skyid ma bstan/
dus su bsam gtan 'jig rten pa rnams byed/
des ni mchog gi thar pa mi shes so/
cal col mang pos smras pas ci zhig bya/
ji ltar smras pa de dag thams cad bdzun/
gdams ngag pa rnams gsal po'i gnas lugs nyon/
gang gis gsal por thar pa grol ba rnyed/
sems ni g.yo zhing smnyon pa lta bur thong*/
skye dang gnas dang 'jig pa gsum po rgtogs par gyis/
mgul rgyan dang ni phyag rgya ma lus thong*/
des ni mgon po ji ltar mthong bar 'gyur/
'jig rten pa ni yi ge rnams la gtod/
yi ge med pa ro ni snying la ma chud do/
gdams ngag pa rnams nyon cig des ni [132:2:1] bshad par bya/
khams gsum bor nas dpal ldan theg pa che/
dang po'i mgon po la ni dge dang mi dge med/
ma lus khyab cing bde chen stong pa nyid/
byed pa 'phrog pa rang nyid spyan ras gzigs/
zad pa med cing gzhan du song ba med/
de ni mchog gi dbang phyug dam pa'o/
bsam gtan gyis ni ting 'dzin skyes byas kyang*/
dang po'i mgon po de ni ma mthong ngo/
de lta'i sems ni snying la ma chud do/
de la lus dang ngag dang yid med de/
dpa'o dri med de ni nam mkhar thim/
bir ba pa yi sems can don du byas/
don dam 'di ni gdams ngag pa rnams nyon/
rnal 'byor gyi dbang phyug chen po dpal bi rU pas mdzad pa'i tshigs rkang brgyad cu rtza bzhi pa rdzogs so/
yul lho phyogs ko sA lar sku 'khrungs pa'i rnal 'byor gyi dbang phyug chen po Śrī bai ro tsa na ba dzra'i zhal snga nas rang 'gyur du mdzad nas gsungs pa'o/